mercredi 8 février 2017

Rafaël Germain
Un présent infini
Montréal, Atelier 10, coll. « Documents », 2016, 96 p., 11,95 $ (papier), 6,99 $ (numérique).

De la mémoire à l’oubli

La mémoire, cette intangible capacité longtemps l’apanage de l’être humain qui, des siècles durant, explora mille avenues pour la sortir de son immatérialité, le dessin et l’écriture furent les premiers modes d’expression. Il en était de même pour l’intangible intelligence qu’on a appris à mesurer et à vulgariser au nom de l’avancement des technologies, si bien que les plus bêtes objets sont aujourd’hui intelligents. C’est là la périphérie de la réflexion à laquelle Rafaële Germain nous convie dans Un présent infini, un essai qui a de minuscule que son format.
Je retrouve ici l’analyste et la philosophe, au sens noble du terme, que j’aimais lire à l’époque où l’écrivaine tenait chronique dans La Presse. Le quotidien ne s’était pas encore dématérialisé et, selon cet essai, ce nouvel état n’est pas sans faille, pas plus que l’arrivée des médias sociaux, leur montée et leur désormais prépondérance dans l’univers des communications médiatiques.



Le point de départ de ces « notes sur la mémoire et l’oubli », c’est le cancer du cerveau qui a brûlé la mémoire et l’intelligence de G.-H. Germain, son père, jusqu’à son décès. Habile journaliste et percutant écrivain, ce dernier entretenait un grand respect de l’intellect des individus qu’il alimentait de sa prose soutenue. S’ajoute à ce triste événement, l’importance démesurée qu’ont pris les appareils dits intelligents et la mémoire qu’ils semblent avaler comme des bonbons acidulés. Serions-nous en train de banaliser l’usage de nos facultés premières et d’en confier les rênes à des machines? L’intelligence artificielle annoncée comme une panacée suscitera-t-elle l’indolence collective?
Rafaële Germain réfléchit à voix haute sur un état de fait de plus en plus généralisé, qui a pour première conséquence une dépendance affective envers téléphone et tablette dont l’intelligence est de dicter nos choix, entre autres par médias sociaux interposés. L’auteure raconte avoir traversé rapidement l’univers Facebook, le chant des sirènes qu’elle y a entendu l’ayant vite fait fuir. Les références qu’elle fait aux travaux de différents observateurs et analystes portant sur les rapports de la mémoire et de la technologie sont percutantes, car, non seulement appuient-ils le propos d’Un présent infini, mais ils obligent le lecteur à pousser lui-même plus loin les questionnements qu’ils abordent.
Un exemple de l’urgence dans laquelle nous plonge l’essai de Mme Germain est un récent article de Rima Elkouri (La Presse+, 10-01-17) intitulé « L’iPhone et les dinosaures ». Non seulement la journaliste commente-t-elle l’ouvrage, mais elle fait un lien avec un long article d’Andrew Sullivan intitulé « I Used to Be a Human Being » paru l’automne dernier dans New York Magazine. Troublant, vous dis-je, comme si ce qu’écrit Mme Germain était embrasé par le propos de l’États-Unien.
Vivre par médias et « selfies » interposés (Facebook, Instagram, Twitter, etc.), inscrire l’action présente dans une éternité incontrôlable, dépendre de moins en moins de nos facultés et capacités et de plus en plus d’artifices extérieurs. C’est là la version courte d’une liste plus longue et surtout plus troublante de constats sur lesquels médite Un présent infini, comme si l’être humain était en train de s’incarcérer lui-même dans une prison de verre en laissant les clefs à l’inconnu.
Notre mémoire, individuelle et collective, s’érode de seconde en seconde, emportant avec elle l’Histoire et son réservoir d’images du passé qui ne pourraient plus être garants de l’avenir. Déjà, j’entends les « on ne pouvait pas savoir, on n’était pas né ». La sacralisation du présent est le mythe fondateur du royaume de la culture de l’éphémère et de son culte au discours en 140 caractères. À ce vocabulaire hyper actuel s’ajoute les « faits alternatifs », une locution qui illustre un mode de perception de la politique réalité, enfant naturel de la téléréalité, où ce que l’on voit est différent qu’on soit assis à droite ou à gauche de l’écran. Quels seront les prochains ajouts à ce curieux, sinon furieux lexique?

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