Emily Andrewes
Déments à cheval
Montréal, Druide, coll. « Écarts », 2019, 160 p.,
17,95 $.
S’envoler vers un monde
parallèle
Écrire et faire paraître six
romans en une quinzaine d’années n’est pas rien. Alors quand arrive une autre
histoire, on est en droit de nourrir de grandes attentes. L’est-on vraiment,
surtout quand une foule de jeunes auteurs, filles et garçons, se bousculent au
portillon, piaffant que la rumeur populaire « Au suivant! » leur
permette d’entrer dans un imaginaire plus grand que le leur.
J’imagine qu’Emilie Andrewes fut
un jour dans ces rangs, Les mouches
pauvres d’Ésope sous le bras, attendant qu’un éditeur s’y intéresse. C’était
en 2004. La réception critique fut excellente au point où le livre fut en lice
pour le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec. Je me souviens avoir
écrit : « Imaginative et inventive: telle est la prose d’Émilie
Andrewes. Cela s’applique autant à ses personnages qu’aux péripéties dans
lesquelles ils s’aventurent… J’aime qu’un écrivain m’étonne intelligemment,
entre autres en réinventant un certain ordre littéraire, et Andrewes y est parvenue. »
En 2017, l’écrivaine opère un
changement majeur, Normand de Bellefeuille devient son guide littéraire aux Éditions
Druide. Un tel changement, plus fréquent qu’on le pense, permet parfois à l’auteur
d’explorer et d’exploiter des avenues de son imaginaire, et de là de son art,
inexplorées jusqu’alors. Ce renouveau est survenu avec La séparation des corps (Druide, 2017) et, ma foi, se poursuit plus
manifestement encore dans les pages des Déments
à cheval.
La première image globale qui m’est
venue en cours de lecture, c’est qu’Emily Andrewes a inventé un voyage
psychédélique sans autre drogue qu’une image furtive aperçue du coin de l’œil sur
un écran de télé d’un bar, situé près de la demeure de Robinson LeBreton, le héros
de l’histoire. Récemment veuf de Floriane, la femme de sa vie, le pauvre homme
ne sait comment adoucir sa peine, sinon en cherchant par tous les moyens de s’emmurer
dans cette solitude que l’absence de l’amoureuse comblera, du moins le
croit-il.
Robinson, qu’on nomme parfois
Robinet, a une habitude alimentaire pour le moins étonnante: il se repaît de lamproie,
une sorte d’anguille peu appétissante qu’on ne lui envie pas.
C’est donc cet homme qui a ameuté
son entourage qu’un tsunami allait bientôt balayer la côte du Saint-Laurent,
détruisant tout sur son passage. Le bouche-à-oreille a fait le reste et la peur
du désastre s’est emparée de la population de façon exponentielle. Pour bien
marquer l’imaginaire des lecteurs, la romancière a à nouveau rythmé son récit en
donnant un titre évocateur à chacun des seize chapitres le composant, situant
ainsi où en est la quête de son héros. Ainsi, il y a « Le poissonnier »,
« Ma disparition », « Anubis du Québec », « Bon
après-midi », « Le pont d’Overtoun », « Seul », « Effondrement
des écluses », « Julia a little star », « Robinson!
Robinson! », « 1136 », « Ovum », « La crue »,
« Léontine? », « Apyre et Aptère (Infusible et sans ailes) »,
« Dessiner la géante rouge », « Flancs dorés » et un
épilogue intitulé « Les Harpies inventent la mort ».
La liste de ces intitulés peut sembler
baroque de prime abord, mais il en va ainsi de l’univers des Déments à cheval qui nous fait voyager
dans le temps – Robinson n’ayant d’yeux et d’entendement que pour les poèmes de
Horace, le poète latin qui a chefd’œuvré des classiques de la littérature
latine – et dans l’espace quand il se retrouve, par exemple, en France, au 12e
siècle, à Ancenis, « village de mon grand-père et de tous ses ancêtres »,
sur une île en Basse-Loire. Si les vers de Horace semblent la seule poésie capable
de bercer le spleen de LeBreton, les lieux vers lesquels ses rêves, éveillés ou
non, le font voyager se multiplient d’un chapitre à l’autre, tant pour fuir la catastrophe
annoncée que la peine de l’amour en-allée.
Puis, il y a Jean-Paul qui crie :
« Les mouches! Les mouches!... Nous sommes envahis par des mouches
monstrueuses. » C’est le même Jean-Paul qui en viendra à lui dire : « Il
n’y aura pas de tsunami, Robinet. Tu es encore accroché là-dessus. J’ai l’impression
que les gens vont revenir au hameau. Bientôt. Ça fait un cycle de trois mois
depuis votre fabulation, les gens vont revenir. Sont pas cons. » Plus
loin, Jean-Paul prend comme preuve de son optimisme : « Tu vois, les
animaux ne sont pas tous partis. C’est signe que rien n’arrivera. Ils ont de l’instinct.
S’ils sont restés, Robinet, nous sommes saufs. » C’est ainsi qu’il
convainc son ami : « Pris en étau, je ne pouvais me résoudre à
ignorer ce cri de la nature qui me disait de rester, de m’accrocher, mais pas
pour mourir. »
Mais comment boucler la boucle d’un
voyage aussi hallucinant qu’halluciné, sinon qu’en invitant à sa dernière tablée,
en épilogue, une des Harpies, « divinités de la dévastation et de la vengeance
divine. Plus rapides que le vent, invulnérables, caquetantes, elles dévorent
tout sur leur passage, ne laissant que leurs excréments ». C’est cette
déesse qui lui ordonnera de lâcher prise, car « Tu as visité tous tes
regrets, tu as parlé à ton fils et touché son urne du plus délicat de tes
gestes, tu as essuyé le sang de ton amour Floriane. Tu as nourri les lamproies,
humains du futur. Tu ne regrettes plus. Tu lâches. Tu lâches la vie. »
Je suis d’avis qu’Emilie Andrewes
est allée au-delà de l’onirisme rectiligne de l’imaginaire comme on le conçoit
généralement, en allant jusqu’aux portes de la démesure telle une douce folie. L’écrivaine
n’a pas pour autant abandonné son héros ni les lecteurs d’ailleurs, car elle a semé,
tel le Petit Poucet du conte de Perrault, les pierres blanches d’une histoire
qui ne demandent qu’à être ramassées doucement, tout doucement.
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