Rawi Hage
La société du feu de l’enfer
Québec, Alto, 2019/2020, 320 p., 27,95 $.
Celui qui observe
Je me souviens d’une suite de
reportages où Pierre Foglia racontait, à sa façon unique, Beyrouth en guerre
civile. Le journaliste parvenait à communiquer l’état d’esprit de Beyrouthins.
Ce désarroi batailleur m’est revenu en ouvrant La Société du feu de l’enfer,
le nouveau roman de Rawi Hage qui demande si la vie en guerre est possible ou
non.
L’écrivain, originaire de la
capitale du Liban, « a survécu à neuf ans de guerre civile avant d’immigrer
au Canada en 1992 ». Parfum de poussière (Alto, 2010), son premier
roman, fut acclamé de toutes parts et reçu, entre autres Le Prix des libraires
du Québec. L’histoire de Bassam et Georges se déroule à Beyrouth sur fond de
guerre civile et du conflit intérieur des amis d’enfance de rester ou partir de
cette cité où « il pleut des bombes ».
Le sujet des guerres civiles est un
des plus déchirants, car il évoque des concitoyens, des parents qui portent les
armes les uns contre les autres. Dans ce contexte, il est très difficile de
raconter ce qui se déroule vraiment à moins d’être maître de ses émotions. Qui
de mieux alors qu’un croque-mort habitué à fréquenter les disparus pour faire un
tel récit? Arrive Pavlov, le héros de La Société du feu de l’enfer, qui
a pris la relève de son père, ordonnateur des pompes funèbres. Surtout, ne nous
laissons pas impressionner par ce décor de salon funéraire, ce serait de passer
à côté de réalités tout autre, les décès n’ayant pas tous le même scénario.
À Beyrouth où le roman nous amène,
on meurt de maladie, de vieillesse, d’un banal accident domestique ou sur la
route. On peut aussi être victime d’une rafale de fusil mitrailleur, mettre le
pied sur une mine ou qu’une bombe fasse éclater notre quartier. Pavlov est bien
conscient de ces dangers et, dans une certaine mesure, il a appris à vivre sur
cette corde raide tendue au-dessus de la ville.
Drôle de prénom que Pavlov. C’est
Awad, le père du garçon, qui l’affubla de ce sobriquet en le comparant au
fidèle compagnon qui suit son maître partout où il va. Nulle connotation négative,
ce pouvant même être flatteur puisque ce fils était celui à qui il allait transmettre
ses connaissances et ses habiletés à être un bon croque-mort. Il allait surtout
lui apprendre qu’on est tous égaux dans la mort, peu importe la vie qu’ils ont
menée ou la façon dont le décès est survenu.
La foi des défunts est bien sûr
en cause et les funérailles en sont l’expression la plus tangible. Pour les
uns, les jeunes miliciens les ayant défendus ont droit à des funérailles
militaires. Pour les vieillards décédés d’une mort naturelle, la famille suit
le cortège et pleure. Pour d’autres encore, sans foi ni loi, le père de Pavlov
refuse qu’on donne leur corps aux charognards; c’est pourquoi il s’est joint à
la Société du titre.
Le roman de Rawi Hage débute en
1978 et suit le cours des saisons, du printemps à l’hiver. Il a aussi un
prologue et un épilogue, vestibules de l’histoire. Le prologue met en place des
éléments clés du récit en établissant le rapport privilégié entre le cadet de la
famille et son père, lequel lui confie très tôt ce qu’il considère la part la
plus importante de son héritage : le respect des morts.
Ainsi, il l’amène un jour dans
une maisonnette, loin de la ville, et qu’on rejoint par une route improbable. Cette
mansarde a deux pièces, l’une sert d’habitation et l’autre abrite un immense
four qu’on ne peut imaginer de l’extérieur. C’est dans ce foyer au gaz que sont
brûlés les corps des bannis de la société civile ou religieuse. Le rite funéraire,
établi par les membres de la Société secrète du feu de l’enfer, a été adapté par
Awad qui lui confère une certaine élévation du cœur et de l’esprit, un respect
d’humain à humain.
Les quatre saisons encadrent les sections
du roman, chacune comptant de neuf à onze tableaux, lesquels mettent en
situation les actions et les péripéties que vit Pavlov. On voit ainsi vieillir l’adolescent
du début qui semble préférer les morts aux vivants. Il n’en est pas moins un humaniste
près des marginaux et des rejetés de la société. Je pense ici à la « Vieille
dame », échouée au pied de l’escalier de son immeuble, sur laquelle il
veille sans qu’il en paraisse; elle et lui figurent un couple d’écorchés vifs.
Je pense aussi à Nadja, la
prostituée venue un jour demander à son père d’honorer la mémoire d’une de ses
compagnes à laquelle on refusait d’être enterrée au cimetière. Impossible de ne
pas mentionner El-Marquis, épicurien, hédoniste et cavalier sans vergogne; c’est
lui qui a convaincu le père de Pavlov à se joindre à la Société et qui, par la
suite, a fait régulièrement appel à ses services pour que le corps des
sans-papiers d’Église ou d’État connaissent une éternité meilleure que celle des
cimetières.
Soulignant l’importance d’El-Marquis,
il ne faut pas oublier Hanneh et Manneh, ses précieux collaborateurs à moto. Enfin,
il y a Rex, le chien dont on a tué le maître, Tariq, et qui s’est mis à suivre
Pavlov comme son ombre, Pavlov-le-chien au pas de Pavlov-l’humain.
On rencontre la sœur et le frère
de Pavlov, le temps de régler la succession du père, ce qui représente un peu
des parts de l’entreprise de pompe funèbre dans laquelle il était partenaire
avec ses frères et ses neveux; à cela s’ajoutent tous les objets hétéroclites amassés
au fil des ans et qui seront proposés comme d’habitude à l’antiquaire avec qui
transigeait leur père.
Nathalie, sa sœur, habite dans un
autre village avec son époux Joseph et leur fille Rima. Pavlov aura une grande
affection pour l’enfant, espérant lui communiquer ses valeurs d’égalité et de
justice. Mais, le couple fuira le Liban et s’installera à Stockholm, en Suède. Beaucoup
plus tard, Nathalie reviendra au pays après le décès de son époux.
Il y a aussi « le Fils du
garagiste » [la majuscule est dans le texte], personnage qui nourrit du
ressentiment envers Pavlov, une rancœur ruminée depuis l’enfance. Ce personnage
illustre l’opiniâtreté vindicative que certains citoyens ont développée les uns
envers les autres. Il est milicien et, accessoirement, il est l’amant de Salwa,
une cousine de Pavlov que ce dernier appelle l’hyène.
D’autres personnages illustrent la
normalité incertaine en temps de guerre civile, Jean Yacoub et les Fiora par
exemple, comme les miliciens ou tous ces gens que Pavlov observe de son balcon
en fumant cigarette sur cigarette.
Pavlov réalise le souhait le plus
cher de son père : rendre hommage à celles et ceux décédés à qui on refuse
la sépulture dans une terre sacrée. Il y a aussi cet autre projet : vivre
le plus librement possible dans un contexte improbable. Ce libertarisme, Pavlov
veut le transmettre à Rima, la fille de sa sœur. Il n’y parviendra pas puisque
l’enfant et ses parents auront fui le pays, mais il aura semé ce goût de la liberté
dans la tête de sa nièce qui, beaucoup plus tard, le communiquera à sa propre
fille, Ingrid.
La Société du feu de l’enfer, je n’hésite pas à l’écrire, est un immense roman
qui nous fait entrer dans l’univers infernal d’un pays en guerre civile en
illustrant de maintes façons que, même dans un tel contexte, un humanisme peut
exister, car tous ne perdent pas leurs valeurs premières. Cette aventure est possible
grâce à la littérarité du roman, soit une structure en tableaux dont l’ensemble
forme une vaste mosaïque où tous les écarts, des meilleurs aux pires, s’expliquent
sans nécessairement se justifier.
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