Louis-Philippe Hébert
Les noces de la plus grosse femme du monde et de l’homme
serpent
Bromont, de la Grenouillère, coll. « L’atelier des inédits »,
2022, 176 p., 24,95 $.
Le Roi jaune au pays de Barnum & Bailey Circus
Louis-Philippe Hébert nous a entraînés dans divers univers au fil de plus de cinquante ans d’écriture et de publication, mais jamais avait-il fréquenté l’univers du cirque, un monde entre onirisme pur, imaginaire teinté de fantastique et réalisme sublimé, un terroir littéraire qui cultive allégrement.
Je ne parle pas ici des parcs d’attractions voyageant de ville en ville en offrant quelques manèges brinquebalants et d’impossibles jeux d’adresse. Je parle d’un véritable cirque comme le fut la caravane du Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus au début du siècle dernier, avec ses animaux exotiques et leurs dompteurs, ses chevaux et leurs cavalières, les trapézistes volant dans les cieux d’un chapiteau au risque de leur vie, sans oublier les clowns capables de faire rire même les plus blasés.
Le titre peut étonner, alors que, dans ce jadis des fêtes foraines, humains et bêtes étaient l’objet de toutes les moqueries ou de tous les rires. Ils étaient la version scénique de ce que certains cabinets de curiosité présentaient à leurs visiteurs : plus grosse femme, homme serpent, petite personne ou géant, femme à barbe, être démembré, etc. Pensons par exemple au géant Beaupré.
Les poèmes de Louis-Philippe Hébert
deviennent ici des boîtes à images, chacune nous obligeant à observer un travers
– gênant, raillant, moquant ou non – qui justifie son existence ou la blâmant
de la misère qu’il lui fait vivre. Les personnages mis de l’avant sont les faire-valoir
d’observations de leur condition humaine, de leur corps à leur âme, de cette
impossible volonté d’aller au-delà de l’état qui les contraint ou les afflige.
La plupart des trente et un poèmes
sont comme de fulgurants instantanés. Par exemple, "L’allée des miroirs"
rappelle la mégère belle-mère de Blanche neige, "Éléphant" imagine la
taille renversée du pachyderme d’une comptine et "La kermesse" nous
amène dans la Grande Roue prisée par tous les âges. Or, l’image que réfléchissent
les vers de ces poèmes est généralement vive ou même acérée par l’intensité qu’elle
évoque comme un fragment de mal être ou d’un simple malaise.
Quelques poèmes élargissent leur
perspective sur une douzaine de pages. C’est le cas de "Jongleurs"
dont l’auteur dit :
Je vous attendais
comme on attend l’amour
quand on a dix-sept ans
et dans mes pensées
les balles et les quilles
légères volaient si légèrement
que
ni les bras ni les mains
d’un humain
ne pouvaient les rattraper.
(21)
On comprend que ces artistes du
mouvement et de l’agilité sont les émissaires de l’imparable destin. Ainsi :
Père, mère, femme et enfants
figures d’amour légères, si
légères
mes sœurs, mes frères…
mes amours, elles
se sont déjà enfuies
par un trou
dans le plafond
ou par le col de la cheminée
(26)
Ou encore :
Prouesses de jongleurs, oui
semblent éléphantesques
quand la musique a cassé
et chassé de l’ombre
les grandes dames de mon passé
jamais mes épousées ne reviennent
à moi
elles craignent la lumière
elles m’ont fréquenté pour mon
obscurité (27)
Les noces de la plus grosse
femme du monde et de l’homme serpent propose également deux longues suites,
"La femme sciée" et "La femme qui chante en dormant".
"La femme sciée" nous
fait littéralement assister à ce numéro de cirque où une femme est présentée,
couchée dans un cercueil dont le prestidigitateur a montré l’intégrité aux spectateurs
avant de scier la gisante. Ce classique de l’illusion est ici décrit par le
magicien, mais aussi par la femme qu’il a séduite dans le seul but de
réinventer, à sa façon, un numéro attendu fébrilement par le public. Les
commentaires de l’un et de l’une illustrent le point de vue de chacun sur cette
performance qui va émerveiller la foule. "La femme sciée" ne serait-il
pas une métaphore filée qui développe des conceptions différentes des relations
homme-femme ou même de la séduction? Chose certaine, le dialogue, si tant est,
entre l’homme au chapeau noir et celle qu’il a choisie pour l’accompagner est
un dialogue de sourds.
"La femme qui chante en
dormant" est une variation sur le thème de l’affect basique entre elle et
lui, une variation du sujet précédent, mais aussi une référence à la thématique
récurrente de diverses façons du recueil.
Comment distinguer entre bonheur
et douleur?
j’ai toujours cette impression
qui m’envahit
si profonde, si irréductible
d’être pour elle en ce moment précis
le seul objet de sa vie
si sa voix durant son sommeil n’existe
que pour moi
moi, je n’existe que pour elle
cela va de soi
et les autres qui sont ici
pensent-ils ainsi?
(144-145)
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