mercredi 3 juillet 2024

Hugues Corriveau

Autour de l’enfance

Montréal, Mains libres, coll. « Nouvelles », 2024, 138 p., 23,95 $.

« Au fond, ça peut faire tout c’qu’on leur apprend »

Hugues Corriveau est poète, romancier, nouvelliste, essayiste et critique littéraire à l’impressionnante carrière, à l’œuvre généreuse. Certes, ce n’est pas au nombre d’ouvrages qu’on reconnaît un grand écrivain, mais à l’évolution de son style et de l’appropriation qu’il fait de l’appareil littéraire, ce qui se constitue la littérarité originale de son œuvre.

L’écrivain Corriveau propose aujourd’hui Autour de l’enfance, un recueil de 22 nouvelles regroupées en deux segments, « côté clair » et « côté sombre ». Chacune de ces histoires brèves rappelle ces films super-8 longtemps à la mode dans les familles modérément fortunées qui captait le moindre événement d’importance comme d’autres le faisaient grâce aux innombrables photos ou diapositives.

La narration est généralement assumée par une voix hors champ, omnisciente, dont le monologue décrit un événement précis, le titre de la nouvelle en évoquant le sujet. Par exemple, Thomas le lecteur, Jules le discret, la chatte et l’enfant, le deux dollars, le jour du père, l’enfant envasé, etc.

Il n’y a pas à proprement parler de « morale de l’histoire » comme dans les fables, mais un certain regard sur l’action décrite ou racontée qui guide la compréhension du lecteur là où l’écrivain veut l’amener. Il en est ainsi du « garçon sur la chaise » où le narrateur est aussi un des deux personnages en action. Cet enfant raconte cet autre assis dans un fauteuil roulant : « Nous restons là, lui prisonnier de son fauteuil, moi me tenant debout face à lui. Un grand silence nous protège du reste du monde, crée une bulle de tranquillité qui nous pénètre d’un bienfait sans nom. » Se dessine, en peu de mots, le rapprochement des protagonistes jusqu’au silence absolu qu’impose la disparition du plus faible, le narrateur ignorant la cause, mais supputant le décès.

« Jumeaux », un des plus longs textes du recueil, raconte Éloi et Élie, les jumeaux du titre, qui éprouvent une dépendance affective l’un envers l’autre, les déboires et les joies, que cette fusion émotionnelle leur fait vivre. La puissance de cette gémellité les fait basculer en dehors de toute réalité, la leur suffisant largement. « Ils sont pris dans un étau. Forcés de se replier sur eux-mêmes dans la trop pesante beauté de leur prénom, dans la fable qu’ils représentent, pipistrelle [chauve-souris] et polatouche dans la nuit quand ils se sauvent près de la falaise, si tentés de se jeter du haut du promontoire, saut dans l’effervescence de Dieu. » Cette nouvelle est une véritable symphonie d’euphonies, ces sons qui en cachent d’autres, comme ceux de leur prénom, Élie et Éloi, devenant « Et lis les lois ».

« L’espace clos » relate la rencontre de François et de Noah. « Quand, de force, on le [François] dehors, c’est pour le laisser tomber dans la solitude moite de l’été. Pour qu’il joue avec sa tristesse de petit garçon expulsé vers l’extérieur, vidangé au milieu des bruits des élytres. » C’est ainsi qu’apparaît Noah : « L’enfant noir se remet debout et marche sans prendre garde ni aux tiges, ni aux corolles, ni aux insectes coupeurs de chair. Il se rapproche de François assis… Ils admirent le désastre des fleurs écrasées par Noah et ils sourient. » Les garçons font des interdits des adultes un jeu dévastateur qui les mène au-delà de la palissade devenue l’inutile protectrice du jardin.

La dernière nouvelle du « côté clair » associe sept brefs récits comme autant d’arrêts sur image d’un instant fulgurant. Ainsi « Jouer avec le cochon » où l’amusement des sœurs Germaine et Caroline m’est apparu pour le moins déstabilisant. Je vous fais grâce du plaisir charnel de voir égorger l’animal, car on « ne peut pas soupçonner qu’il y a pire que d’assister à l’égorgement d’un cochon, je n’aurais jamais pu, jamais pu supposer pire que cette histoire. »

Dans l’ensemble du recueil, cette histoire annonce celles de la seconde et leur « côté sombre ». Encore là, onze nouvelles semblables à l’envers de l’endroit, au bien du mal. Nous sommes toujours dans le monde de l’enfance qui est sans frontières autres que celles qu’on leur impose et dont ils trouvent parfois une façon de contourner.

Je note au passage – « Il est un chasseur de dinosaures époufroyables. » –qualificatif qui rappelle le regretté Claude Gauvreau « surtout reconnu pour son langage exploréen, une glossolalie poétique et un travail sur la langue basé sur l’automatisme. » (Wikipédia, 14-05-24)

Ainsi, il y a petit Pierre, l’antihéros du texte intitulé « Le deux dollars » où il est victime de la violence perverse de ses camarades plus âgés de l’école primaire. Non seulement l’enfant est-il violenté verbalement et physiquement, mais ses peurs sont aussi alimentées par sa mère qui ignore cette violence, son fils ne se résolvant pas à le lui dire. Un jour pourtant, il « garde ses sous pour qu’il puisse vivre dans les livres et dans les dessins. »

La violence des enfants n’a rien d’infantile pour la victime et les bourreaux. Celle que subit « Lula, la belle » à cause de son surpoids est aussi difficile à supporter que celle de Pierre dans le précédent récit. Victime des railleries et des mauvais coups de ses camarades, madame Louise, son enseignante, ne sait comment réagir le jour où Raphaëlle plante « la pointe de son compas dans le dos de Lola afin de vérifier si elle ne va pas se dégonfler "comme une baudruche". « Elle est complètement dépassée. Elle ne veut pas d’ennui, la voici avec une blessée qui râle. Il lui faudrait comprendre pourquoi on imagine toujours les enfants sans méchanceté. »

Le titre, « L’Eulalie à son papa », annonce hélas! l’ignominie d’une relation incestueuse que l’écrivain aborde avec le plus de délicatesse possible en évoquant la situation et en décrivant le trouble physique et psychologique de la jeune fille. Le défi pour Hugues Corriveau consiste ici à écrire une page de littérature à partir d’une situation sur laquelle il n’y a que de l’ignoble à dire, et il y parvient en faisant le récit du côté de l’enfant et de l’ampleur de son émoi aussi vif que sa fin tragique.

En refermant Autour de l’enfance, je me suis souvenu de L’enfance (Noroît / Phi,1994), un recueil de Corriveau dont les « poèmes en prose baignent dans l’eau tantôt calme, tantôt trouble des évocations les plus sensibles de ce que l’enfance inspire » et qui, trente ans plus tard, sont devenus des récits tout aussi évocateurs. M’est aussi venue en mémoire une strophe d’une chanson de Paul Piché, « L’escalier », où il est dit : « Pis les enfants c’est pas vraiment vraiment méchant / Ça peut mal faire ou faire mal de temps en temps / Ça peut cracher, ça peut mentir, ça peut voler / Au fond, ça peut faire tout c’qu’on leur apprend ».

Hugues Corriveau, le critique redouté, est ici un redoutable prosateur dont les récits sont teintés d’une poésie sur laquelle se pose la trame, qu’elle soit délicate ou impertinente.

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