Ying Chen
Rayonnements
Leméac, Montréal, 2020, 96 p., 16,95 $.
« J’ai souvenir encore »
Refermant Rayonnements, le plus récent roman de Ying
Chen, j’ai fredonné une chanson Claude Dubois dans laquelle il raconte son
enfance de misère. C’était en 1966, j’étais un collégien gâté par la vie qui ignorait
ces privations.
La misère dont il est question dans l’opus de Ying Chen est celle de la narratrice, jamais nommée, mais dont on découvre l’identité grâce aux pistes essaimées tout au long du récit ou, directement, en quatrième de couverture. C’est donc Irène Joliot-Curie, la fille aînée de Marie et Pierre Curie, qui se souvient et raconte.
Nous ne sommes pas ici dans le registre de la biographie des
Curie, un travail dont Ève, la benjamine de la famille Curie, s’est occupée en
publiant Madame Curie (1938). La cadette, faut-il le rappeler, s’était
mise en marge des siens, préférant créer son propre univers plutôt que dépendre
d’une l’hérédité lourde à porter. Puis, il y a que la narratrice a peut-être empêché
sa jeune sœur d’avoir l’attention de leurs parents qu’elle méritait.
Les rayonnements du titre font référence aux recherches et aux
découvertes des plus importantes de la vie de Pierre et Marie Curie : la
radiation. Cette découverte, pour laquelle les Curie et à Henri Becquerel ont
remporté le Nobel de physique 1903, était pour eux de la recherche scientifique
pure, sans aucune préoccupation de l’usage qu’on pourrait en faire. Pas plus d’ailleurs
que les travaux de Marie Curie sur le polonium et le radium pour lesquels elle
reçut un autre Nobel, celui de chimie en 1911.
C’est dans le contexte du poids social que ces découvertes font
peser sur les épaules de sa mère qu’Irène raconte les dernières années de celle-ci.
À cette époque, la mère et la fille ont développé des liens professionnels très
étroits en partageant les mêmes intérêts scientifiques, le même laboratoire et les
mêmes valeurs humaines.
Irène aura en haute estime les trois hommes de sa vie :
son père Pierre, son époux Frédéric Joliot-Curie et son grand-père Curie qui veilla
sur elle et sa sœur lorsque leurs parents étaient trop occupés par leurs
recherches.
La lourdeur spirituelle et sociale du récit est allégée par la
superposition des diverses époques imaginée par Ying Chen. On n’est pas dans un
fatras narratif, mais dans un jeu où hier, aujourd’hui ou demain se confondent
jusqu’à en être sans grande importance, car tous les personnages sont alors décédés.
S’il fallait parler de mise en abyme, d’une histoire dans une
autre, celle-ci aurait plus de trois dimensions, selon les époques de référence.
Les constantes de la trame qui font passer le lecteur d’un moment à un autre, d’un
événement à un autre ou même d’un personnage à un autre, ce sont des marqueurs
spatio-temporels, tels le départ de Maria Skłodowska-Curie de sa Pologne natale
où elle s’était jurée de retourner ses études complétées ou le rappel de l’esprit
pragmatique de Frédéric, l’époux d’Irène, qui cherche toujours à associer
recherche pure et usage concret, voire pratique. Je crois que la quête des
personnages du roman en fait de véritables poètes d’un immatériel qui en viendra
hélas! à tuer la mère et la fille.
Une autre des nombreuses pistes explorées par la romancière,
c’est le féminisme des époux dont Marie et Irène ont bénéficié. Ainsi, sans la vigilance
de Pierre Curie, jamais le nom de sa femme n’aurait été associé au Nobel de
physique, tout comme les travaux de Frédéric et d’Irène récompensés conjointement
par le Nobel de la chimie en 1935.
La Marie Curie imaginée par Ying Chen est un personnage complexe.
Ses regrets d’avoir quitté sa Pologne et de n’y être retournée que sporadiquement,
ses inquiétudes de toutes sortes, sa constante quête de tout ce qui pouvait
faire avancer ses recherches, son tourment de ne s’être jamais sentie Française
malgré la citoyenneté obtenue au moment de son mariage – elle comptera toujours
dans sa langue maternelle –, les tourments qu’on lui a fait subir après une
brève liaison avec collègue marié, etc. Cela sans parler de son dévouement presque
sans limites durant la Première Grande Guerre alors qu’elle allait faire des
radiographies des grands blessés dans les zones de combat à bord d’un véhicule
de son invention, croyant ainsi réparer le tort causé par l’usage malveillant
de ses découvertes.