mercredi 18 janvier 2023

Marc Séguin

Un homme et ses chiens

Montréal, Leméac, 2022, 168 p., 21,95 $.

L’art de vivre : rêver juste

Je vous ai entretenus de tous les livres que l’artiste multidisciplinaire Marc Séguin a fait paraître. De La foi du braconnier (2009) à Jenny Sauro (2020), il a publié cinq romans rapidement réédités en format de poche par Bibliothèque québécoise, un indice de leur intérêt littéraire et de la popularité de ces histoires. S’ajoutent à ces récits un recueil de poésie et un autre de chroniques, sans oublier L’atelier (2021), un journal de bord illustrant le quotidien de son travail d’artiste peintre.

Où son imaginaire allait-il nous amener dans les pages d’Un homme et ses chiens? J’allais spontanément écrire dans l’univers du peintre Jean-Paul Riopelle, la moitié du récit se déroulant sur l’île aux Naufrages, pareille à l’Île-aux-Oies où Séguin a ses quartiers de chasse, une île jointe par les battures à L’Isle-aux-Grues où Riopelle vécut les dernières années de sa vie et réalisa cette suite remarquable de toiles évoquant les voyageuses saisonnières. N’allons pas trop vite, nous reviendrons à Montmagny.

L’homme du titre sera toujours l’homme, sans nom comme l’enfant qu’il fut et l’adulte que son enfance lui a appris à être grâce à l’éducation que sa mère lui a donnée, un apprentissage s’appuyant sur l’art d’observer, d’apprécier et de s’engager en respectant la parole donnée. Toute une femme que cette infirmière élevant seule son fils en lui donnant des valeurs qui le marqueront à jamais et auxquelles il fera souvent référence. Malgré cela, l’absence du père laissa quelques traces, moins cependant que lorsque sa mère lui apprit la chimère du père Noël.

Pour que l’enfant se responsabilise, elle accepte qu’il garde un chien errant, Mujo, le premier d’une fratrie à laquelle l’enfant sera aussi fidèle qu’elle le sera à son égard. C’est d’ailleurs par le langage des animaux que l’enfant devenu homme communiquera avec son entourage, celui de son enfance comme celui des chasseurs qu’il guidera plus tard. Ce sera aussi le respect que les femmes dont il se croira amoureux porteront à ses compagnons qui encadreront la durée de leur compagnonnage.

Si l’homme est sans nom, il en va autrement pour ses chiens. Il y a eu Mujo, le chien perdu de son enfance qui devint son confident, témoin de ses colères et des misères que ses camarades faisaient subir au petit rouquin qu’il était. Puis, il y eut Solo, une chienne braque allemand qui l’accompagna durant ses années à guider les chasseurs sur l’île d’Anticosti; puisqu’on y chassait du gros gibier, Solo savait repérer leur quartier comme de retrouver un mâle blessé qu’il fallait achever selon la règle non écrite qu’imposait son maître. Il choisit Easter, un labrador de la lignée Chesapeake retrievers, qui n’avait pas peur de se jeter à l’eau pour ramener les oiseaux abattus; Easter sera l’animal peut-être le plus près du guide, surtout le plus dépendant de lui. Il y eut aussi Goose, le chien mâle d’Henry, son mentor de l’île aux Naufrages. Enfin, sa dernière compagne de chasse fut Belle, née de l’accouplement d’Easter et de Goose.

Pourquoi les chiens tiennent-ils une telle place dans l’univers de l’homme? Sûrement parce qu’ils étaient ses confidents et que leur affection ou dépendance à son égard était sans condition.

Ses compagnes éphémères sont aussi nommées. Pour lui, l’amour est une quête impossible et il ne parvient jamais à trouver la compagne idéale à ses yeux comme à ses engagements. Enfant, ses camarades lui imposèrent une des leurs, Jeanne, car la rumeur voulait qu’elle ait le béguin pour lui. Ce dernier ne comprenait pas ce dont ses amis parlaient, car il avait déjà, à cet âge, d’autres préoccupations qu’il jugeait plus importantes. Au temps présent du roman, sa compagne se prénomme Élisabeth, elle est journaliste. Comme d’autres, elle aura peine à comprendre le caractère impétueux de l’homme et ses humeurs changeantes qui lui faisaient préférer la vie sauvage à la vie urbaine. La femme qui partagera sa vie durant la majeure partie du roman se nomme Clara Sauvage; elle est une écrivaine connue. La vie de cette dernière s’accommode mieux de la personnalité de l’homme et de ses élans amoureux à son retour de plusieurs mois dans la nature. Leurs échanges épistolaires, durant ces séjours au loin, alimentaient son inspiration littéraire presque autant que les mois passés en ville.

La dernière amoureuse de l’homme se nomme Marie Chase Cadieux, elle est avocate environnementaliste, mais aussi la fille d’Henry, son mentor; j’y reviendrai.

Enfin, deux autres femmes illustrent la bienveillance de l’homme : Maryanne, une itinérante, et Lou Princesse Fils-Aimé, une infirmière d’origine haïtienne.

Quant à Henry Chase Cadieux, son mentor, son identité ressemble à une appellation contrôlée dans l’univers que l’homme recréait en lui et autour de lui, jour après jour. L’homme reste un étranger pour la plupart des personnes près de son ressenti et de son vécu. C’est aux étrangers qu’il guidait « qu’il en révélait un peu plus, il demeurait un mystère pour ses proches. Et une énigme pour l’amoureuse. Pour chaque amoureuse. » (30)

L’univers de l’homme nous est révélé alors qu’il devient guide de chasse à Anticosti après un nième échec amoureux. « Adulte, sur un littoral de l’île d’Anticosti, il allait constater en souriant que la marée haute devant lui voulait dire qu’elle était basse ailleurs. L’amour n’échapperait pas à ce calcul. Parfois une somme, plus tard, une différence. L’homme allait renoncer tôt à comprendre le désarroi amoureux et faire de son mieux pour la suite. » (15)

Le métier de guide de chasse convient à sa nature profonde, c’est-à-dire son besoin de la nature qui lui permettait de vivre avec les éléments et leurs diverses façons d’interagir sur la faune et la flore, certaines réglées au quart de tour, d’autres imprévisibles. Six mois en ville pour calmer la colère sourde qui rôde constamment en son for intérieur depuis l’enfance; à cette époque, il évacuait son courroux en assemblant patiemment des modèles réduits qu’il détruisait ensuite sans pitié. Six mois en ville qui lui suffisent pour calmer l’instinct grégaire de l’être humain qui maintient une vie sociale minimum dont l’amour, ou ce qu’on appelle ainsi, est essentiel.

Ces mois d’ensauvagement : « L’homme aimait boire [du Ricard ou Jack Daniel’s] : c’était ainsi plus facile de trouver les clés et d’ouvrir ses portes secrètes, ça apaisait les craintes d’y découvrir trop de miroirs. Et ça donnait pour un temps, accès à certaines vérités essentielles. Comme celles des vieux qui, dans leurs derniers soupirs, racontent qu’à la fin il n’aura été question que d’amour. Eux aussi sont victimes d’un siècle inquiet. » (33)

Je fais mien l’accroche en quatrième de couverture qui décrit bien le roman : « Le personnage de cette fable entretient avec le réel et les êtres qu’il aime des rapports incertains, parfois difficiles, souvent rageurs. Ado et jeune homme, il aura joué le jeu de l’amour sans trop y croire, mais tout en voulant bien y croire. Plus vieux, avec des compagnes tenaces et lucides, il tentera encore de faire le bout de chemin nécessaire malgré l’artifice actuel des conventions affectives : engagement, secrets, partage. »

« Mais impossible pour cet homme de résister, six mois par année, à l’appel du grand air – il travaille comme guide de chasse sur l’île d’Anticosti, puis sur l’île aux Naufrages, là où l’eau du fleuve devient salée. À l’appel cruel, aussi, des bêtes qui meurent – cerfs, et oies en grand nombre –, dans un cérémonial de sacrifice millénaire. À l’appel, surtout, de ses fidèles chiens, ses confidents; modèles, en quelque sorte, de sa nature première, animale. Dans des situations tour à tour urbaines et insulaires, au Sud comme au Nord, les forces de création et de destruction, de vie et de mort, d’union et de rupture se chamaillent en lui, sans jamais s’apaiser. Avec comme ligne d’horizon la fin du monde annoncée d’une planète inquiète. L’amour peut-il encore exister quand on sait qu’on va s’éteindre? »

Le décès d’Henry marque un tournant majeur de l’existence de l’homme, comme si ce faux père lui léguait une certaine sagesse. C’est lors de cet événement charnière que l’homme quitte Clara Sauvage, retourne de guider la chasse aux oiseaux et qu’émerge un amour, presque imaginaire ou fantasmagorique avec Marie, la fille cadette d’Henry. Cet amour idéal, Marc Séguin en a fait une quête si hors de l’ordinaire pour les deux doucement amoureux que son issu sera un coup de tonnerre sur le destin d’elle et lui. Comment dire autrement?

J’avoue avoir été chaviré par la trame narrative d’Un homme et ses chiens et ses péripéties. Chaviré surtout par la richesse de la narration que le romancier a confiée à une voix hors champ, une voix qui décrit aussi bien qu’elle imagine les divers enchaînements du récit. Ravi d’abord et avant de la richesse de l’écriture de Marc Séguin qui, outre qu’il s’agit bien d’un roman, fait de son livre une véritable œuvre littéraire en ayant recours à toutes les variations langagières et stylistiques que son propos exige. Bref, il faut s’offrir cette lecture comme un immense privilège qui nous est offert.

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