Jean-François Nadeau
Sale temps : chroniques du nouveau monde
Montréal, Lux, 2022, 328 p., 32,95$.
Mélanges littéraires et philosophiques
J’emprunte le titre à Denis Diderot (1713-1784), l’encyclopédiste et protégé de Catherine de Russie, en ouverture de la recension de Sale temps : chroniques du nouveau monde, un recueil d’articles, certains parus dans Le Devoir ou Lettres québécoises ("L’arme de Ferron"), que l’historien et journaliste Jean-François Nadeau a actualisés, en ajoutant plusieurs billets d’opinion orignaux.
Pourquoi Diderot? Simplement parce que les 52 textes de Nadeau ratissent de diverses façons le champ de préoccupations sociales récurrentes ou actuelles qui, du point de vue de l’historien journaliste, accablent les populations occidentales du 21e siècle, particulièrement la nôtre. Il y a aussi que l’auteur, conscient de l’éphémère des articles parus dans un périodique, a choisi de peaufiner ses textes tant côté fonds que côté forme pour leur passage dans la permanence d’un livre. Quant à l’aspect philosophique, il est justement le résultat de ce travail d’écriture et de réécriture qui permet de développer la pensée initiale en une réflexion ainsi pérennisée. C’est d’ailleurs là, à mon avis, la distinction fondamentale entre tenir et écrire une chronique.
« Sale temps », le long
texte éponyme, jette les bases d’un ensemble d’observations, d’analyses et de
mises en perspective que l’écrivain développe sans filtre. Si l’expression « sale
temps » évoque spontanément « le temps qu’il fait sur mon pays »,
une obsession bien de chez nous aux dires des visiteurs qui ne comprennent pas l’importance
que nous accordons aux bulletins météorologiques diffusés à répétition. Ce n’est
pourtant pas ce qui préoccupe J.-F. Nadeau, pour qui le mot « temps »
fait écho à notre époque, au temps présent : « Ce que nous appelons "temps"
est un espace de références balisées par un groupe d’humains qui en reconnaît
la valeur, grâce à des bornes temporelles par lesquelles on situe des actions à
venir, dans un continuum évolutif où existe une volonté de se coordonner, dans
un souci d’intégration à un ensemble. »
La relativité de la notion de
temps, surtout sa valeur pour nous contemporains, dépend de la société où nous
évoluons et de la mise en perspective de l’histoire universelle, allant du
temps solaire au temps de Greenwich, en passant par l’ensemble des mesures du
quotidien selon les civilisations, les époques et les activités pratiquées. L’image
récurrente que l’essayiste martèle est celle de la montre et de son histoire qui
se résume à dire que posséder une montre fut longtemps un signe de richesse
pour certains et un bracelet de contrainte pour d’autres, la montre rappelant à
ces derniers leurs devoirs quotidiens. Ultimement, la montre offerte aux
employés partant à la retraite était la caricature de leurs années « d’entravaillement ».
J’ai été étonné de ne pas trouver
dans les préoccupations sociales que J.-F. Nadeau discute un seul texte
traitant du patrimoine bâti québécois, une cause qu’il porte avec ferveur depuis
quelques années et qui ferait sans doute l’objet d’un ouvrage entier – c’est d’ailleurs
lui qui m’a conseillé L’Habitude des ruines : le sacre de l’oubli et de
la laideur au Québec (Lux, 2022), l’essai de Marie-Hélène Voyer que j’ai
recensé ici dernièrement.
J’ai grandement apprécié la
dialectique développée dans « Les rois nus », car l’historien et le
pamphlétaire « soft » y font bon ménage en caricaturant le dicton voulant
que « l’habit ne fait pas le moine ». Cet exemple illustre aussi l’ironie
que J.-F. Nadeau maîtrise bien et qui lui sert à lier des faits ou des analyses
dont l’aridité ou l’austérité pourrait affaiblir l’importance. « Kébëc »,
ou de l’emploi intempestif du tréma, est une perle d’ironie sur la "scandinavisation"
snobinarde des bobos de la présente décennie. « Ces deux petits points ne
sont-ils pas le symbole d’une figure étrange de l’aliénation culturelle? »
(208)
Un dernier exemple de pistes de
réflexions sociales explorées par J.-F. Nadeau : l’omniprésence du
numérique développée « Des temps meilleurs », le cellulaire le poussant
à une forte dépendance aux communications numériques et leurs avatars. « En
fixant son attention sur l’appareil électronique plutôt que sur l’esprit social
qu’il sert à charrier, on fait trop facilement l’économie de se questionner sur
la société que dessine la Silicon Valley avec ses supposées avancées. »
(231)
L’impression générale qui se dégage
du recueil est celle d’une mise au banc des accusés de la société capitaliste
et de l’individualisme dans lequel la société québécoise, canadienne, voire de
tout l’Occident évolue tout en imposant ses diktats à ses citoyennes et
citoyens. Le ton du discours littéraire de Jean-François Nadeau m’a souvent rappelé
celui d’Arthur Buies (1840-1901) dans ce que je me rappelle de La lanterne
lu à l’adolescence dans l’édition originale et dédicacée à mon arrière-grand-père,
le Dr Amédée Lamarche; je note que l’ouvrage de Buies ainsi que Correspondance
et Lettres sur le Canada ont été réédités par Lux éditeur. Qui se
souvient du pamphlétaire, ami et secrétaire du Curé Labelle? Qui se souvient ce
qu’est un pamphlet, cet « écrit satirique et violent, généralement court »,
nous qui avons toujours tendance à baisser la tête devant l’adversité, même si
nous en sommes les victimes ou même la cause.
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