Rafaël Germain
Un présent infini
Montréal, Atelier 10, coll. « Documents », 2016,
96 p., 11,95 $ (papier), 6,99 $ (numérique).
De la mémoire à l’oubli
La mémoire, cette intangible
capacité longtemps l’apanage de l’être humain qui, des siècles durant, explora
mille avenues pour la sortir de son immatérialité, le dessin et l’écriture
furent les premiers modes d’expression. Il en était de même pour l’intangible
intelligence qu’on a appris à mesurer et à vulgariser au nom de l’avancement
des technologies, si bien que les plus bêtes objets sont aujourd’hui
intelligents. C’est là la périphérie de la réflexion à laquelle Rafaële Germain
nous convie dans Un présent infini, un
essai qui a de minuscule que son format.
Je retrouve ici l’analyste et la
philosophe, au sens noble du terme, que j’aimais lire à l’époque où l’écrivaine
tenait chronique dans La Presse. Le
quotidien ne s’était pas encore dématérialisé et, selon cet essai, ce nouvel
état n’est pas sans faille, pas plus que l’arrivée des médias sociaux, leur
montée et leur désormais prépondérance dans l’univers des communications
médiatiques.
Le point de départ de ces « notes
sur la mémoire et l’oubli », c’est le cancer du cerveau qui a brûlé la
mémoire et l’intelligence de G.-H. Germain, son père, jusqu’à son décès. Habile
journaliste et percutant écrivain, ce dernier entretenait un grand respect de
l’intellect des individus qu’il alimentait de sa prose soutenue. S’ajoute à ce
triste événement, l’importance démesurée qu’ont pris les appareils dits intelligents
et la mémoire qu’ils semblent avaler comme des bonbons acidulés. Serions-nous
en train de banaliser l’usage de nos facultés premières et d’en confier les
rênes à des machines? L’intelligence artificielle annoncée comme une panacée suscitera-t-elle
l’indolence collective?
Rafaële Germain réfléchit à voix
haute sur un état de fait de plus en plus généralisé, qui a pour première
conséquence une dépendance affective envers téléphone et tablette dont
l’intelligence est de dicter nos choix, entre autres par médias sociaux
interposés. L’auteure raconte avoir traversé rapidement l’univers Facebook, le
chant des sirènes qu’elle y a entendu l’ayant vite fait fuir. Les références
qu’elle fait aux travaux de différents observateurs et analystes portant sur
les rapports de la mémoire et de la technologie sont percutantes, car, non
seulement appuient-ils le propos d’Un
présent infini, mais ils obligent le lecteur à pousser lui-même plus loin
les questionnements qu’ils abordent.
Un exemple de l’urgence dans
laquelle nous plonge l’essai de Mme Germain est un récent article de Rima
Elkouri (La Presse+, 10-01-17)
intitulé « L’iPhone et les dinosaures ». Non seulement la journaliste
commente-t-elle l’ouvrage, mais elle fait un lien avec un long article d’Andrew
Sullivan intitulé « I Used to Be a Human Being » paru l’automne
dernier dans New York Magazine.
Troublant, vous dis-je, comme si ce qu’écrit Mme Germain était embrasé par le
propos de l’États-Unien.
Vivre par médias et « selfies »
interposés (Facebook, Instagram, Twitter, etc.), inscrire l’action présente
dans une éternité incontrôlable, dépendre de moins en moins de nos facultés et
capacités et de plus en plus d’artifices extérieurs. C’est là la version courte
d’une liste plus longue et surtout plus troublante de constats sur lesquels médite
Un présent infini, comme si l’être
humain était en train de s’incarcérer lui-même dans une prison de verre en
laissant les clefs à l’inconnu.
Notre mémoire, individuelle et
collective, s’érode de seconde en seconde, emportant avec elle l’Histoire et
son réservoir d’images du passé qui ne pourraient plus être garants de
l’avenir. Déjà, j’entends les « on ne pouvait pas savoir, on n’était pas
né ». La sacralisation du présent est le mythe fondateur du royaume de la
culture de l’éphémère et de son culte au discours en 140 caractères. À ce vocabulaire
hyper actuel s’ajoute les « faits alternatifs », une locution qui
illustre un mode de perception de la politique réalité, enfant naturel de la
téléréalité, où ce que l’on voit est différent qu’on soit assis à droite ou à
gauche de l’écran. Quels seront les prochains ajouts à ce curieux, sinon furieux
lexique?
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