Jean Lemieux
La Dame de la rue des Messieurs
Montréal, Québec Amérique, coll. « QA fiction »,
2022, 200 p., 24,95 $.
L’heure des ardoises
La lune rouge (1991) fut le premier livre de Jean Lemieux que j’ai recensé. Depuis, il y a eu quelques dizaines d’autres, dont les six « Enquêtes d’André Surprenant », Prague sans toi (2014) et Une sentinelle sur le rempart (2018). Sans oublier ses romans jeunesse, certains parus à La courte échelle.
Nous est arrivé, avec le
printemps frisquet, La Dame de la rue des Messieurs, une histoire qui en
rappelle une autre histoire dont l’action se déroule dans la capitale de la République
tchèque, où l’intimité des personnages se confond avec leur passion pour la
musique et la retenue de leurs émotions ou même de leurs sentiments.
C’est dans ce bistrot que Michèle
lui demande de lui donner quelques leçons de piano. Pas très chaud à l’idée d’enfiler
la veste du professeur, le Tchèque s’informe des connaissances pianistiques de
la dame aux accents difficiles à identifier, car il juge ne plus avoir l’âge ni
la santé pour initier une retraitée au clavier. Michèle l’assure d’être familière
avec l’instrument et la lecture des partitions classiques.
Ainsi débute la relation entre ces
deux personnages sur leur quant-à-soi et qui mettront beaucoup de temps à
baisser la garde, allant de secrets anodins et en d’approximatives révélations.
Jean Lemieux propose un récit en
trois mouvements, telle une pièce musicale dont le titre et l’épigraphe suggèrent
les variations. La première partie s’intitule « Der musikalische Harakiri »
dont l’exergue, tiré d’Un café avec Marie du regretté Serge Bouchard :
« Sur la pointe de ce qui a été et de ce qui sera, le présent est un
équilibre précaire qui nous fait basculer dans l’inconnu chaque fraction de
seconde. ». Puis, il y a « La beauté du secret » qu’ouvre un passage
d’Un lien familial, un roman de Nadine Bismuth : « À bien y
réfléchir, peut-être est-ce là vieillir… » La finale, « Le gambit de
la valise », rappelle le recueil Le jour n’a d’égal que la nuit d’Anne
Hébert : « Laisse ce songe ancien aux rives du vieux monde ».
Revenons à Tomas et Michèle. Lui,
plus âgé, est au moment de la vie où certains tentent de régler l’ardoise de
leur passé. Il a une vie très modeste, presque sans excentricité, sinon de passer
du temps avec ses amis des bars qu’il fréquente. Sa santé est vacillante, l’arthrite
ralentissant son pas et lui permettant à peine d’aller faire marcher les chiens
de quelques riches clients pour arrondir ses fins de mois. Alors, pourquoi ne
pas accepter la proposition de la dame, ce qui lui permettra de colmater les brèches
de ses revenus ou s’offrir quelques fantaisies?
Michèle, drapée d’une aura de non-dits,
s’impose à son répétiteur. Elle lui dicte un modus operandi : l’horaire des
pratiques sur le Bösendorfer de Tomas, le tarif des honoraires et, à la surprise
de ce dernier, l’œuvre qu’elle choisit de pratiquer : l’Appassionata,
une pièce casse-cou de Beethoven. Cela étonne Tomas qui conclut qu’elle a plus
que des notions de piano.
La trame alterne entre trois
lieux – Vienne, Québec et Prague – grâce à diverses inflexions du passé et du
présent de la vie des protagonistes. Pour faciliter ces transitions spatiotemporelles,
le romancier divise chacun des trois mouvements du récit en plusieurs mesures,
chacune composant une modulation racontant un peu de Michèle et un peu de Tomas.
La vie de Tomas à Vienne est somme
toute banale, comme s’il s’était laissé aller au gré du vent des rencontres, d’un
travail de fonctionnaire, puis de petits boulots. Il est veuf depuis peu et ses
prestations de pianiste d’ambiance et de promeneur de chiens comblent son ennui
et ajoutent à ses maigres revenus. Secret? À sa façon, il est un individu que
la vie rattrape et qui ignore comment réparer ses torts passés. Il ne sait
surtout pas communiquer, sinon avec ses amis d’apéro, mais encore.
La vie de Michèle est plus
complexe. C’est d’ailleurs elle qui mène le rythme de la trame de toute l’histoire
grâce au rappel de nombreuses péripéties rappelant son enfance, son adolescence
– entre autres ses rapports avec son père et sa mère, les espoirs que cette dernière
nourrissait à son égard, la cause nébuleuse de son décès, son "hara-kiri"
scolaire et professionnel –, de la jeune femme à la mère – sa rencontre de
Bernard Robinson, leur mariage et les enfants –, jusqu’aux portes d’une
impossible quête. Elle aussi a perdu son conjoint et quitté la ville de Québec pour
faire un voyage qui doit la libérer d’une existence aussi bien réelle et qu’imaginée.
La relation Tomas-Michèle prend vite
une tournure dramatique lorsque cette dernière fait une mauvaise chute, subissant
une commotion cérébrale et se brisant une cheville. La seule information la
concernant dont dispose l’hôpital où on l’a amenée, ce sont les coordonnées de
Tomas. Ce dernier devient son aidant naturel malgré lui, se sentant obliger de
venir en aide à la dame de la rue des Messieurs, l’artère où elle a chuté.
À partir de ce moment-là, leur relation
devient une joute de confidences de l’un à l’autre. Sans effilocher la trame adroitement
tissée par Jean Lemieux, l’histoire de Michèle Dagenais me semble beaucoup plus
complexe que celle de Tomas. Il faut donc le temps de sa convalescence, la
visite de son fils Louis qui lui apporte le coffret qu’elle lui a demandé, les
appels de sa petite-fille Mathilde – la bien nommée « l’enfantenne »,
un néologisme qui illustre bien la génération actuelle –, ses caprices imposés
au bon Tomas à qui elle fait prendre conscience que, au-delà des remords engendrés
par ce qui l’a véritablement fait fuir sa terre natale, il n’est pas un méchant
garçon.
Puis, il y a la lettre que le
fils de Michèle lui a apportée à sa demande et qu’elle décide enfin de décacheter;
cette correspondance lui apprendra la vraie cause du décès de sa mère dont elle
avait jadis imaginé mille fausses raisons. Cette épiphanie l’amène à encourager
Tomas à régler les comptes avec son passé : le véritable motif de son départ
de Prague. Ils partent donc tous deux à la recherche d’une enfant devenue une
adulte depuis très longtemps et dont il ne connaît que l’existence.