mercredi 7 septembre 2022

Jean-François Nadeau

Sale temps : chroniques du nouveau monde

Montréal, Lux, 2022, 328 p., 32,95$.

Mélanges littéraires et philosophiques

J’emprunte le titre à Denis Diderot (1713-1784), l’encyclopédiste et protégé de Catherine de Russie, en ouverture de la recension de Sale temps : chroniques du nouveau monde, un recueil d’articles, certains parus dans Le Devoir ou Lettres québécoises ("L’arme de Ferron"), que l’historien et journaliste Jean-François Nadeau a actualisés, en ajoutant plusieurs billets d’opinion orignaux.

Pourquoi Diderot? Simplement parce que les 52 textes de Nadeau ratissent de diverses façons le champ de préoccupations sociales récurrentes ou actuelles qui, du point de vue de l’historien journaliste, accablent les populations occidentales du 21e siècle, particulièrement la nôtre. Il y a aussi que l’auteur, conscient de l’éphémère des articles parus dans un périodique, a choisi de peaufiner ses textes tant côté fonds que côté forme pour leur passage dans la permanence d’un livre. Quant à l’aspect philosophique, il est justement le résultat de ce travail d’écriture et de réécriture qui permet de développer la pensée initiale en une réflexion ainsi pérennisée. C’est d’ailleurs là, à mon avis, la distinction fondamentale entre tenir et écrire une chronique.

« Sale temps », le long texte éponyme, jette les bases d’un ensemble d’observations, d’analyses et de mises en perspective que l’écrivain développe sans filtre. Si l’expression « sale temps » évoque spontanément « le temps qu’il fait sur mon pays », une obsession bien de chez nous aux dires des visiteurs qui ne comprennent pas l’importance que nous accordons aux bulletins météorologiques diffusés à répétition. Ce n’est pourtant pas ce qui préoccupe J.-F. Nadeau, pour qui le mot « temps » fait écho à notre époque, au temps présent : « Ce que nous appelons "temps" est un espace de références balisées par un groupe d’humains qui en reconnaît la valeur, grâce à des bornes temporelles par lesquelles on situe des actions à venir, dans un continuum évolutif où existe une volonté de se coordonner, dans un souci d’intégration à un ensemble. »

La relativité de la notion de temps, surtout sa valeur pour nous contemporains, dépend de la société où nous évoluons et de la mise en perspective de l’histoire universelle, allant du temps solaire au temps de Greenwich, en passant par l’ensemble des mesures du quotidien selon les civilisations, les époques et les activités pratiquées. L’image récurrente que l’essayiste martèle est celle de la montre et de son histoire qui se résume à dire que posséder une montre fut longtemps un signe de richesse pour certains et un bracelet de contrainte pour d’autres, la montre rappelant à ces derniers leurs devoirs quotidiens. Ultimement, la montre offerte aux employés partant à la retraite était la caricature de leurs années « d’entravaillement ».

J’ai été étonné de ne pas trouver dans les préoccupations sociales que J.-F. Nadeau discute un seul texte traitant du patrimoine bâti québécois, une cause qu’il porte avec ferveur depuis quelques années et qui ferait sans doute l’objet d’un ouvrage entier – c’est d’ailleurs lui qui m’a conseillé L’Habitude des ruines : le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec (Lux, 2022), l’essai de Marie-Hélène Voyer que j’ai recensé ici dernièrement.

J’ai grandement apprécié la dialectique développée dans « Les rois nus », car l’historien et le pamphlétaire « soft » y font bon ménage en caricaturant le dicton voulant que « l’habit ne fait pas le moine ». Cet exemple illustre aussi l’ironie que J.-F. Nadeau maîtrise bien et qui lui sert à lier des faits ou des analyses dont l’aridité ou l’austérité pourrait affaiblir l’importance. « Kébëc », ou de l’emploi intempestif du tréma, est une perle d’ironie sur la "scandinavisation" snobinarde des bobos de la présente décennie. « Ces deux petits points ne sont-ils pas le symbole d’une figure étrange de l’aliénation culturelle? » (208)

Un dernier exemple de pistes de réflexions sociales explorées par J.-F. Nadeau : l’omniprésence du numérique développée « Des temps meilleurs », le cellulaire le poussant à une forte dépendance aux communications numériques et leurs avatars. « En fixant son attention sur l’appareil électronique plutôt que sur l’esprit social qu’il sert à charrier, on fait trop facilement l’économie de se questionner sur la société que dessine la Silicon Valley avec ses supposées avancées. » (231)

L’impression générale qui se dégage du recueil est celle d’une mise au banc des accusés de la société capitaliste et de l’individualisme dans lequel la société québécoise, canadienne, voire de tout l’Occident évolue tout en imposant ses diktats à ses citoyennes et citoyens. Le ton du discours littéraire de Jean-François Nadeau m’a souvent rappelé celui d’Arthur Buies (1840-1901) dans ce que je me rappelle de La lanterne lu à l’adolescence dans l’édition originale et dédicacée à mon arrière-grand-père, le Dr Amédée Lamarche; je note que l’ouvrage de Buies ainsi que Correspondance et Lettres sur le Canada ont été réédités par Lux éditeur. Qui se souvient du pamphlétaire, ami et secrétaire du Curé Labelle? Qui se souvient ce qu’est un pamphlet, cet « écrit satirique et violent, généralement court », nous qui avons toujours tendance à baisser la tête devant l’adversité, même si nous en sommes les victimes ou même la cause.

Ce qui se dégage de Sale temps, c’est la remise en question du modèle de société que la productivité du toujours plus, et son corollaire de la consommation outrancière, mènent tambour battant. J’ajoute ici une observation faite à répétition depuis la levée partielle des mesures sanitaires : où sont passés toutes les travailleuses et tous les travailleurs d’avant Covid-19? J.-F. Nadeau évoque à juste titre l’expression « revenir au temps d’avant la pandémie » presque devenue une comptine populacière comme si le virus avait aussi fait des ravages cérébraux effaçant tout ce que nous reprochions au pire de notre mode de vie. L’épidémie a duré suffisamment longtemps, et n’est d’ailleurs toujours pas disparue, pour être considérée comme un véritable arrêt et non une simple pause. Que ferons-nous alors du lendemain?

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