Jean-François Caron
Beau diable
Montréal, Leméac, 2022, 102 p., 16,95 $.
Le temps qu’on s’invente
Je vous invite à laisser de côté, séance tenante, toute activité exigeant grande attention et de vous concentrer sur la voix de François, grand conteur devant l’éternel, qui animera sous vos yeux, souvent ébaubis, l’histoire de Beau diable que lui souffle à l’oreille l’écrivain Jean-François Caron. Sixième ouvrage de ce dernier, ce roman est fait d’une suite de contes dans laquelle ils sont enchâssés sous forme de mises en abyme.
François prend place sur la scène improvisée dans la salle à manger du resto Chez Mado où des artistes du verbe s’offrent parfois en spectacle pour le plus grand plaisir des habitués. Ces soirées-là, Vicky, la serveuse et « barlady », avise les clients qu’ils doivent faire provision avant le début du spectacle, sinon ce sera à l’entracte. Puis, elle frappe trois coups sur le zinc imitant en cela la levée de rideau d’un grand théâtre.
Se développe alors une allégorie mettant
en scène François, Vicky sa sauvagine-dessinatrice et sa grande floune (féminin
de flo), mais aussi son ami Jean et son épouse Mireille, la couturière dont on
entendra les ciseaux découpant le tissu, ainsi que Marie, une ancienne amoureuse
qui lui fit une fillette à son insu. Et, puisque nous sommes au pays du conte où
il est permis de jongler avec toutes les réalités et tous les imaginaires jusqu’à
l’orée du fantastique, apparaît le « beau diable » du titre, une fabuleuse
chimère à sept têtes prisonnières d’un des pièges tendus par François en forêt.
Les lieux et le temps sont aussi
des éléments de jonglerie. La cabane, « la bien nommée Trappe à Edmond…
sise au pied de la vieille tour à feu du mont Saint-Louis », est souvent évoquée
comme le camion de Jean et les longs trajets à travers le continent.
La première véritable péripétie est
celle de « beau diable » qui, selon ce que François raconte, finit,
de peine et de misère, par se tirer d’affaire et après que le conteur lui ait donné
une ration de whisky – qu’il redemandera et amènera François à dire : « Je
lui offre l’ivresse, il me rend la magie. » Beau diable, en guise de
remerciements, lui offre trois objets, chacun ayant un pouvoir magique :
un rameau de pin roussi, l’omoplate d’un cerf et le galet du chagrin. Le
carcajou le met en garde : « Mais homme de grand conte, …, conteur de
tour et de vastes histoires, fais bin attention : chacun de ces deux
objets [le rameau et l’omoplate] peut être utilisé une seule fois. »
Ce premier récit est l’occasion pour
l’auteur d’utiliser le texte en retrait et en italiques pour donner libre cours
au discours des personnages inventés et ainsi leur conférer une existence
presque réelle.
Vicky, celle qui « dessine comme
d’autres chassent, attend patiemment la bonne ligne, le bon élan… Si bien que l’être
difforme de son rêve [Beau diable] est devenu un animal magnifique, glorieux,
destin à prendre toute la place sur la page d’un cahier », est au cœur de
la seconde péripétie. Le passage relatant la naissance de cette « sauvageonne
de fille d’un autre » est fait sous le signe de la poésie lyrique dont
J.-F. Caron sait bien jouer. Rappelons-nous la trame de Nos échoueries (La
Peuplade, 2010), ici en laissant la mère de Vicky dire : « tu seras
la plus belle des filles, avec les plus beaux yeux du monde… tu seras Victoire,
et il y aura le monde dans tes yeux noisette, tu seras la plus belle des filles… »
Arrive alors « Jean, c’est
plus qu’un vieux chum là. C’est pas mêlant, ce gars-là est la dernière trace de
tout ce qu’était ma vie d’avant. » C’est Jean qui a appris au conteur la
pêche à la ligne et à la mouche, le respect de la nature en ne gardant que les
prises nécessaires. Aujourd’hui, son « corps a changé, ce visage s’est
usé, la route des États a creusé des roulières sur ce front et autour de cette
bouche, mais Jean bouge encore de la même manière, et quant il parle, il garde
le bon ton. »
Le narrateur-romancier en profite
pour glisser que « le temps dans un conte comme dans un roman, ça existe
pas vraiment, ça s’invente au fur et à mesure. » Cette lapalissade évoque
sans coup férir le mouvement entre la réalité et l’imaginaire avec lesquels l’écrivain
jongle jusqu’à nous mystifier.
Racontant leurs aventures communes,
quand Jean et lui quittèrent l’ennui sécuritaire du fonctionnariat dans lequel
ils s’étaient englués, le narrateur revenant dans sa cabane et Jean étant repêché
« par une compagnie de transport, s’est retrouvé le cul dans la cabine d’un
camion, à voir défiler des miles de paysage, chaque jour, chaque semaine, sur
des routes dont la distance se mesure en heures et en cennes. » J.-F.
Caron sait, d’expérience, ce qu’est ce job de mercenaire du commerce transfrontalier
auquel lui-même s’est adonné, devenant à l’occasion porte-parole médiatique de
ces voyageurs au long cours.
Une autre scène de la vie de Jean
se déroule lorsqu’il reçoit un appel de Marie avec qui il a eu une « histoire
finie à la hâte, quand Marie était partie sans donner de nouvelles. » Vingt
ans plus tard, elle lui apprend qu’elle a eu une fille et que « Jean a été
le père fantôme d’une enfant qu’il ne connaissait pas, de qui il savait rien,
pas même l’existence. » Pour accentuer ce drame, il y a que son épouse Mireille
« n’a jamais enfanté que de la mort en petits bouts de chair immobile. »
Le projecteur narratif du conteur
se tourne maintenant vers Madeleine, la Mado du restaurant dont la « voix chuchotée,
comme chaque fois, se pose dans la feuillée comme des semences d’asclépiades
emportées par le vent. » Mado se joint aux autres voix, suivie de la « grande
floune qui ne viendra jamais ici… Et la vie renaît dans la brunante avec une
voix, celle de ma fille en éclats rieurs… Elle imagine des aventures et des
voyages, m’embarque jusqu’au bout du monde sur ses navires inventés, elle capitaine,
moi moussaillon. »
Cette enfant, devenue adulte,
écrit ses voyages à son conteur de père. « Son écriture mouvante, toujours
emportée, faisait de n’importe quelle anecdote le fantasme le plus improbable.
J’aimais recevoir chacun de ses plis, que je décachetais avec cérémonie, dans
un rituel qui me rapprochait de cette belle grande floune qui m’engendrait bin
plus que je l’avais jamais engendrée moi-même. »
Après l’incontournable entracte,
le conteur s’aventure dans l’univers de Vicky, chez qui « se trouve un
véritable musée de l’étrange où les plumes et les poils s’emmêlent dans les
mêmes corps, où la nature est jouée et déjouée sans remords. Il y a tous ces
êtres rapaillés, et ces livres reliés de cuir et de fourrure, et ces troncs
sortis de nulle part, ces branches crevant les murs pour occuper l’espace. »
La naturaliste Vicky « redonne la vie à celui qui l’a perdue » et
même à François qui était « littéralement mort, et [que] voilà revif,
refait, rené… Et [le] voilà aujourd’hui comme un seul homme, dompteur de diable
forestier, grand parleur de petites vérités… comme si grâce à elle je pouvais
enfin recommencer à exister. »
L’explication du processus de la taxidermie
est l’occasion d’un long dialogue entre Vicky et François rappelant le souvenir
du grand-père de ce dernier, de son magasin général et de ses récits, des « histoires
que j’avais écoutées à l’endroit pis à l’envers, tournées pis détournées, que
je m’étais répétées des jours, des nuits… » Elle lui dit que ses contes
sont comme ses créatures, mais aussi « des bêtes glorieusement difformes,
qui viennent de partout, se nourrissent de tout, vont dans tous les sens, splendides
chimères de mots. »
« Le temps passe rapidement
dans les contes comme dans les plus belles soirées » et « le hasard n’existe
pas », et revoilà François à la Trappe à Edmond en haut de la tour pour en
raconter l’histoire, celle de son oncle Edmond qui lui léguera ce patrimoine.
Arrive l’ultime conte. « S’il
devait avoir un titre, ce conte s’intitulerait "L’éventrée du bas de la côte" ».
« Grand Jean la revoit, maison pourtant banale, mais crevée par le centre,
devenue géode aux cristaux de bois après la ruée infernale d’un camion remorque
descendu directement, chargé de billes prêtes à l’équarrissage. » Vicky,
tout en dessinant ce qu’elle entend, entre dans l’univers de Jean. Le narrateur
raconte le premier voyage du camionneur et de la jeune Mireille dans les Maritimes;
cela devient un tourbillon narratif des « mêmes mots encore, depuis vingt,
depuis mille ans, ceux qu’on répète sur le chemin des caresses et de l’amour. »
Puis, arrive les « derniers
brins de laine qu’il nous reste à tricoter pour finir la soirée, c’est ceux de
mon histoire à moi… Les contes, c’est facile, ça vient tu-seul, ça déribe mai
ça revient. La vérité, par exemple, ça se cache, ça se raconte pas de la même
manière. » Quelle est cette vérité vraie? Je ne vais surtout pas vous la raconter,
surtout qu’elle est la pierre angulaire sur laquelle Jean-François Caron a érigé
toute la trame de Beau diable, confondant le vrai et le faux, la réalité
et l’imaginaire, le passé et le présent – même l’avenir au Resto Chez Mado où
avec ses « histoires pis l’accueil légendaire de Mado, on venait d’inventer
le premier "soir pas ordinaire", ce beau cabaret éphémère, comme il y
en a eu dix, cent depuis. ».
Les mondes inventés par Jean-François
Caron sont plus grands que nature, dérivant parfois jusqu’au pays du
fantastique. Ils le sont d’autant plus qu’on s’y laisse prendre comme le faisaient
jadis les enfants initiés par leurs parents aux mondes imaginaires sans qu’il
leur arrive le destin du pantin Pinocchio. En ces temps de morosité chronique,
il fait bon et beau de se laisser ainsi porter sur la dérive des temps heureux.
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