mercredi 20 mars 2019


Emily Andrewes
Déments à cheval
Montréal, Druide, coll. « Écarts », 2019, 160 p., 17,95 $.

S’envoler vers un monde parallèle

Écrire et faire paraître six romans en une quinzaine d’années n’est pas rien. Alors quand arrive une autre histoire, on est en droit de nourrir de grandes attentes. L’est-on vraiment, surtout quand une foule de jeunes auteurs, filles et garçons, se bousculent au portillon, piaffant que la rumeur populaire « Au suivant! » leur permette d’entrer dans un imaginaire plus grand que le leur.
J’imagine qu’Emilie Andrewes fut un jour dans ces rangs, Les mouches pauvres d’Ésope sous le bras, attendant qu’un éditeur s’y intéresse. C’était en 2004. La réception critique fut excellente au point où le livre fut en lice pour le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec. Je me souviens avoir écrit : « Imaginative et inventive: telle est la prose d’Émilie Andrewes. Cela s’applique autant à ses personnages qu’aux péripéties dans lesquelles ils s’aventurent… J’aime qu’un écrivain m’étonne intelligemment, entre autres en réinventant un certain ordre littéraire, et Andrewes y est parvenue. »
En 2017, l’écrivaine opère un changement majeur, Normand de Bellefeuille devient son guide littéraire aux Éditions Druide. Un tel changement, plus fréquent qu’on le pense, permet parfois à l’auteur d’explorer et d’exploiter des avenues de son imaginaire, et de là de son art, inexplorées jusqu’alors. Ce renouveau est survenu avec La séparation des corps (Druide, 2017) et, ma foi, se poursuit plus manifestement encore dans les pages des Déments à cheval.



La première image globale qui m’est venue en cours de lecture, c’est qu’Emily Andrewes a inventé un voyage psychédélique sans autre drogue qu’une image furtive aperçue du coin de l’œil sur un écran de télé d’un bar, situé près de la demeure de Robinson LeBreton, le héros de l’histoire. Récemment veuf de Floriane, la femme de sa vie, le pauvre homme ne sait comment adoucir sa peine, sinon en cherchant par tous les moyens de s’emmurer dans cette solitude que l’absence de l’amoureuse comblera, du moins le croit-il.
Robinson, qu’on nomme parfois Robinet, a une habitude alimentaire pour le moins étonnante: il se repaît de lamproie, une sorte d’anguille peu appétissante qu’on ne lui envie pas.
C’est donc cet homme qui a ameuté son entourage qu’un tsunami allait bientôt balayer la côte du Saint-Laurent, détruisant tout sur son passage. Le bouche-à-oreille a fait le reste et la peur du désastre s’est emparée de la population de façon exponentielle. Pour bien marquer l’imaginaire des lecteurs, la romancière a à nouveau rythmé son récit en donnant un titre évocateur à chacun des seize chapitres le composant, situant ainsi où en est la quête de son héros. Ainsi, il y a « Le poissonnier », « Ma disparition », « Anubis du Québec », « Bon après-midi », « Le pont d’Overtoun », « Seul », « Effondrement des écluses », « Julia a little star », « Robinson! Robinson! », « 1136 », « Ovum », « La crue », « Léontine? », « Apyre et Aptère (Infusible et sans ailes) », « Dessiner la géante rouge », « Flancs dorés » et un épilogue intitulé « Les Harpies inventent la mort ».
La liste de ces intitulés peut sembler baroque de prime abord, mais il en va ainsi de l’univers des Déments à cheval qui nous fait voyager dans le temps – Robinson n’ayant d’yeux et d’entendement que pour les poèmes de Horace, le poète latin qui a chefd’œuvré des classiques de la littérature latine – et dans l’espace quand il se retrouve, par exemple, en France, au 12e siècle, à Ancenis, « village de mon grand-père et de tous ses ancêtres », sur une île en Basse-Loire. Si les vers de Horace semblent la seule poésie capable de bercer le spleen de LeBreton, les lieux vers lesquels ses rêves, éveillés ou non, le font voyager se multiplient d’un chapitre à l’autre, tant pour fuir la catastrophe annoncée que la peine de l’amour en-allée.
Puis, il y a Jean-Paul qui crie : « Les mouches! Les mouches!... Nous sommes envahis par des mouches monstrueuses. » C’est le même Jean-Paul qui en viendra à lui dire : « Il n’y aura pas de tsunami, Robinet. Tu es encore accroché là-dessus. J’ai l’impression que les gens vont revenir au hameau. Bientôt. Ça fait un cycle de trois mois depuis votre fabulation, les gens vont revenir. Sont pas cons. » Plus loin, Jean-Paul prend comme preuve de son optimisme : « Tu vois, les animaux ne sont pas tous partis. C’est signe que rien n’arrivera. Ils ont de l’instinct. S’ils sont restés, Robinet, nous sommes saufs. » C’est ainsi qu’il convainc son ami : « Pris en étau, je ne pouvais me résoudre à ignorer ce cri de la nature qui me disait de rester, de m’accrocher, mais pas pour mourir. »
Mais comment boucler la boucle d’un voyage aussi hallucinant qu’halluciné, sinon qu’en invitant à sa dernière tablée, en épilogue, une des Harpies, « divinités de la dévastation et de la vengeance divine. Plus rapides que le vent, invulnérables, caquetantes, elles dévorent tout sur leur passage, ne laissant que leurs excréments ». C’est cette déesse qui lui ordonnera de lâcher prise, car « Tu as visité tous tes regrets, tu as parlé à ton fils et touché son urne du plus délicat de tes gestes, tu as essuyé le sang de ton amour Floriane. Tu as nourri les lamproies, humains du futur. Tu ne regrettes plus. Tu lâches. Tu lâches la vie. »
Je suis d’avis qu’Emilie Andrewes est allée au-delà de l’onirisme rectiligne de l’imaginaire comme on le conçoit généralement, en allant jusqu’aux portes de la démesure telle une douce folie. L’écrivaine n’a pas pour autant abandonné son héros ni les lecteurs d’ailleurs, car elle a semé, tel le Petit Poucet du conte de Perrault, les pierres blanches d’une histoire qui ne demandent qu’à être ramassées doucement, tout doucement.

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