mercredi 14 septembre 2022

Perrine Leblanc

Gens du Nord

Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2022, 192 p., 27,95 $ (papier), 21,99 $ (numérique).

Du côté de Belfast en Irlande

Parmi les expressions socio récurrentes récentes, il y a « appropriation culturelle ». Ainsi, qu’a-t-on pu dire ou écrire de Gens du Nord, le plus récent roman de Perrine Leblanc dont l’action et les personnages qui l’animent gravitent autour de l’Irlande du Nord et de la République d’Irlande dont le conflit permanent entre les populations implantées sur un même territoire qu’une guerre de religion, parfois larvée, sépare depuis des lustres? Or, l’écrivaine n’a rien à se reprocher du côté de l’appropriation, car l’histoire qu’elle raconte dépasse largement l’affrontement de ces deux contrées en illustrant comment il dépasse les frontières de son champ de bataille, l’île irlandaise.

Perrine Leblanc me semble avoir emprunté le parcours d’une étudiante disciplinée qui ne laisse rien au hasard, l’écriture étant pour elle un chantier qui se prépare très soigneusement, de la cueillette d’informations factuelles et déterminantes à l’action la plus percutante que cette quête lui impose et qui s’incarne dans une action aux multiples rebondissements dont les personnages imaginés tisseront les arcanes.

Je souris quand une romancière ou un romancier intitule chacun des segments de son histoire, car n’y voyant généralement peu ou pas d’intérêt. Or, ce n’est pas ici le cas, le titre de chacun des 29 chapitres jetant un éclairage cru sur ce qui y est raconté. Par exemple, « Dans un cottage près de Belfast » situe la trame initiale et l’action qui s’y déroule. Rien n’est inutile dans l’écriture de P. Leblanc, son souci du détail factuel et son usage des mots comme des figures d’iceux ne peuvent être autres que ceux qu’elle a choisis : du grand art.

Revenons aux Gens du Nord et retenons le nom de Samuel Gallagher, écrivain irlandais réputé, dont l’exécution sommaire, si tant est, lance l’action du roman. « Gallagher revendiquait dans la mort son appartenance à l’IRA [Irish Republican Army]. Vivant, il avait été du côté de la résistance poétique; sa résurrection en combattant changeait l’homme qu’il avait été en martyr de la cause irlandaise. »

Or, il appert que deux Canadiens, Anne Kelly et Paul Higgins, nourrissent le projet de tourner un documentaire sur Gallagher. Pour y parvenir, l’un d’eux doit se rendre en Irlande recueillir sur le terrain les informations essentielles à la réalisation du projet, dont des rencontres avec des membres de sa famille et de gens qui l’ont connu. On comprend les embûches qui se dressent devant eux, étrangers au conflit irlandais.

Parallèlement à la quête des documentaristes, il y a celle de François Le Bars. « En 1991, [ce] journaliste français, [proche des services secrets français], jaloux de son indépendance, trouve son compte dans les poudrières du monde et les histoires d’amour vécues comme des parenthèses. Attiré par le récit, animé par le besoin d’informer ses lecteurs et séduit par le jeu, il se lie sur le terrain avec des hommes qui renseignent l’État et d’autres qui militent pour la décolonisation en Irlande du Nord. »

Le destin de Kelly et Le Bars se croise en une relation improbable dans le contexte d’une poudrière sociopolitique. « Tu sais [de dire Le Bars], un jour, sur le terrain, on m’a bandé les yeux en me racontant l’exécution sommaire de la veille. J’ai parlé à des hommes furieux, armés jusqu’aux dents, mais pas fous. J’ai bu du thé brûlant et du café bien noir avec des hommes qui maniaient la kalachnikov et l’ArmaLite comme ils priaient Allah cinq fois par jour ou Dieu avant de se mettre au lit le soir. J’ai traversé des villes en guerre avec des hommes et des femmes qui avaient tué la veille ou le matin même et qui tueraient encore, pour une cause grande comme un peuple. »

D’autres personnages les accompagnent, les soutiennent ou les découragent dans la mission à haut risque dans laquelle ils s’aventurent, c’est-à-dire le sort de « l’écrivain Samuel Gallagher, militant du rattachement de l’Irlande du Nord à la République Irlande, est enlevé par un groupe paramilitaire protestant nord-irlandais, mais son exécution échoue grâce à un agent britannique infiltré. » Parmi les rencontres que Le Bars et Kelly feront, à Belfast ou ailleurs en île d’Irlande, la lectrice ou le lecteur québécois retrouveront des traits de caractère de certains concitoyens dont les ancêtres furent envoyés ici ou en Australie sous prétexte de les sortir de la famine extrême dans laquelle ils étaient enlisés. Peu importe l’importance des personnages dans l’économie de l’œuvre, même les plus vindicatifs, tous auront un humanisme qui transcendera leur engagement.

On ne perd jamais de vue l’objectif de la documentariste Kelly de mieux connaître la personnalité de l’écrivain Gallagher au cœur de son projet de film et, en même temps qu’elle, nous découvrons le secret qui se cache derrière son « exécution sommaire ».

Gens du Nord se lit aussi bien comme une intrigue policière qu’une histoire d’espionnage. Il se lit surtout comme un roman dont l’autrice n’a rien laissé au hasard grâce à son imparable technique et à la richesse de son discours narratif. Puis, si vous lisez ces Gens du Nord avant que la folie de la rentrée littéraire de l’automne 2022 ne nous atteigne, vous profiterez d’un immense tremplin pour y plonger.

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