Mélikah Abdelmoumen
Baldwin, Styron et moi
Montréal, Mémoire d’encrier, 2022, 192 p., 24,95 $.
Le Québec en technicolor
L’essai de Mélikah Abdelmoumen doit susciter notre intérêt et transformer notre attention en gestes concrets, car le racisme, systémique ou individuel, érode sans cesse les sociétés, la nôtre sans aucun doute. Or, n’oublions pas que la race est une invention de l’esprit puisqu’il s’agit d’un groupe « humain auquel la société attribue de façon arbitraire une identité distincte en fonction de divers facteurs (physiques, géographiques, historiques, économiques, sociaux et culturels ».
Évoquons d’abord Les racistes n’ont jamais vu la mer (Mémoire d’encrier, 2021), le dialogue entre Yara El-Ghadban et Rodney Saint-Éloi dans lequel les auteurs rappellent que l’ostracisme existe depuis la Grèce antique et qu’il s’agissait d’une mesure consistant à bannir de la Cité des personnes qui dérangeaient ou dont on craignait le pouvoir, une sorte de peur d’avoir peur ou de « prévenir pour guérir ». Le colonialisme a été importé dans les territoires spoliés et ostracisés, notamment par-devers les populations autochtones qui furent privées de leurs droits, qui le sont toujours d’ailleurs, et chez qui on a tenté d’enlever le « sauvage » en eux, en les « convertissant » et en les « civilisant ».
Mélikah Abdelmoumen aborde la
notion de racisme directement dans Baldwin, Styron et moi. D’abord en discutant
de James Baldwin et William Styron, deux écrivains états-uniens piliers de leur
génération. Le premier est « un Noir descendant d’esclaves, célèbre pour
ses prises de paroles et ses œuvres antiracistes. » Le second est « un
Blanc descendant de propriétaires d’esclaves, surtout connu pour son roman Le
choix de Sophie », paru en 1979, puis adapté au cinéma en 1982.
Or, au-delà de l’amitié des deux
hommes, un roman de Styron, Les confessions de Nat Turner, dont l’écriture
fut encouragée par Baldwin alors qu’il vivait chez le romancier, lui valut l’opprobre
d’intellectuels afro-états-uniens qui l’accusèrent d’y entretenir un racisme
systémique, dont le lynchage des Noirs était toujours une pratique au 20e
siècle.
Relater de façon détaillée la
relation des deux écrivains, notamment sur tout ce qui concerne Les confessions
de Nat Turner, sert d’appui, sinon de mise en abyme, aux propos et à l’analyse
sociologique du racisme que poursuit l’essayiste sur sa propre situation. Née à
Chicoutimi en 1972, d’une mère québécoise et d’un père tunisien arrivé au
Québec en 1968, elle et sa famille se sont installées dans la métropole plus tard
et elle y a grandi. De 2005 à 2017, elle vit à Lyon, en France, avec son
compagnon et leur enfant; c’est à cette époque qu’elle découvre Baldwin et Styron,
et leur engagement antiracisme.
Mélikah Abdelmoumen a hérité des
traits physiques de son papa, traits propres aux peuples arabes. Tant et si bien
qu’en France, elle a été ostracisée, notamment après les attentats de Charlie
Hebdo et l’Hyper Casher de janvier 2015, les gens confondant, par effet de synecdoque,
individu et terroriste. Dans un pays dont la devise est « liberté, égalité,
fraternité », il va de soi que l’écrivaine soit troublée par l’escalade
des commentaires ou même des accusations portées à son endroit, comme à celles
et ceux aux allures arabisantes dans l’espace public.
Baldwin, Styron et moi ne juge
pas la bêtise du racisme individuel, mais bien celui érigé hypocritement en
système lequel mine dangereusement le tissu social. L’essayiste aborde aussi l’interdit
que certains Noirs ou certains Amérindiens imposent aux Blancs quand vient le
temps de discuter les situations sociales dont ils sont victimes : un
Blanc ne peut écrire sur une culture différente de la sienne sans être taxé d’appropriation
culturelle. Or, si je respecte ce point de vue, je ne peux pas écrire sur l’essai
de Mélikah Abdelmoumen, ni sur les ouvrages de mon ami Rodney Saint-Éloi.
Lorsque ce dernier publia Quand il fait triste Bertha chante (Boréal, 2020),
un roman hommage à sa mère, on était en pleine effervescence du mouvement Black
Lives Matter et peu de Blancs osèrent écrire le mot « Nègre », même
en citant le roman dont la négritude haïtienne est un élément clé du récit.
Avec Baldwin, Styron et moi, Mélikah Abdelmoumen nous donne l’occasion de mesurer le poids du racisme que portent celles et ceux qu’on nomme « personnes racisées » ou de toute autre locution marquant une particularité physiologique des individus. Ce faisant, l’écrivaine nous oblige à mettre en perspective notre propre regard et notre conduite devant toute personne différente de nous, quelle que soit cette distinction. Ainsi, au Québec d’aujourd’hui, les pures laines sont multiples dans leurs ressemblances ou leurs différences, dans leurs us et coutumes, etc. Le titre d’une série télévisée illustre bien l’état actuel des lieux : Immigrants de souche.
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