Louise Warren
Recueillir
Montréal, Noroît, coll. « Chemins
de traverse », 2025, 144 p., 24,95 $.
Dans un laboratoire de
création littéraire
La collection « Chemins de
traverse » des éditions du Noroît a été « créée pour permettre aux
écrivains et aux artistes de mener une réflexion sur la création, la poésie ou
l’art en général; elle se veut un lieu exploratoire de la pensée
artistique ». Depuis le premier livre de ces chemins, j’ai été attentif à
chacun d’eux, car il me donne l’impression d’entrée dans l’arrière-boutique de
son auteur-e.

L’écrivaine Louise Warren nous
propose une telle incursion dans les pages de Recueillir, un hors
collection, même s’il a tous les aspects des précédents « Chemins de
traverse ». En effet, l’auteure nous invite à regarder par-dessus son
épaule afin de découvrir différents aspects de sa quête poétique, tant
l’idéation de ses livres, si elle parvient à les faire arriver dans leur
grosseur, que dans la cueillette de divers matériaux nécessaires à d’éventuels
projets qu’elle pourrait utiliser, d’où le titre. Ce n’est donc pas par hasard
qu’elle a retenu cette phrase de Marie Darrieussecq mise en exergue :
« La veilleuse en moi est toujours allumée. »
La façon de composer cet essai
poétique m’a incité à faire de même et d’en rendre compte en utilisant des
segments « recueillis » dans la première et principale partie de
l’ouvrage. En lisant les fragments de ce livre, c’est l’écrivaine elle-même qui
vous guide. Je crois que vous voudrez ensuite lire l’ouvrage dans son entièreté
pour apprécier tout cet assemblage.
« Depuis longtemps, je
m’attache à une pratique littéraire de la citation, à laquelle j’accorde une spécificité
et un soin particulier. J’ai ponctué mes livres de citations extraites de mes
lectures, en épigraphe à un volume, un chapitre, un poème, voire un passage
dans un essai… Citer, c’est exposer. Isolée, l’épigraphe devient un tableau.
Dans cette image, les liens entre les arts visuels et la littérature se
croisent une fois de plus. »
« Avant d’écrire et de publier,
je transcrivais sur de grandes fiches Rhodia quadrillées les phrases marquantes
des livres que je lisais… Cette pratique de retranscription sur des fiches s’est
déplacée dans les carnets illustrés que j’ai tenus dans les années 1980 et
début 1990… À cette époque, j’applique à l’écriture le même procédé de
découpage que je fais subir aux images prélevées dans les magazines ou à toute
autre publication imprimée. Sans le savoir, je manipule déjà le fragment… Ainsi
j’entre en littérature par la lecture, la déchirure du papier, la citation et
le collage, ce qui a tout à voir avec l’assemblage de fragments qui constitue
pour moi un livre… Commençons par ces gestes : souligner, recueillir, découper,
déchirer, superposer, coller. Une entrée dans la matière. »
« D’abord, il y a le crayon
qui souligne. Surpiqûre, faufil, couture, nouveau pli dans le texte. Le crayon et
son parcours fléché, ses signes personnels qui encerclent les mots, mine pâle,
trace de la pensée, d’une citation à venir ou d’un texte, qui sait. Ce que
retient la trace dans le périmètre de la page. En refaire le parcours, en
reformuler le dialogue… Ainsi ma façon de lire, de découper, de coller, de citer
a façonné mon écriture. Le collage est un langage de détails, de liens
insolites, de formes qui se réinventent et où la réalité n’est plus la même, comme
dans le poème. »
[C’est exactement l’exercice à
laquelle je m’adonne en entreprenant la lecture de tout nouvel ouvrage, du
moins d’en souligner divers passages qui éclairent la trame ou la pensée de
l’auteur-e, qui sont d’une littérarité particulière ou autre. Ces passages soulignés
guideront ensuite la recension que je ferai tels des cailloux semés pour
retrouver mon chemin.]
« Un texte est une traversée
et je ressens ce temps autre qui se met en action. Je ressors quelques livres
qui pourront me servir, comme si je préparais ma valise pour un long voyage… Cet
imaginaire et celui de la maison vivent ensemble. Le rêve d’un espace inconnu
lance le signal de départ, l’arrivée du nouveau territoire. Cette image
fondatrice du livre et du lieu, je la dois certainement au coffret Andersen de
mon enfance où, pour accéder à la bibliothèque du château dans lequel se
tiennent les livres miniatures, il faut ouvrir plusieurs portes. »
« Dans une œuvre d’art, la
recherche et la création se mettent au service d’une forme. Ce travail se fait
par tâtonnement, accident, pressentiment, éveil. Je ne sais pas ce que je vais
découvrir, mais j’ai la certitude que je dois entamer ce parcours, qu’il est à
l’origine de mon écriture… Tous mes projets d’écriture se lient à une période préparatoire,
où j’ai cette impression d’écrire dans la marge des livres, en périphérie… À
présent, de plus en plus, je me retire dans un poème de peu de mots. Telle une pierre
que l’on aime, un espace de méditation. Recueillir ces états de veille me garde
lucide. »
« Les poètes sont les vigiles
du monde, ils en explorent les surfaces. Pas étonnant que toute personne qui
écrit soit sujette à l’insomnie, car cette hypervigilance la tient aussi aux
aguets lorsqu’elle observe son écriture… L’expérience d’être soi a commencé là,
elle a jailli dans les marges des barreaux, des livres et des cahiers. Un
ruisseau coule en moi, je l’entends. Depuis si longtemps j’écris dans ma tête
et je donne forme à ce lien avec l’invisible. Je vis dans cet éveil, cet élan
de créer. "Une eau vive", disait ma mère, comme si elle entendait ce
ruisseau… L’écriture d’un poème me permet d’accueillir mes incertitudes. Elle
met en œuvre mon imaginaire, ma plasticité à valoriser le langage. La manière de
décrire un paysage parle aussi de l’état que je traverse ou d’un mouvement de
la démarche. »
« Le rêve me dit d’élaguer ce
qui ne convient pas, de regarder autrement les événements du passé. »
« Marie Uguay fut la
première de mon cercle rapproché à diffuser sa poésie. Elle a contribué à
concrétiser mon désir. Je me souviens de l’ébranlement, de la joie ressentie
quand elle m’a appris la parution de son premier recueil. Ce faisceau lumineux
allait éclairer ma vie quatre ans plus tard et le rêve d’un seul livre
deviendrait une œuvre discrète, les réponses silencieuses, l’obscurité de la
nuit, le scintillement de la neige. »
« La lecture est nul doute
l’expérience par laquelle j’approche au plus près de moi-même, de cette intensité
choisie, concentrée, qui afflue dans tout mon être. Traversée par elle, je me
sens vivre… En poésie, un vers se présente comme le prêt-à-porter de la
citation. Il vient vers nous. Sorti de la trame du poème, il se révèle
autrement. Il m’arrive de ne pas reconnaître mes propres textes quand ils sont
cités. »
« Je dois retourner dans le
passé pour écrire aujourd’hui. Là est ma véritable détresse. Je sais où elle
irradie, vibre, tire mon bras. Je sais le vertige au bord de l’escalier. L’écho
du vide. Le corps touché par la peur. Écrire pour la refuser… Adolescente, je
sens que c’est par ma volonté, mes rêves, mon imaginaire et ma solitude que je m’accomplirai.
Il n’y a pas d’autre issue. L’enfance m’y a préparée, elle a été mon premier
exil. »
« Mon plus lointain
souvenir. Aller à la fenêtre, regarder la pluie. Avant d’arriver au voilage des
rideaux, contourner le divan, des piles de journaux à ne pas faire glisser, des
plantes en pot à ne pas renverser. Enfin les fenêtres françaises à tirer. Je me
pose à la vitre, m’émerveillant du fil des gouttes d’eau, de leurs croisements,
de leur fusion. Je m’emplis de ces éclats, roulements, tintements sur tout ce
que la pluie touche… Écrire m’a autorisée à être. À prendre soin de la blessure,
à veiller. »
« Était-ce le néant, un
ravin, l’abîme ou tout simplement une nouvelle forme sculptée ? Toujours cette
sensation d’être au bord du vide quand je commence un manuscrit. L’ombre est
celle du texte qui va s’élargissant, s’augmentant, ajoutant chaque jour des
strates. »
« "Le génie poétique
n’est pas le don verbal […]. C’est la divination des ruines secrètement attendues,
afin que tant de choses figées se défassent, se perdent, communiquent."
Georges Bataille! »
« Le rêve et la poésie me
permettent de faire des sauts dans le temps, de rapporter des images, des
perceptions de ces ombres mouvantes, de ces masques qui tombent. Oracles à la
manière des cartes que l’on retourne et qui fabriquent la matière d’un récit.
En littérature, on retourne les textes comme on travaille la terre, exposant à l’air
la couche souterraine. Action qui provoque une agitation intérieure, un
bouleversement, une déstabilisation. Ce léger ou profond tremblement active la
quête de sens et dynamise l’écriture. Émerge cette idée de retour sur ce
qui a été, de mise en lumière pour le réactualiser. Revenir à soi, à ses
origines, refaire le chemin, une démarche qui creuse et regagne progressivement
la poésie, la pensée, une esthétique de la matière des choses. Le retournement
vécu. »
« Je vois le fragment comme
une saisie instantanée, le surgissement d’une intensité, en accord avec le mouvement
de la pensée. L’écriture du fragment me permet de peaufiner la forme et de
rendre ces tableaux immobiles, concentrés en eux-mêmes, resserrés. » (88)
« À peine entrée dans la
bibliothèque Saint-Sulpice, à Montréal, je fus saisie par la gravité,
l’austérité et le silence des lieux. Comment oublier les vitraux, les tables et
les fauteuils en chêne, les lampes vertes au-dessus des pages des livres? Quel
jardin mystérieux. »
« En copiant ce rêve, je
vois dans le mot grésillement la mine de plomb, les pages que j’emplis.
Quelque chose meurt et me parle de mutation. À la porte du vivant, j’écris le
mot lichen. »
« La principale tâche de
l’essayiste consiste à faire des liens, même étonnants. Il est heureux que les mots
lichen et lien arrivent dans cet essai d’abord ouvert sur la
citation et le collage. En effet, me vient spontanément une image
d’excroissances, de formes inusitées, qui s’accrochent les unes aux autres et
grimpent sur les murs, les souches, les troncs, les roches… Les nuages, les
lichens, la poésie ou les bois m’offrent un laboratoire de formes, de la
calligraphie, des signatures, des signes… Lire la poésie, racler les feuilles,
regarder le paysage, espérer : autant de moments où je ressens la puissance de
ce présent silencieux. Dans cette expérience d’être soi, de respirer, de
s’accorder à ce rythme. »
« Lire, écrire, méditer,
contempler, actes d’intime connexion avec la pensée, la présence à soi. En chacun
je reconnais une dynamique, une régénérescence, une intensification du vivant… La
lecture et l’écriture stimulent le vide. Elles savent en tirer parti. Là existe
le prochain manuscrit. Ce que nous appelons le vide possède une mémoire, une
conscience, que l’écriture reconnaît. Le vide, cette matière psychique,
travaille, elle recèle une plasticité fantastique greffée aux émotions, aux
sensations, aux perceptions. Ce réservoir s’emplit et me donne de la joie. »
Pour illustrer l’ensemble de sa démarche, Louis
Warren propose une brève deuxième partie, une suite d’aphorismes exprimant des
émotions fulgurantes pouvant trouver une éventuelle utilité dans des projets à
venir. Elle éteint ainsi la lumière de son laboratoire intérieur qu’elle nous a
fait visiter. Je vous invite à faire de même et de découvrir l’originalité de
cet essai.