jeudi 12 mai 2022

Louis-Philippe Hébert

Les noces de la plus grosse femme du monde et de l’homme serpent

Bromont, de la Grenouillère, coll. « L’atelier des inédits », 2022, 176 p., 24,95 $.

Le Roi jaune au pays de Barnum & Bailey Circus

Louis-Philippe Hébert nous a entraînés dans divers univers au fil de plus de cinquante ans d’écriture et de publication, mais jamais avait-il fréquenté l’univers du cirque, un monde entre onirisme pur, imaginaire teinté de fantastique et réalisme sublimé, un terroir littéraire qui cultive allégrement.

Je ne parle pas ici des parcs d’attractions voyageant de ville en ville en offrant quelques manèges brinquebalants et d’impossibles jeux d’adresse. Je parle d’un véritable cirque comme le fut la caravane du Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus au début du siècle dernier, avec ses animaux exotiques et leurs dompteurs, ses chevaux et leurs cavalières, les trapézistes volant dans les cieux d’un chapiteau au risque de leur vie, sans oublier les clowns capables de faire rire même les plus blasés.

Le titre peut étonner, alors que, dans ce jadis des fêtes foraines, humains et bêtes étaient l’objet de toutes les moqueries ou de tous les rires. Ils étaient la version scénique de ce que certains cabinets de curiosité présentaient à leurs visiteurs : plus grosse femme, homme serpent, petite personne ou géant, femme à barbe, être démembré, etc. Pensons par exemple au géant Beaupré.

Les poèmes de Louis-Philippe Hébert deviennent ici des boîtes à images, chacune nous obligeant à observer un travers – gênant, raillant, moquant ou non – qui justifie son existence ou la blâmant de la misère qu’il lui fait vivre. Les personnages mis de l’avant sont les faire-valoir d’observations de leur condition humaine, de leur corps à leur âme, de cette impossible volonté d’aller au-delà de l’état qui les contraint ou les afflige.

La plupart des trente et un poèmes sont comme de fulgurants instantanés. Par exemple, "L’allée des miroirs" rappelle la mégère belle-mère de Blanche neige, "Éléphant" imagine la taille renversée du pachyderme d’une comptine et "La kermesse" nous amène dans la Grande Roue prisée par tous les âges. Or, l’image que réfléchissent les vers de ces poèmes est généralement vive ou même acérée par l’intensité qu’elle évoque comme un fragment de mal être ou d’un simple malaise.

Quelques poèmes élargissent leur perspective sur une douzaine de pages. C’est le cas de "Jongleurs" dont l’auteur dit :

Je vous attendais

comme on attend l’amour

quand on a dix-sept ans

et dans mes pensées

les balles et les quilles

légères volaient si légèrement que

ni les bras ni les mains

d’un humain

ne pouvaient les rattraper. (21)

On comprend que ces artistes du mouvement et de l’agilité sont les émissaires de l’imparable destin. Ainsi :

Père, mère, femme et enfants

figures d’amour légères, si légères

mes sœurs, mes frères…

mes amours, elles

se sont déjà enfuies

par un trou

dans le plafond

ou par le col de la cheminée (26)

Ou encore :

Prouesses de jongleurs, oui

semblent éléphantesques

quand la musique a cassé

et chassé de l’ombre

les grandes dames de mon passé

jamais mes épousées ne reviennent à moi

elles craignent la lumière

elles m’ont fréquenté pour mon obscurité (27)

Les noces de la plus grosse femme du monde et de l’homme serpent propose également deux longues suites, "La femme sciée" et "La femme qui chante en dormant".

"La femme sciée" nous fait littéralement assister à ce numéro de cirque où une femme est présentée, couchée dans un cercueil dont le prestidigitateur a montré l’intégrité aux spectateurs avant de scier la gisante. Ce classique de l’illusion est ici décrit par le magicien, mais aussi par la femme qu’il a séduite dans le seul but de réinventer, à sa façon, un numéro attendu fébrilement par le public. Les commentaires de l’un et de l’une illustrent le point de vue de chacun sur cette performance qui va émerveiller la foule. "La femme sciée" ne serait-il pas une métaphore filée qui développe des conceptions différentes des relations homme-femme ou même de la séduction? Chose certaine, le dialogue, si tant est, entre l’homme au chapeau noir et celle qu’il a choisie pour l’accompagner est un dialogue de sourds.

"La femme qui chante en dormant" est une variation sur le thème de l’affect basique entre elle et lui, une variation du sujet précédent, mais aussi une référence à la thématique récurrente de diverses façons du recueil.

Comment distinguer entre bonheur et douleur?

j’ai toujours cette impression qui m’envahit

si profonde, si irréductible

d’être pour elle en ce moment précis

le seul objet de sa vie

si sa voix durant son sommeil n’existe que pour moi

moi, je n’existe que pour elle

cela va de soi

et les autres qui sont ici

pensent-ils ainsi? (144-145)

Dans le séjour au pays des gens du voyage que propose Les noces de la plus grosse femme du monde et de l’homme serpent, Louis-Philippe Hébert a rassemblé l’essentiel de son œuvre, tant ses thèmes les plus intimes que les plus lointains, tant son talent de raconter des histoires que celui d’inscrire, en filigrane, la musique des mots dans la tonalité que le moment présent lui inspire. Peu d’écrivaines et d’écrivains québécois sont parvenus, à ce jour, à une telle maturité d’écriture et à un tel mouvement de l’esprit de continuité sans cesse renouvelé. Le Roi jaune n’a pas fini de nous surprendre en allant là où nous ne l’attendons pas.

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