Noam Chomsky
La lutte ou la chute!
Pourquoi il faut se révolter contre les maîtres de l’espèce humaine, entretiens avec Emran Feroz
Montréal, Lux
éditeur, 2020, 128 p., 16,95 $.
Il en va de la survie de l’humanité
Noam Chomsky est un linguiste et
philosophe états-unien, né en 1928. Il a enseigné au réputé MIT, de 1955 à 2017,
où sa réputation de créateur de la linguistique générative attirait des élèves
de partout au monde. Intellectuel reconnu et engagé, on l’a souvent décrit comme
un socialiste, libertaire, voire anarchiste.
En 2018, il accordait une suite d’entretiens
à Emran Feroz, journaliste et blogueur autrichien afin de dresser l’état des
lieux aux États-Unis et ailleurs sur la planète. La lutte ou la chute! est
le fruit de ces échanges.
En introduction, Feroz rappelle
que « pour nombre de personnes, Chomsky est sans le moindre doute l’un des
intellectuels les plus importants au monde, voire de l’histoire moderne. »
Et d’ajouter qu’il « est l’exemple type de l’intellectuel qui s’oppose au
système dominant actuel et le met radicalement en question. » Ces entretiens
lui ont permis d’expliquer pourquoi il « ne cesse de nous prévenir que l’humanité
a atteint le stade le plus périlleux de son histoire. »
L’essai compte six chapitres,
chacun abordant un aspect de cette rétrospective. Il aborde d’abord la question
épineuse des rapports des États-Unis avec ses voisins mexicains et
sud-américains. Il rappelle qu’il y avait environ 80 millions d’habitants dans
l’hémisphère Ouest à l’arrivée des conquérants espagnols. « Le système agricole,
dans ce qui est l’actuelle Bolivie, était des plus évolués au monde. »
Quant au Mexique, sa conquête « par les Espagnols a été très brutale. »
Bref, « l’extermination des Autochtones reste sans doute l’une des pires
atrocités de l’histoire de l’humanité. »
Chomsky considère le néolibéralisme
comme un échec « qui a conduit à un affaiblissement des liens sociaux et
des organisations publiques – notamment des syndicats – accompagnées, d’une part,
d’une torpeur sociale et d’un affaiblissement pour le plus grand nombre et, d’autre
part, d’une très forte concentration des richesses et, par conséquent, d’un dysfonctionnement
croissant des démocraties. »
« Impérialisme, guerre et
causes des migrations », le deuxième chapitre n’est pas tendre envers la
politique états-unienne envers d’autres pays. C’est le cas en matière d’immigration
provoquée les É.-U. en occupant des territoires prétextant vouloir se protéger
d’ennemis. Les États-Uniens ont aussi joué aux dominateurs de pays dont ils
avaient spolié les richesses, notamment en Amérique du Sud, refusant ensuite d’accueillir
les populations fuyant la misère dans laquelle elles étaient plongées.
Noam Chomsky aborde la présidence
de Donald Trump. « Que le milliardaire se fasse le défenseur des
travailleurs précaires est un leurre… Sa clientèle, ce sont les riches et les
puissants. Ensemble, ils ont l’air de vouloir mettre le feu à la planète. On
parle ici surtout du réchauffement climatique. À cela s’ajoutent les risques d’une
guerre nucléaire, d’une escalade complète du conflit au Proche-Orient ou de l’avènement
d’une phase irréversible du néolibéralisme. »
Dans « Dieu, la religion et
l’État », Chomsky croit que les sociétés laïques « doivent se garder
de ne pas devenir de plus en plus restrictives et de faire de la laïcité une
religion – une tendance qui a fait beaucoup de dégâts au fil des ans. » Il
« voit d’un œil d’autant plus critique les évangélistes chrétiens qui
décident aujourd’hui de la politique américaine et dont les rêves de domination
mondiale, réalisés par Donald Trump, ont fini par conquérir la Maison-Blanche. »
L’exemple ultime du pouvoir religieux est le désaveu à répétition de reconnaître
la Palestine et d’encourager Israël à coloniser les territoires, allant même jusqu’à
déplacer l’ambassade états-unienne à Jérusalem.
« Optimisme en dystopie »,
dernier volet des entretiens, se résumerait à dire que le linguiste-philosophe est
d’un optimisme modéré dans le contexte d’un « récit de fiction pessimiste
se déroulant dans une société terrifiante (par opposition à utopie). » Ce
chapitre résume divers de ses points de vue. Ainsi, il considère qu’il « faut
freiner le plus vite possible l’exploitation des énergies fossiles et recourir
de plus en plus aux énergies recyclables. » Plus loin, il dit que « le
modèle capitaliste de l’exploitation des humains et des ressources doit faire l’objet
d’une critique d’ensemble, car c’est ce modèle-là qui risque de porter le coup
de grâce à notre espèce. »
Outre les États-Unis, Chomsky pointe
du doigt les pays européens. « J’ai un avis très critique en ce qui concerne
les É.-U. Mais l’Europe fait bien pire à certains égards, et cela vaut également
pour l’Allemagne d’Angela Merkel, que l’on considère comme un pays ouvert. La
réaction européenne face aux réfugiés africains en est un exemple. »
À la question s’il croit ce qu’écrivent
les journaux, le philosophe nuance sa réponse en distinguant ce qu’on apprend
aux étudiants dans les écoles de journalisme et ce à quoi les patrons de presse
ou les États s’attendent d’eux. Ce qu’on dit du conflit au Yémen, du pouvoir de
l’Arabie saoudite ou de la diabolisation de l’Iran a "l’objectivité"
de la sensibilité politique des pays où l’information sur les faits est
traitée.
Considérant que nous sommes à la
fin d’une ère et que l’autre tarde à arriver, Chomsky souligne qu’il y a eu des
avancées importantes du côté des droits de la personne, notamment le statut de
la femme, même si on est très loin de l’égalité. Il y a encore beaucoup à faire
du côté des minorités visibles, particulièrement des noirs et les latinos
états-uniens, et des communautés LGBTQ.
« Comment apprendre la peur
aux maîtres de l’espèce humaine » est un texte bref de Noam Chomsky qui termine.
Optimiste, il ne faut rien conclure en matière d’environnement ou le danger réel
d’une guerre nucléaire. Il est encore possible de changer les choses, mais, pour
y arriver, il faut qu’un militantisme citoyen s’affirme. « C’est seulement
lorsqu’il y a des militants, c’est-à-dire des personnes qui veulent un changement
social et politique et qui s’engagent, que des gens comme moi peuvent émerger. »
L’immensité de la tâche pour rendre
nos sociétés plus justes et plus équitables semble impossible. Dans une
certaine mesure, les mois de mars à juin 2020 ont permis de constater qu’il est
possible d’opérer des changements sociaux radicalement en quelques heures et
pour une durée indéterminée. C’est la résurgence du mot « avant » qui
doit nous inquiéter, car, s’il signifie de ramener la société au même point qu’avant
le confinement, nous aurons uniquement enrayé l’infection, alors qu’on pouvait pour
changer certaines de nos mauvaises habitudes en société, dont l’usage inconsidéré
de l’automobile ou les achats intempestifs. Or, depuis que les autorités ont
lancé le déconfinement, nos us et coutumes sont revenus petit à petit. Pensons-y,
il est minuit moins cinq pour bien faire.