Claudia Larochelle
Les Disgracieuses
Montréal, Québec Amérique, coll.
« III », 2024, 136 p., 21,95 $.
« Réussir à délier toutes mes chaînes »
Confondre réalité et imaginaire : tel est l’environnement que proposent les récits publiés dans la « Collection III » des éditions Québec Amérique. Après Les repentirs (2017) de Marc Séguin, Roman familial (2018) de Maxime Olivier Mouthier, Forteresses et autres refuges (2023) de Rafaële Germain et Le destin c’est les autres (2023) de Claudine Bourbonnais, des livres dont je vous ai entretenus et six autres titres, l’écrivaine et journaliste Claudia Larochelle vient ajouter sa part de dire, de non-dire et de dire autrement.
Son enchaînement de trois « récits inspirés de moments marquants dans la vie de l’autrice » joue très bien le jeu du vrai ou du faux. Tout personnage public qu’elle soit, comme ses prédécesseurs, elle est susceptible de voir sa vie privée colporter sur les réseaux sociaux qui s’en repaissent avidement. Ainsi, bien malin qui peut faire cette distinction en lisant « Le cagibi de la hantise », « Frankenstein sur les ailes d’Ingeborg » et « Qui se nourrit d’attente risque de mourir de faim », les trois récits composant Les Disgracieuses.
Il y a, d’entrée de jeu, deux
exergues qui tracent la ligne d’horizon sur lequel l’autrice va poser la trame
de ses histoires, sans vraiment la quitter. « Je ne construis pas un
personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été. » (Annie
Ernaux, Mémoire de fille, 2016); « Je bifurque : surtout, il
ne faut pas prendre les livres au pied de la lettre, on en rajoute pour
émouvoir; la réalité est toujours en deçà, elle est décevante, c’est pour ça
que ce n’est pas elle qu’on raconte. » (Philippe Besson, Dîner à
Montréal, 2020)
Que se passe-t-il dans le placard
des angoisses de l’adolescente du premier récit? Ce réduit se trouve dans un
collège privé de jeunes filles de bonne famille, institution menée de main de
maîtresses par des religieuses. Nous sommes au cours des années 1990, la
Révolution tranquille a fait son œuvre et il ne reste que quelques vestiges du
Québec du temps passé, dont certains couvents ou collèges. Non seulement les bonnes
sœurs sont-elles garantes de bonne conduite et d’une éducation appropriée, mais
elles veillent à ce que ces oiselles ne fréquentent pas la gent masculine de
trop près.
Heureusement, il y a des groupes
d’amies qui ont leur propre code régissant leur quête d’une personnalité
qu’elles croient leur convenir; par exemple, fumer la cigarette est alors un
signe de distinction et de maturité. Plus important pour elles : faire des
plans d’avenir tels des châteaux en Espagne dont elles seraient les maîtres,
sinon les maîtresses.
Les amies de la narratrice,
appelons-la Claudia, ont un esprit de classe – tant scolaire que sociale – qui
les distingue, surtout des filles qui fréquentent l’école voisine, bien que leur
concédant le droit de leur vendre des cigarettes un dollar pièce. « Dès
lors, la clope est devenue un symbole de la transgression qui ne m’a jamais
lâché. » (40) Mais, les violations de certaines règles de la vie en
société des adolescentes des années 1990 se multiplient presque à chaque
occasion possible. Le suicide d’un garçon de leur âge remet ainsi en question
leurs certitudes, le baiser avec la langue d’une compagne sème le doute, les
squelettes s’accumulent ainsi dans le placard de chacune.
« Puisque je n’ai jamais su
me contenter du réel, que je cherche un sens à tout, je me suis raccrochée aux
beaux mensonges de Ouija à l’été 1994… Depuis, j’ai remplacé Ouija par l’oracle
rock conçu par Virginie Despentes, mis en images par La Rata, tatoueuse et
illustratrice. » (24-25) La réalité la rattrape pourtant, notamment par le
féminicide de Mélanie, dix-neuf ans, et de Marie-Chantal, dix ans. « Si
moi, j’avais le droit de rester vivante, je me devais aussi de les venger. Œil
pour œil, dent pour dent. J’ai l’esprit vengeur et la loi du talion gravée sur
le cœur. » (36)
Comme pour tamiser le jet de
lumière vive que la narratrice envoie sur des événements de son adolescence,
utilisant parfois le filtre du futur présent, dont ce que la maternité lui
apprit ou les hommes avec qui elle a fait un bout de chemin, cela lui permet de
relativiser certains événements. « Le temps magnifie le passé pour rendre
le présent plus vivable. » (45) D’ailleurs : « Un des plaisirs
de vieillir tient dans le fait de savoir enfin tirer les ficelles de ce qui
nous donne satisfaction… Si je connais maintenant la voie à suivre pour
atteindre mes buts, je doute toujours de la valeur du résultat. » (46)
Le second récit,
« Frankenstein sur les ailes d’Ingeborg », nous amène dans l’univers
du journalisme et des attentes de la jeune femme qui a choisi d’y faire
carrière comme son idole Reine Malo, alors au firmament des vedettes de
l’information culturelle. Le hasard étant ce qu’il est, le nom de Reine Malo
m’a ramené à mon adolescence, à Joliette, où la fort jolie jeune femme était un
rêve incarné pour les garçons de mon âge, certains jaloux de son amoureux
d’alors.
L’entrée de Claudia, le
personnage, dans le milieu du journalisme tel qu’elle l’avait imaginé, ne fut
pas à la hauteur de ses attentes. Après ses études à l’UQAM et les stages non
rémunérés, des années de croix et de bannière l’attendaient, le machisme de ses
collègues masculins et de certains patrons de presse, dont elle devait taire
les gestes et commentaires déplacés, la guettait sans cesse. « Il m’est
arrivé de m’en vouloir à mort en pensant que j’avais sans doute cherché
l’attention de ces messieurs, leur acceptation… Y repenser dans mes nuits
d’insomnie et faire taire l’angoisse à coups de somnifères. Viendraient la
poudre et le champagne. » (53)
« Il y a les amies, aussi.
Les Veilleuses… Ce qu’elles ont dû en baver, les résistantes ou les
désenchantées, à force de se heurter aux vices de leur époque, que ce soit en
journalisme, en littérature ou ailleurs. Puis, il faut bien l’avouer, je ne suis
pas dépourvue d’orgueil. » (55) Cette confiance en soi, vraie ou imaginée,
la pousse-t-elle au compromis, voire à la compromission? « Je ne suis pas
une victime, je suis de celles qui qui constatent et s’évertuent à dénoncer
pour ne jamais qu’on oublie que dans les années 90 et jusqu’à récemment, le
manège du sexisme ordinaire ou systémique se poursuivait. » (57)
Dénonciation d’un état de fait
d’avant et d’après « moi aussi », toujours est-il que le gouffre
existentiel dans lequel la narratrice est plongée et dans lequel elle s’enfonce
un litre d’alcool à la fois entre deux mésaventures. « Pourtant, chaque
fois que j’ai renoncé à cette morale pour embrasser le diable, les lendemains
se sont avérés brutaux, et la honte a été glaçante. » (60) Dans ces
combats, du cœur et du corps, les autres femmes du milieu ne sont pas jamais de
vraies alliées, car elles sont fidèles au « boys club » qu’elles ont
conquis, le croient-elles du moins.
La maternité et l’engagement
bénévole à la Maison Jouvence s’avèrent de bon catalyseur d’énergie positive
face à cette constante adversité du milieu de travail. Le sommet, si tant est,
de toute cette malveillance survient lorsqu’elle interviewe Alain
Robbe-Grillet, père du nouveau roman français devenu vieillard cacochyme, lui
prend un sein, geste négligeable si l’on considère l’histoire de Matzneff,
pédophile patenté.
La vision idyllique de la
profession de journaliste, le désir de performance qui se traduit par le succès
ou même l’admiration se heurtent à une réalité connue du milieu, mais rarement
dénoncée, la loi du talion étant imposée. « J’ai le réflexe de pardonner à
celle que j’étais, il y a plus de vingt ans, de vouloir la délester du poids
des regrets, lui permettre de se libérer de la honte d’avoir été ou de ne pas
avoir été, d’avoir fait ou de ne pas avoir fait… On ne m’atteindra plus. »
(79)
N’en demeure pas moins que la
narratrice a, malgré tout, gardé une vision idéalisée de la profession de
journaliste, malgré un regard critique sur ce qu’elle observe sur le terrain.
« Avec le recul… je me sens enfin capable, sans peur, de témoigner
ouvertement de la toxicité du milieu, tout en cultivant ce regard autocritique
qui me fait aspirer à davantage de professionnalisme. » (80)
De l’adolescente cherchant à être
autant qu’à paraître à la journaliste idéaliste désillusionnée, l’écrivaine
réfléchit : « Qui se nourrit d’attente risque de mourir de
faim. » J’aimerais que la troisième histoire tienne plus du rêve que de la
réalité, mais il semble que Claudia Larochelle, son double du moins, attire
plus la déconvenue que le succès en matière des relations entre les femmes et
les hommes.
Au cœur de ce dernier récit, le
vilain se prénomme Théo, politicien réputé à la personnalité de séducteur. L’autrice
reprend presque à la lettre le scénario stéréotypique des relations adultérines
où l’homme marié a le beau rôle, imposant sa loi sans recours possible. Le
personnage féminin imaginé souffre d’une dépendance affective envers un homme
pour qui seuls ses diktats ont de l’importance. Dans ce contexte, il n’est
jamais question de laisser sa légitime épouse et, si une telle idée est
formulée, l’amant coupe net la relation, du moins le temps que l’amante
réfléchisse à deux fois avant d’évoquer cet impossible scénario.
« Comment mon féminisme
assumé, assombri par aucune incertitude, comment mes centaines de lectures des
plus grandes guerrières de tous les temps, mes écrits, réflexions et propres
affranchissements depuis l’adolescence avaient pu me mener dans cette
soumission » (100), se demande la narratrice. Un tel asservissement est
une drogue dure : « Accro aux sensations qu’il allait m’offrir pour
me garder prisonnière de son ego, je traquais sa présence dans les
médias. » (105)
Évoquant un roman de Chloé
Delaume, elle écrit que, contrairement à l’héroïne de Pauvre folle,
« ma psyché se trouvait capable d’accueillir les contradictions et
paradoxes, de retourner piétiner les mêmes terrains minés, m’y enfonçant même
la tête jusqu’aux orteils pour être bien sûre que je n’en sorte pas. »
(111)
C’est dans un autre livre, L’événement
d’Annie Ernaux, qu’elle trouve les mots qui la décrivent le mieux :
« Il est une chose dont je suis sûre plus que tout : les choses me
sont arrivées pour que j’en rende compte. Et le véritable but de ma vie est
peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes
pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et
de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des
autres. » (116)
Cet apprentissage à la dure du
sentiment amoureux connaît de meilleurs jours à la naissance de ses enfants, la
découverte de son rôle de mère, l’excellente relation avec leur père après leur
séparation et la présence de son « Bien-Aimé ». C’est d’ailleurs ce
dernier qui boucle la trame du récit en parvenant patiemment à démêler trois
colliers, « à délier toutes mes chaînes », métaphore faisant image.
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