mercredi 15 août 2018

Mémoire d’encrier : 15 ans déjà

« Lire autrement! »

Je quittais le chapiteau où se tenait le Marché de la poésie de Montréal. Patricia Lamy, une amie attachée de presse, s’amène vers moi et me présente Rodney Saint-Éloi, un nouvel éditeur à l’enseigne de Mémoire d’encrier. C’était en mai 2013 ou 2014 et, depuis, je me souviens du sourire et de la bonté de ce visage encadré de dreadlocks rastafari grisonnantes.



Il y a maintenant 15 ans que cet auteur et éditeur a lancé Mémoire d’encrier qui publie des auteurs issus de ce qu’il est convenu d’appeler les minorités culturelles. « Écrivains de renom ou nouvelles voix, le catalogue rassemble des œuvres d’auteurs de tout pays et de tout horizon: amérindiens, haïtiens, sénégalais, palestiniens, congolais, algériens… Audace, inventivité, découverte, Mémoire d’encrier sensibilise, diffuse et promeut une pensée de la diversité et du vivre ensemble. Lieu carrefour où s’entrecroisent cultures et imaginaires du monde, dans le respect et la dignité. »
Cette ambitieuse politique éditoriale n’a rien à voir avec le multiculturalisme à la mode, mais elle favorise l’éclosion et l’expression de la littérature québécoise du 21e siècle. Si elle a toujours eu des auteurs migrants dans son corpus, le décloisonnement proposé par Mémoire d’encrier est une voie originale menant les lecteurs vers des sensibilités se greffant à celles de ceux qu’on dit d’origine. Ainsi, il n’y a plus de classe sociale basée sur l’ethnie, mais des voix aux cultures différentes agrandissant l’horizon de notre patrimoine.
Quand on passe en revue le catalogue de Mémoire d’encrier, on reste bouche bée devant sa diversité d’auteurs et d’œuvres. L’éditeur généraliste parvient, avec une équipe réduite qui lui est fidèle – Virginie Turcotte à la production, Camille Robitaille et Marie-Ève Blais aux relations médias et développement commercial –, à porter haut et fort le travail de ses protégés, écrivaines et écrivains.
On pense spontanément à Dany Laferrière, un ami de longue date de Rodney Saint-Éloi, qui a publié cinq ouvrages à l’enseigne de Mémoire d’encrier dont Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo (2015). L’auteur de Tout bouge autour de moi (2010) n’est pas le seul Haïtien publié chez l’éditeur. Il y a aussi, entre autres, Marie-Célie Agnant, Raymond Chassagne, Edwidge Danticat, Frankétienne, etc.
Mémoire d’encrier nous a aussi fait découvrir les poètes innues Joséphine Bacon, Naomi Fontaine et Natasha Kanapé Fontaine dont nos ancêtres français ont colonisé les terres. En les lisant, je me suis demandé pourquoi il nous a fallu tant de siècles avant de s’intéresser à l’écriture et au discours des premières nations. Toutes les excuses du monde ne rendront pas justice à ces peuples dont la culture a été spoliée et la vertu détroussée. C’est en les lisant qu’on peut le mieux partager leur affirmation du droit à une vie sociale et culturelle digne de ce statut en sol québécois.
Il y a des écrivains innus ou haïtiens chez Mémoire d’encrier, mais aussi des José Acquelin, Nicole Brossard, Jean Désy, Violaine Forest, Lise Gauvin, Serge Lamothe, etc. Je pourrais aussi énumérer les auteurs venus du Maghreb et d’autres pays d’Afrique, dont Alain Mabanckou, des Antilles françaises ou d’Europe.
Pour avoir un aperçu de cette diversité culturelle et littéraire, je vous suggère Bonjour voisine (2013), un recueil de textes réunis par Marie Hélène Poitras afin de donner suite aux premières Rencontres québécoises à Haïti de mai 2013.
En 15 ans d’existence, Mémoire d’encrier a relevé le défi de réunir les forces vivent d’Amérindiens, Haïtiens, Sénégalais, Palestiniens, Congolais, Algériens et d’autres peuples dont la langue française est le point de rencontre. Ce succès illustre bien, à mon avis, que la mondialisation peut respecter l’identité de chacun et en faire une force vitale.



Natasha Kanapé Fontaine
Nanimissuat Île-tonnerre
Montréal, Mémoire d’encrier, 2018, 130 p., 17 $ (papier), 9,99 $ (numérique).
L’art de cette auteure, innue de la communauté de Pessamit tout comme Joséphine Bacon, repose sur l’étendue du patrimoine de sa culture, entre autres de la condition des femmes. En lisant le prologue au recueil, on entre de plain-pied dans cet univers aussi près du nôtre qu’il en est éloigné. Voyez : « La mémoire se transmet par le sang. Mémoire écorchée, démembrée, violée. Mémoire effacée de la conscience du peuple. Un grand vide se creuse, d’une génération à l’autre. Lorsque le récit n’est pas raconté, il y a privation. » Les poèmes jouent ici leur rôle d’évocateurs d’états de vie ou de sentiments ressentis, sans jamais parvenir à être écoutés. Ainsi, en huit « Je suis », l’écrivaine nous fait découvrir un territoire que nos ancêtres ont voulu effacé, sans jamais y parvenir heureusement, car y sont enfouies les seules et uniques racines du pays.



Magali Sauves
160 rue Saint-Viateur Ouest
Montréal, Mémoire d’encrier, 2018, 312 p., 24,95 $ (papier), 18,99 $ (numérique).
Voici un polar avec, en toile de fond, le quotidien de la communauté juive hassidique montréalaise. Mathisyahu Blaustein, Mathis pour les goys, a grandi dans ce microcosme social « avec un grand-père narcissique, un raté de père, une mère dépressive, des frères et sœurs individualistes à l’extrême et une petite sœur qui refusait de parler. » À 15 ans, il découvre son homosexualité, une tare impardonnable dans son milieu, qu’un jeune professeur va comprendre en l’accueillant chez lui comme sur une île où l’ado va apprendre la réalité métropolitaine dont on l’avait tenu éloigné comme tous les enfants hassidiques. Au programme la langue française, les règles du quotidien et une incontournable scolarisation. Mathis devient policier, grimpe les échelons. Cette histoire est pleine de rebondissements et de références culturelles, ce qui en fait une excellente lecture estivale. J’y reviens d’ailleurs le 29 août prochain.

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