Mémoire d’encrier :
15 ans déjà
« Lire autrement! »
Je quittais le chapiteau où se tenait le Marché de la poésie
de Montréal. Patricia Lamy, une amie attachée de presse, s’amène vers moi et me
présente Rodney Saint-Éloi, un nouvel éditeur à l’enseigne de Mémoire
d’encrier. C’était en mai 2013 ou 2014 et, depuis, je me souviens du sourire et
de la bonté de ce visage encadré de dreadlocks rastafari grisonnantes.
Il y a maintenant 15 ans que cet auteur et éditeur a lancé
Mémoire d’encrier qui publie des auteurs issus de ce qu’il est convenu
d’appeler les minorités culturelles. « Écrivains de renom ou nouvelles
voix, le catalogue rassemble des œuvres d’auteurs de tout pays et de tout
horizon: amérindiens, haïtiens, sénégalais, palestiniens, congolais, algériens…
Audace, inventivité, découverte, Mémoire d’encrier sensibilise, diffuse et
promeut une pensée de la diversité et du vivre ensemble. Lieu carrefour où
s’entrecroisent cultures et imaginaires du monde, dans le respect et la dignité. »
Cette ambitieuse politique éditoriale n’a rien à voir avec le
multiculturalisme à la mode, mais elle favorise l’éclosion et l’expression de
la littérature québécoise du 21e siècle. Si elle a toujours eu des
auteurs migrants dans son corpus, le décloisonnement proposé par Mémoire
d’encrier est une voie originale menant les lecteurs vers des sensibilités se
greffant à celles de ceux qu’on dit d’origine. Ainsi, il n’y a plus de classe
sociale basée sur l’ethnie, mais des voix aux cultures différentes agrandissant
l’horizon de notre patrimoine.
Quand on passe en revue le catalogue de Mémoire d’encrier,
on reste bouche bée devant sa diversité d’auteurs et d’œuvres. L’éditeur
généraliste parvient, avec une équipe réduite qui lui est fidèle – Virginie
Turcotte à la production, Camille Robitaille et Marie-Ève Blais aux relations
médias et développement commercial –, à porter haut et fort le travail de ses protégés,
écrivaines et écrivains.
On pense spontanément à Dany Laferrière, un ami de longue
date de Rodney Saint-Éloi, qui a publié cinq ouvrages à l’enseigne de Mémoire
d’encrier dont Tout ce qu’on ne te dira
pas, Mongo (2015). L’auteur de Tout
bouge autour de moi (2010) n’est pas le seul Haïtien publié chez l’éditeur.
Il y a aussi, entre autres, Marie-Célie Agnant, Raymond Chassagne, Edwidge
Danticat, Frankétienne, etc.
Mémoire d’encrier nous a aussi fait découvrir les poètes innues
Joséphine
Bacon, Naomi Fontaine et Natasha Kanapé Fontaine dont nos ancêtres français ont
colonisé les terres. En les lisant, je me suis demandé pourquoi il nous a fallu
tant de siècles avant de s’intéresser à l’écriture et au discours des premières
nations. Toutes les excuses du monde ne rendront pas justice à ces peuples dont
la culture a été spoliée et la vertu détroussée. C’est en les lisant qu’on peut
le mieux partager leur affirmation du droit à une vie sociale et culturelle
digne de ce statut en sol québécois.
Il y a des écrivains innus ou haïtiens chez Mémoire
d’encrier, mais aussi des José Acquelin, Nicole Brossard, Jean Désy, Violaine
Forest, Lise Gauvin, Serge Lamothe, etc. Je pourrais aussi énumérer les auteurs
venus du Maghreb et d’autres pays d’Afrique, dont Alain Mabanckou, des Antilles
françaises ou d’Europe.
Pour avoir un aperçu de cette diversité culturelle et
littéraire, je vous suggère Bonjour
voisine (2013), un recueil de textes réunis par Marie Hélène Poitras afin
de donner suite aux premières Rencontres québécoises à Haïti de mai 2013.
En 15 ans d’existence, Mémoire d’encrier a relevé le défi de
réunir les forces vivent d’Amérindiens, Haïtiens, Sénégalais, Palestiniens, Congolais,
Algériens et d’autres peuples dont la langue française est le point de
rencontre. Ce succès illustre bien, à mon avis, que la mondialisation peut respecter
l’identité de chacun et en faire une force vitale.
Natasha Kanapé Fontaine
Nanimissuat
Île-tonnerre
Montréal, Mémoire d’encrier, 2018, 130 p., 17 $
(papier), 9,99 $ (numérique).
L’art de cette auteure, innue de la communauté de Pessamit tout comme
Joséphine Bacon, repose sur l’étendue du patrimoine de sa culture, entre autres
de la condition des femmes. En lisant le prologue au recueil, on entre de
plain-pied dans cet univers aussi près du nôtre qu’il en est éloigné. Voyez :
« La mémoire se transmet par le sang. Mémoire écorchée, démembrée, violée.
Mémoire effacée de la conscience du peuple. Un grand vide se creuse, d’une
génération à l’autre. Lorsque le récit n’est pas raconté, il y a privation. »
Les poèmes jouent ici leur rôle d’évocateurs d’états de vie ou de sentiments
ressentis, sans jamais parvenir à être écoutés. Ainsi, en huit « Je suis »,
l’écrivaine nous fait découvrir un territoire que nos ancêtres ont voulu
effacé, sans jamais y parvenir heureusement, car y sont enfouies les seules et
uniques racines du pays.
Magali Sauves
160 rue Saint-Viateur
Ouest
Montréal, Mémoire d’encrier, 2018, 312 p., 24,95 $
(papier), 18,99 $ (numérique).
Voici un polar avec, en toile de fond, le quotidien
de la communauté juive hassidique montréalaise. Mathisyahu Blaustein, Mathis
pour les goys, a grandi dans ce microcosme social « avec un grand-père
narcissique, un raté de père, une mère dépressive, des frères et sœurs
individualistes à l’extrême et une petite sœur qui refusait de parler. » À
15 ans, il découvre son homosexualité, une tare impardonnable dans son milieu,
qu’un jeune professeur va comprendre en l’accueillant chez lui comme sur une
île où l’ado va apprendre la réalité métropolitaine dont on l’avait tenu
éloigné comme tous les enfants hassidiques. Au programme la langue française,
les règles du quotidien et une incontournable scolarisation. Mathis devient
policier, grimpe les échelons. Cette histoire est pleine de rebondissements et
de références culturelles, ce qui en fait une excellente lecture estivale. J’y
reviens d’ailleurs le 29 août prochain.
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