mercredi 1 juillet 2020

Rawi Hage
La société du feu de l’enfer
Québec, Alto, 2019/2020, 320 p., 27,95 $.

Celui qui observe

Je me souviens d’une suite de reportages où Pierre Foglia racontait, à sa façon unique, Beyrouth en guerre civile. Le journaliste parvenait à communiquer l’état d’esprit de Beyrouthins. Ce désarroi batailleur m’est revenu en ouvrant La Société du feu de l’enfer, le nouveau roman de Rawi Hage qui demande si la vie en guerre est possible ou non.



L’écrivain, originaire de la capitale du Liban, « a survécu à neuf ans de guerre civile avant d’immigrer au Canada en 1992 ». Parfum de poussière (Alto, 2010), son premier roman, fut acclamé de toutes parts et reçu, entre autres Le Prix des libraires du Québec. L’histoire de Bassam et Georges se déroule à Beyrouth sur fond de guerre civile et du conflit intérieur des amis d’enfance de rester ou partir de cette cité où « il pleut des bombes ».
Le sujet des guerres civiles est un des plus déchirants, car il évoque des concitoyens, des parents qui portent les armes les uns contre les autres. Dans ce contexte, il est très difficile de raconter ce qui se déroule vraiment à moins d’être maître de ses émotions. Qui de mieux alors qu’un croque-mort habitué à fréquenter les disparus pour faire un tel récit? Arrive Pavlov, le héros de La Société du feu de l’enfer, qui a pris la relève de son père, ordonnateur des pompes funèbres. Surtout, ne nous laissons pas impressionner par ce décor de salon funéraire, ce serait de passer à côté de réalités tout autre, les décès n’ayant pas tous le même scénario.
À Beyrouth où le roman nous amène, on meurt de maladie, de vieillesse, d’un banal accident domestique ou sur la route. On peut aussi être victime d’une rafale de fusil mitrailleur, mettre le pied sur une mine ou qu’une bombe fasse éclater notre quartier. Pavlov est bien conscient de ces dangers et, dans une certaine mesure, il a appris à vivre sur cette corde raide tendue au-dessus de la ville.
Drôle de prénom que Pavlov. C’est Awad, le père du garçon, qui l’affubla de ce sobriquet en le comparant au fidèle compagnon qui suit son maître partout où il va. Nulle connotation négative, ce pouvant même être flatteur puisque ce fils était celui à qui il allait transmettre ses connaissances et ses habiletés à être un bon croque-mort. Il allait surtout lui apprendre qu’on est tous égaux dans la mort, peu importe la vie qu’ils ont menée ou la façon dont le décès est survenu.
La foi des défunts est bien sûr en cause et les funérailles en sont l’expression la plus tangible. Pour les uns, les jeunes miliciens les ayant défendus ont droit à des funérailles militaires. Pour les vieillards décédés d’une mort naturelle, la famille suit le cortège et pleure. Pour d’autres encore, sans foi ni loi, le père de Pavlov refuse qu’on donne leur corps aux charognards; c’est pourquoi il s’est joint à la Société du titre.
Le roman de Rawi Hage débute en 1978 et suit le cours des saisons, du printemps à l’hiver. Il a aussi un prologue et un épilogue, vestibules de l’histoire. Le prologue met en place des éléments clés du récit en établissant le rapport privilégié entre le cadet de la famille et son père, lequel lui confie très tôt ce qu’il considère la part la plus importante de son héritage : le respect des morts.
Ainsi, il l’amène un jour dans une maisonnette, loin de la ville, et qu’on rejoint par une route improbable. Cette mansarde a deux pièces, l’une sert d’habitation et l’autre abrite un immense four qu’on ne peut imaginer de l’extérieur. C’est dans ce foyer au gaz que sont brûlés les corps des bannis de la société civile ou religieuse. Le rite funéraire, établi par les membres de la Société secrète du feu de l’enfer, a été adapté par Awad qui lui confère une certaine élévation du cœur et de l’esprit, un respect d’humain à humain.
Les quatre saisons encadrent les sections du roman, chacune comptant de neuf à onze tableaux, lesquels mettent en situation les actions et les péripéties que vit Pavlov. On voit ainsi vieillir l’adolescent du début qui semble préférer les morts aux vivants. Il n’en est pas moins un humaniste près des marginaux et des rejetés de la société. Je pense ici à la « Vieille dame », échouée au pied de l’escalier de son immeuble, sur laquelle il veille sans qu’il en paraisse; elle et lui figurent un couple d’écorchés vifs.
Je pense aussi à Nadja, la prostituée venue un jour demander à son père d’honorer la mémoire d’une de ses compagnes à laquelle on refusait d’être enterrée au cimetière. Impossible de ne pas mentionner El-Marquis, épicurien, hédoniste et cavalier sans vergogne; c’est lui qui a convaincu le père de Pavlov à se joindre à la Société et qui, par la suite, a fait régulièrement appel à ses services pour que le corps des sans-papiers d’Église ou d’État connaissent une éternité meilleure que celle des cimetières.
Soulignant l’importance d’El-Marquis, il ne faut pas oublier Hanneh et Manneh, ses précieux collaborateurs à moto. Enfin, il y a Rex, le chien dont on a tué le maître, Tariq, et qui s’est mis à suivre Pavlov comme son ombre, Pavlov-le-chien au pas de Pavlov-l’humain.
On rencontre la sœur et le frère de Pavlov, le temps de régler la succession du père, ce qui représente un peu des parts de l’entreprise de pompe funèbre dans laquelle il était partenaire avec ses frères et ses neveux; à cela s’ajoutent tous les objets hétéroclites amassés au fil des ans et qui seront proposés comme d’habitude à l’antiquaire avec qui transigeait leur père.
Nathalie, sa sœur, habite dans un autre village avec son époux Joseph et leur fille Rima. Pavlov aura une grande affection pour l’enfant, espérant lui communiquer ses valeurs d’égalité et de justice. Mais, le couple fuira le Liban et s’installera à Stockholm, en Suède. Beaucoup plus tard, Nathalie reviendra au pays après le décès de son époux.
Il y a aussi « le Fils du garagiste » [la majuscule est dans le texte], personnage qui nourrit du ressentiment envers Pavlov, une rancœur ruminée depuis l’enfance. Ce personnage illustre l’opiniâtreté vindicative que certains citoyens ont développée les uns envers les autres. Il est milicien et, accessoirement, il est l’amant de Salwa, une cousine de Pavlov que ce dernier appelle l’hyène.
D’autres personnages illustrent la normalité incertaine en temps de guerre civile, Jean Yacoub et les Fiora par exemple, comme les miliciens ou tous ces gens que Pavlov observe de son balcon en fumant cigarette sur cigarette.
Pavlov réalise le souhait le plus cher de son père : rendre hommage à celles et ceux décédés à qui on refuse la sépulture dans une terre sacrée. Il y a aussi cet autre projet : vivre le plus librement possible dans un contexte improbable. Ce libertarisme, Pavlov veut le transmettre à Rima, la fille de sa sœur. Il n’y parviendra pas puisque l’enfant et ses parents auront fui le pays, mais il aura semé ce goût de la liberté dans la tête de sa nièce qui, beaucoup plus tard, le communiquera à sa propre fille, Ingrid.
La Société du feu de l’enfer, je n’hésite pas à l’écrire, est un immense roman qui nous fait entrer dans l’univers infernal d’un pays en guerre civile en illustrant de maintes façons que, même dans un tel contexte, un humanisme peut exister, car tous ne perdent pas leurs valeurs premières. Cette aventure est possible grâce à la littérarité du roman, soit une structure en tableaux dont l’ensemble forme une vaste mosaïque où tous les écarts, des meilleurs aux pires, s’expliquent sans nécessairement se justifier.

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