Elsa Pépin
Le fil du vivant
Québec, Alto, coll. « Coda »,
2023, 148 p., 17,95 $ (papier), 10,99 $ (numérique).
Vraie fiction ou réalité fictive
M’éloigner des livres durant la pause estivale : une pratique salutaire que j’ai toujours peine à adopter, sinon en lisant autrement. J’y suis parvenu l’été dernier en une pure dilettante qui m’a fait choisir des récits plus près des inquiétudes climatiques envahissantes et des incertitudes belliqueuses couvant dans l’air de la planète.
Je me suis ainsi approprié Le
fil du vivant, réédition en format de poche du remarquable roman d’Elsa
Pépin qui raconte la vie d’Iona, d’une adolescence délinquante aux engagements d’une
mère, en oubliant la femme qu’elle est devenue et qu’elle n’aura pas le choix
de rattraper.
La trame du récit se déroule en
deux temps deux mouvements : « Les meurt-de-soif » et « Les
réincarnés ». Chacun compte de sept à neuf séquences, identifiées de telle
façon qu’elles sont en lien direct avec la façon de mesurer le temps, différente
pour chacune. Ainsi, « Les meurt-de-soif » marque le temps d’une insouciance
assumée en suggérant des nuits folles et leurs lendemains, alors que le temps
de « Les réincarnés » est une question de mois, à l’exception de la
sixième séquence intitulée « Dernière dernière nuit » comme un rappel
du temps passé.
D’entrée de jeu, on lit le point d’ancrage
de ces deux fragments d’une même vie, celle d’Iona rappelons-le, alors qu’elle nourrit
l’assoiffé bébé Arthur, un « meurt-de-soif » fort différent de son aînée
Joséphine dont Nils, le père, mesurait le temps entre deux boires et la durée
de chacun sur un tableau Excel. Iona assume désormais cette maternité et toutes
les inquiétudes qui viennent avec, entre autres les reproches qu’on lui adresse
d’enfanter alors que la planète se meurt. Heureusement, elle a les encouragements
de Manu, son amie de toujours; toutes deux ont connu une enfance où on faisait
apprendre le piano, le ballet ou les autres activités culturelles réservées aux
filles de bonne famille. C’est aussi avec Manu qu’elle a découvert les plaisirs
interdits et les abus de toutes sortes les libérant de la rigueur de la discipline
familiale ou artistique.
C’est ce qu’on découvre au fil
des pages de « les meurt-de-soif » alors qu’Iona prend tous les
détours qui lui sont offerts pour se forger une personnalité qui lui soit
propre et non celle qu’on a voulu lui greffer et que son corps refusait jour après
jour. Quand Nils apparut, il était d’abord un partenaire de passage, ni
meilleur ni pire que les autres, juste un peu plus modéré dans sa démesure. Comme
elle, il avait laissé sa famille en rejetant son mode de vie aristocratique,
sans pour autant s’en dissocier.
Le cliché « sex, drug and
rock and roll » fait image de cette quête d’un inconnu fantasmé qu’Iona poursuit
jusqu’à ce qu’un certain Benoît abuse : « C’est ici que je découvre
notre méprise. Nous pensions élargir nos limites à coups de stupéfiants, mais
le souffle artificiel de la dope contracte le cœur à mesure qu’il l’ouvre… Une
frontière s’est tracée entre nos destructions fictives et la destruction
réelle, entre nos absences momentanées et l’accident de ce gars qui ne doit pas
avoir vingt ans, qui risque de perdre la vie, avalé par le bonheur artificiel. »
(118-119)
Partager les us et coutumes des « meurt-de-soif »
a quelque chose d’étourdissant tellement la romancière est parvenue à nous
faire vivre leurs préoccupations et leurs abus. Jamais leurs choix sont-ils
jugés, mais ils nous font entrer dans l’univers de personnages fort bien
décrits. Tout est une question de perceptions, le récit étant d’abord une
question d’impressions, celles d’Iona, qui est aussi la narratrice.
Il en va autrement du côté des « réincarnés ».
Ils nous plongent dans un marasme environnemental qui fait fuir les citadins
vers la montagne au fur et à mesure que l’eau envahit les terres sans s’arrêter.
Iona, Nils et leurs enfants n’ont d’autre choix que d’aller du côté du domaine familial
où habitent Sophia, la sœur de Nils, et John, son époux. Habitués à l’individualisme
citadin, ils sont obligés de passer à un communautarisme exigu dont le
leadership, indiscutable, est assumé par Sophia. Heureusement pour Iona, Manu
et son fils Milan les rejoint; ce dernier est, dans une certaine façon, le miroir
des abus de jeunesse de sa mère, à la différence qu’il est devenu accro aux
drogues ce que la vie communale exacerbe.
« Un autre barrage a cédé,
des pannes d’électricité s’étendent sur tout le territoire, des gens dévalisent
les magasins, mais je ne vois que ça, je n’ai que ça en tête : ma maison
inhabitable. Où vont grandir mes enfants? Comment se construit-on, chassé de
chez soi? » (149) Même si Sophia a presque tout prévu – nourriture, générateur
et essence, etc. – la personnalité de chacun, autant parents qu’enfants, joue
de leurs instincts et de leur grégarisme. Nils semble celui qui s’en sort le
moins bien comme l’explique Iona : « La peur redoutable de ce qu’il
ne domine pas, projetée sur cette tache dérobée aux mathématiques, cette part
cachée du savoir que je chéris comme un fragment de mystère, ce qui me permet
de croire que tout n’est pas encore fixé. » (153)
Plus le temps passe, plus les
difficultés s’accroissent, plus l’individualisme prend le dessus, plus la cellule
artificielle de leur vie tribale s’effrite. « Nos chicanes s’enfonçaient dans
la glaise de purs duels rhétoriques. » (153) Tant et si bien qu’en fin de
compte il ne reste qu’Iona, ses enfants et Manu, les autres ayant fui, chacun de
façon différente. Jusqu’à quand vont-ils survivre et dans quel état? Si Iona et
Manu n’ont pas de réponse quant à la durée et à la manière de résister, elles s’épaulent
l’une l’autre tout en protégeant Arthur et Joséphine, les enfants.
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