mercredi 28 août 2024

Claudia Larochelle

Les Disgracieuses

Montréal, Québec Amérique, coll. « III », 2024, 136 p., 21,95 $.

« Réussir à délier toutes mes chaînes »

Confondre réalité et imaginaire : tel est l’environnement que proposent les récits publiés dans la « Collection III » des éditions Québec Amérique. Après Les repentirs (2017) de Marc Séguin, Roman familial (2018) de Maxime Olivier Mouthier, Forteresses et autres refuges (2023) de Rafaële Germain et Le destin c’est les autres (2023) de Claudine Bourbonnais, des livres dont je vous ai entretenus et six autres titres, l’écrivaine et journaliste Claudia Larochelle vient ajouter sa part de dire, de non-dire et de dire autrement.

Son enchaînement de trois « récits inspirés de moments marquants dans la vie de l’autrice » joue très bien le jeu du vrai ou du faux. Tout personnage public qu’elle soit, comme ses prédécesseurs, elle est susceptible de voir sa vie privée colporter sur les réseaux sociaux qui s’en repaissent avidement. Ainsi, bien malin qui peut faire cette distinction en lisant « Le cagibi de la hantise », « Frankenstein sur les ailes d’Ingeborg » et « Qui se nourrit d’attente risque de mourir de faim », les trois récits composant Les Disgracieuses.

Il y a, d’entrée de jeu, deux exergues qui tracent la ligne d’horizon sur lequel l’autrice va poser la trame de ses histoires, sans vraiment la quitter. « Je ne construis pas un personnage de fiction. Je déconstruis la fille que j’ai été. » (Annie Ernaux, Mémoire de fille, 2016); « Je bifurque : surtout, il ne faut pas prendre les livres au pied de la lettre, on en rajoute pour émouvoir; la réalité est toujours en deçà, elle est décevante, c’est pour ça que ce n’est pas elle qu’on raconte. » (Philippe Besson, Dîner à Montréal, 2020)

Que se passe-t-il dans le placard des angoisses de l’adolescente du premier récit? Ce réduit se trouve dans un collège privé de jeunes filles de bonne famille, institution menée de main de maîtresses par des religieuses. Nous sommes au cours des années 1990, la Révolution tranquille a fait son œuvre et il ne reste que quelques vestiges du Québec du temps passé, dont certains couvents ou collèges. Non seulement les bonnes sœurs sont-elles garantes de bonne conduite et d’une éducation appropriée, mais elles veillent à ce que ces oiselles ne fréquentent pas la gent masculine de trop près.

Heureusement, il y a des groupes d’amies qui ont leur propre code régissant leur quête d’une personnalité qu’elles croient leur convenir; par exemple, fumer la cigarette est alors un signe de distinction et de maturité. Plus important pour elles : faire des plans d’avenir tels des châteaux en Espagne dont elles seraient les maîtres, sinon les maîtresses.

Les amies de la narratrice, appelons-la Claudia, ont un esprit de classe – tant scolaire que sociale – qui les distingue, surtout des filles qui fréquentent l’école voisine, bien que leur concédant le droit de leur vendre des cigarettes un dollar pièce. « Dès lors, la clope est devenue un symbole de la transgression qui ne m’a jamais lâché. » (40) Mais, les violations de certaines règles de la vie en société des adolescentes des années 1990 se multiplient presque à chaque occasion possible. Le suicide d’un garçon de leur âge remet ainsi en question leurs certitudes, le baiser avec la langue d’une compagne sème le doute, les squelettes s’accumulent ainsi dans le placard de chacune.

« Puisque je n’ai jamais su me contenter du réel, que je cherche un sens à tout, je me suis raccrochée aux beaux mensonges de Ouija à l’été 1994… Depuis, j’ai remplacé Ouija par l’oracle rock conçu par Virginie Despentes, mis en images par La Rata, tatoueuse et illustratrice. » (24-25) La réalité la rattrape pourtant, notamment par le féminicide de Mélanie, dix-neuf ans, et de Marie-Chantal, dix ans. « Si moi, j’avais le droit de rester vivante, je me devais aussi de les venger. Œil pour œil, dent pour dent. J’ai l’esprit vengeur et la loi du talion gravée sur le cœur. » (36)

Comme pour tamiser le jet de lumière vive que la narratrice envoie sur des événements de son adolescence, utilisant parfois le filtre du futur présent, dont ce que la maternité lui apprit ou les hommes avec qui elle a fait un bout de chemin, cela lui permet de relativiser certains événements. « Le temps magnifie le passé pour rendre le présent plus vivable. » (45) D’ailleurs : « Un des plaisirs de vieillir tient dans le fait de savoir enfin tirer les ficelles de ce qui nous donne satisfaction… Si je connais maintenant la voie à suivre pour atteindre mes buts, je doute toujours de la valeur du résultat. » (46)

Le second récit, « Frankenstein sur les ailes d’Ingeborg », nous amène dans l’univers du journalisme et des attentes de la jeune femme qui a choisi d’y faire carrière comme son idole Reine Malo, alors au firmament des vedettes de l’information culturelle. Le hasard étant ce qu’il est, le nom de Reine Malo m’a ramené à mon adolescence, à Joliette, où la fort jolie jeune femme était un rêve incarné pour les garçons de mon âge, certains jaloux de son amoureux d’alors.

L’entrée de Claudia, le personnage, dans le milieu du journalisme tel qu’elle l’avait imaginé, ne fut pas à la hauteur de ses attentes. Après ses études à l’UQAM et les stages non rémunérés, des années de croix et de bannière l’attendaient, le machisme de ses collègues masculins et de certains patrons de presse, dont elle devait taire les gestes et commentaires déplacés, la guettait sans cesse. « Il m’est arrivé de m’en vouloir à mort en pensant que j’avais sans doute cherché l’attention de ces messieurs, leur acceptation… Y repenser dans mes nuits d’insomnie et faire taire l’angoisse à coups de somnifères. Viendraient la poudre et le champagne. » (53)

« Il y a les amies, aussi. Les Veilleuses… Ce qu’elles ont dû en baver, les résistantes ou les désenchantées, à force de se heurter aux vices de leur époque, que ce soit en journalisme, en littérature ou ailleurs. Puis, il faut bien l’avouer, je ne suis pas dépourvue d’orgueil. » (55) Cette confiance en soi, vraie ou imaginée, la pousse-t-elle au compromis, voire à la compromission? « Je ne suis pas une victime, je suis de celles qui qui constatent et s’évertuent à dénoncer pour ne jamais qu’on oublie que dans les années 90 et jusqu’à récemment, le manège du sexisme ordinaire ou systémique se poursuivait. » (57)

Dénonciation d’un état de fait d’avant et d’après « moi aussi », toujours est-il que le gouffre existentiel dans lequel la narratrice est plongée et dans lequel elle s’enfonce un litre d’alcool à la fois entre deux mésaventures. « Pourtant, chaque fois que j’ai renoncé à cette morale pour embrasser le diable, les lendemains se sont avérés brutaux, et la honte a été glaçante. » (60) Dans ces combats, du cœur et du corps, les autres femmes du milieu ne sont pas jamais de vraies alliées, car elles sont fidèles au « boys club » qu’elles ont conquis, le croient-elles du moins.

La maternité et l’engagement bénévole à la Maison Jouvence s’avèrent de bon catalyseur d’énergie positive face à cette constante adversité du milieu de travail. Le sommet, si tant est, de toute cette malveillance survient lorsqu’elle interviewe Alain Robbe-Grillet, père du nouveau roman français devenu vieillard cacochyme, lui prend un sein, geste négligeable si l’on considère l’histoire de Matzneff, pédophile patenté.

La vision idyllique de la profession de journaliste, le désir de performance qui se traduit par le succès ou même l’admiration se heurtent à une réalité connue du milieu, mais rarement dénoncée, la loi du talion étant imposée. « J’ai le réflexe de pardonner à celle que j’étais, il y a plus de vingt ans, de vouloir la délester du poids des regrets, lui permettre de se libérer de la honte d’avoir été ou de ne pas avoir été, d’avoir fait ou de ne pas avoir fait… On ne m’atteindra plus. » (79)

N’en demeure pas moins que la narratrice a, malgré tout, gardé une vision idéalisée de la profession de journaliste, malgré un regard critique sur ce qu’elle observe sur le terrain. « Avec le recul… je me sens enfin capable, sans peur, de témoigner ouvertement de la toxicité du milieu, tout en cultivant ce regard autocritique qui me fait aspirer à davantage de professionnalisme. » (80)

De l’adolescente cherchant à être autant qu’à paraître à la journaliste idéaliste désillusionnée, l’écrivaine réfléchit : « Qui se nourrit d’attente risque de mourir de faim. » J’aimerais que la troisième histoire tienne plus du rêve que de la réalité, mais il semble que Claudia Larochelle, son double du moins, attire plus la déconvenue que le succès en matière des relations entre les femmes et les hommes.

Au cœur de ce dernier récit, le vilain se prénomme Théo, politicien réputé à la personnalité de séducteur. L’autrice reprend presque à la lettre le scénario stéréotypique des relations adultérines où l’homme marié a le beau rôle, imposant sa loi sans recours possible. Le personnage féminin imaginé souffre d’une dépendance affective envers un homme pour qui seuls ses diktats ont de l’importance. Dans ce contexte, il n’est jamais question de laisser sa légitime épouse et, si une telle idée est formulée, l’amant coupe net la relation, du moins le temps que l’amante réfléchisse à deux fois avant d’évoquer cet impossible scénario.

« Comment mon féminisme assumé, assombri par aucune incertitude, comment mes centaines de lectures des plus grandes guerrières de tous les temps, mes écrits, réflexions et propres affranchissements depuis l’adolescence avaient pu me mener dans cette soumission » (100), se demande la narratrice. Un tel asservissement est une drogue dure : « Accro aux sensations qu’il allait m’offrir pour me garder prisonnière de son ego, je traquais sa présence dans les médias. » (105)

Évoquant un roman de Chloé Delaume, elle écrit que, contrairement à l’héroïne de Pauvre folle, « ma psyché se trouvait capable d’accueillir les contradictions et paradoxes, de retourner piétiner les mêmes terrains minés, m’y enfonçant même la tête jusqu’aux orteils pour être bien sûre que je n’en sorte pas. » (111)

C’est dans un autre livre, L’événement d’Annie Ernaux, qu’elle trouve les mots qui la décrivent le mieux : « Il est une chose dont je suis sûre plus que tout : les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte. Et le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. » (116)

Cet apprentissage à la dure du sentiment amoureux connaît de meilleurs jours à la naissance de ses enfants, la découverte de son rôle de mère, l’excellente relation avec leur père après leur séparation et la présence de son « Bien-Aimé ». C’est d’ailleurs ce dernier qui boucle la trame du récit en parvenant patiemment à démêler trois colliers, « à délier toutes mes chaînes », métaphore faisant image.

Les Disgracieuses a quelque chose d’une thérapie qui permet à l’écrivaine de faire un bilan de sa vie à la fin de la quarantaine. Que ce soit avec ses consœurs d’école, avec son entrée dans une salle de presse, avec sa quête inconditionnelle d’un amour éthéré, la Claudia du livre a quelque chose du maître chanteur prénommé Théo : être au centre de toutes, de tous et même de tout. Dire que le livre est un « ego trip » serait faire court, sans être faux. Il est cependant ce que Claudia Larochelle a voulu en faire : écrire à l’encre des douleurs des récits utiles pour des générations de femmes actuelles et à venir.

Aucun commentaire:

Publier un commentaire