mercredi 10 juillet 2024

Geneviève Blais

Une histoire dans une histoire dans une

Montréal, Poètes de brousse, coll. « Poètes de brousse », 2024, 104 p., 22,95 $.

La poésie n’a pas de frontières

S’il peut sembler plus simple d’observer l’évolution d’une œuvre picturale que littéraire, il n’en demeure pas moins que toute œuvre artistique profite généralement du passage des ans et d’une certaine maturité créatrice sans pour autant dénaturer son élan premier.

Cette réflexion m’est venue en ouvrant Une histoire dans une histoire dans une, le sixième recueil de Geneviève Blais. En exergue, une citation d’Elena Ferrante, femme de lettres italienne : « Le temps est un souffle, pensais-je, aujourd’hui c’est mon tour, dans un instant celui de ma fille, c’est arrivé à ma mère, à tous mes ancêtres, peut-être cela était-il encore en train d’arriver à elles comme à moi, simultanément, cela se pourrait. »

Ces mots appellent ceux de Blais qui se les approprie dans les vers de trois poèmes – « Vienna », « Vives-eaux » et « Veiller » – lesquels s’harmonisent en des images de femmes semblables dans leurs différences en se passant le témoin invisible de l’existence dans une course à relai infinie.

Cela m’a rappelé La danse du figuier (Mémoire d’encrier, 2021), premier recueil d’Emné Nasereddine, dont l’intensité poétique de l’image de trois femmes hissées en haut du mat des souvenirs faisant ainsi flotter les étendards de Téta, la grand-mère, de Fadwa, la mère, et d’Emné, « la fille qui dit la tendresse de celles qui l’ont précédé ».

La sororité des deux écrivaines se poursuit un peu ici dans un décor semblable :« Elle s’est Vienna, c’est la femme / qui connaît le sable et les tempêtes / qui pioche des tunnels jusqu’à vos rétines // Elle veille les vautours / qui tournent au-dessus de son corps. » Il en sera tout autrement de l’image des hommes : « Les hommes arrivent / ils érigent une charpente. // Ils agrippent Vienna la traînent / la soulèvent entourent son cou / la soulèvent les pieds sur le baril / la soulèvent tirent la corde / la soulèvent son corps à la verticale. // La laissent tomber. »

L’image forte de mère et de fille prend une autre dimension dans « Vives-eaux », le second poème du recueil. Lisez : « Des affiches sont placardées sur les murs d’un village, une mère et son enfant sont recherchées. Les rumeurs ne parlent que de ça : une marâtre, une damnée, une fascination. On dit que ça fait partie de son ADN. » Cette vindicte populaire ne semble pas convenir au personnage de la mère et de son enfant-fille, car l’aînée porte l’enfant dans une nage longue et périlleuse dans les eaux d’une mer inhospitalière jusqu’à une mangrove, tout aussi hostile. Leur survie compromise, que fera la mère? « Elle couche son enfant-fille sur le dos, lui caresse doucement la tête. Elle s’éloigne. Elle voudrait renoncer à son idée qui devient une obsession qui devient sangsue qui devient halètement. Elle tente de penser à autre chose. »

Le troisième et dernier poème s’intitule « Veiller », comme dans « prendre soin de ». La voix qui lit cette prose poétique est aussi celle d’une mère qui, cette fois, se préoccupe de son enfant-fille. « Ton enfance s’éloigne en même temps que tes mains des miennes. Les miennes, mes mains, elles tracent le contour de ta peau, grattent un peu aussi, traversent le derme. Et s’enfoncent. Jusqu’à cette odeur mammifère. » La tension du propos est soutenue, car d’autres dangers guettent l’enfant malgré la vigilance de la mère. Des dangers qu’abrite la forêt environnante qui appelle la fillette ou était-ce elle-même qui le fait. « Avant que tu ne portes les dizaines ou que ma main pende seule en traversant la rue, je récupère tout ce que je peux d’unités de toi. / Je m’en fais un habit, une beauté. »

En recensant L’incident se répète (Poètes de brousse, 2007), le premier recueil de Geneviève Blais, je concluais qu’il fallait y porter sérieusement attention à cette nouvelle venue. Cette remarque est cette fois amplifiée par le dramatique du thème des relations mère-fille et l’affinement de l’écriture de l’écrivaine. La réflexion féminine, sinon féministe, suggère une prise en charge des responsabilités matriarcales au sein d’une société qui s’adapte aux nouvelles exigences qu’elle impose elle-même à celles et ceux qui la composent.

mercredi 3 juillet 2024

Hugues Corriveau

Autour de l’enfance

Montréal, Mains libres, coll. « Nouvelles », 2024, 138 p., 23,95 $.

« Au fond, ça peut faire tout c’qu’on leur apprend »

Hugues Corriveau est poète, romancier, nouvelliste, essayiste et critique littéraire à l’impressionnante carrière, à l’œuvre généreuse. Certes, ce n’est pas au nombre d’ouvrages qu’on reconnaît un grand écrivain, mais à l’évolution de son style et de l’appropriation qu’il fait de l’appareil littéraire, ce qui se constitue la littérarité originale de son œuvre.

L’écrivain Corriveau propose aujourd’hui Autour de l’enfance, un recueil de 22 nouvelles regroupées en deux segments, « côté clair » et « côté sombre ». Chacune de ces histoires brèves rappelle ces films super-8 longtemps à la mode dans les familles modérément fortunées qui captait le moindre événement d’importance comme d’autres le faisaient grâce aux innombrables photos ou diapositives.

La narration est généralement assumée par une voix hors champ, omnisciente, dont le monologue décrit un événement précis, le titre de la nouvelle en évoquant le sujet. Par exemple, Thomas le lecteur, Jules le discret, la chatte et l’enfant, le deux dollars, le jour du père, l’enfant envasé, etc.

Il n’y a pas à proprement parler de « morale de l’histoire » comme dans les fables, mais un certain regard sur l’action décrite ou racontée qui guide la compréhension du lecteur là où l’écrivain veut l’amener. Il en est ainsi du « garçon sur la chaise » où le narrateur est aussi un des deux personnages en action. Cet enfant raconte cet autre assis dans un fauteuil roulant : « Nous restons là, lui prisonnier de son fauteuil, moi me tenant debout face à lui. Un grand silence nous protège du reste du monde, crée une bulle de tranquillité qui nous pénètre d’un bienfait sans nom. » Se dessine, en peu de mots, le rapprochement des protagonistes jusqu’au silence absolu qu’impose la disparition du plus faible, le narrateur ignorant la cause, mais supputant le décès.

« Jumeaux », un des plus longs textes du recueil, raconte Éloi et Élie, les jumeaux du titre, qui éprouvent une dépendance affective l’un envers l’autre, les déboires et les joies, que cette fusion émotionnelle leur fait vivre. La puissance de cette gémellité les fait basculer en dehors de toute réalité, la leur suffisant largement. « Ils sont pris dans un étau. Forcés de se replier sur eux-mêmes dans la trop pesante beauté de leur prénom, dans la fable qu’ils représentent, pipistrelle [chauve-souris] et polatouche dans la nuit quand ils se sauvent près de la falaise, si tentés de se jeter du haut du promontoire, saut dans l’effervescence de Dieu. » Cette nouvelle est une véritable symphonie d’euphonies, ces sons qui en cachent d’autres, comme ceux de leur prénom, Élie et Éloi, devenant « Et lis les lois ».

« L’espace clos » relate la rencontre de François et de Noah. « Quand, de force, on le [François] dehors, c’est pour le laisser tomber dans la solitude moite de l’été. Pour qu’il joue avec sa tristesse de petit garçon expulsé vers l’extérieur, vidangé au milieu des bruits des élytres. » C’est ainsi qu’apparaît Noah : « L’enfant noir se remet debout et marche sans prendre garde ni aux tiges, ni aux corolles, ni aux insectes coupeurs de chair. Il se rapproche de François assis… Ils admirent le désastre des fleurs écrasées par Noah et ils sourient. » Les garçons font des interdits des adultes un jeu dévastateur qui les mène au-delà de la palissade devenue l’inutile protectrice du jardin.

La dernière nouvelle du « côté clair » associe sept brefs récits comme autant d’arrêts sur image d’un instant fulgurant. Ainsi « Jouer avec le cochon » où l’amusement des sœurs Germaine et Caroline m’est apparu pour le moins déstabilisant. Je vous fais grâce du plaisir charnel de voir égorger l’animal, car on « ne peut pas soupçonner qu’il y a pire que d’assister à l’égorgement d’un cochon, je n’aurais jamais pu, jamais pu supposer pire que cette histoire. »

Dans l’ensemble du recueil, cette histoire annonce celles de la seconde et leur « côté sombre ». Encore là, onze nouvelles semblables à l’envers de l’endroit, au bien du mal. Nous sommes toujours dans le monde de l’enfance qui est sans frontières autres que celles qu’on leur impose et dont ils trouvent parfois une façon de contourner.

Je note au passage – « Il est un chasseur de dinosaures époufroyables. » –qualificatif qui rappelle le regretté Claude Gauvreau « surtout reconnu pour son langage exploréen, une glossolalie poétique et un travail sur la langue basé sur l’automatisme. » (Wikipédia, 14-05-24)

Ainsi, il y a petit Pierre, l’antihéros du texte intitulé « Le deux dollars » où il est victime de la violence perverse de ses camarades plus âgés de l’école primaire. Non seulement l’enfant est-il violenté verbalement et physiquement, mais ses peurs sont aussi alimentées par sa mère qui ignore cette violence, son fils ne se résolvant pas à le lui dire. Un jour pourtant, il « garde ses sous pour qu’il puisse vivre dans les livres et dans les dessins. »

La violence des enfants n’a rien d’infantile pour la victime et les bourreaux. Celle que subit « Lula, la belle » à cause de son surpoids est aussi difficile à supporter que celle de Pierre dans le précédent récit. Victime des railleries et des mauvais coups de ses camarades, madame Louise, son enseignante, ne sait comment réagir le jour où Raphaëlle plante « la pointe de son compas dans le dos de Lola afin de vérifier si elle ne va pas se dégonfler "comme une baudruche". « Elle est complètement dépassée. Elle ne veut pas d’ennui, la voici avec une blessée qui râle. Il lui faudrait comprendre pourquoi on imagine toujours les enfants sans méchanceté. »

Le titre, « L’Eulalie à son papa », annonce hélas! l’ignominie d’une relation incestueuse que l’écrivain aborde avec le plus de délicatesse possible en évoquant la situation et en décrivant le trouble physique et psychologique de la jeune fille. Le défi pour Hugues Corriveau consiste ici à écrire une page de littérature à partir d’une situation sur laquelle il n’y a que de l’ignoble à dire, et il y parvient en faisant le récit du côté de l’enfant et de l’ampleur de son émoi aussi vif que sa fin tragique.

En refermant Autour de l’enfance, je me suis souvenu de L’enfance (Noroît / Phi,1994), un recueil de Corriveau dont les « poèmes en prose baignent dans l’eau tantôt calme, tantôt trouble des évocations les plus sensibles de ce que l’enfance inspire » et qui, trente ans plus tard, sont devenus des récits tout aussi évocateurs. M’est aussi venue en mémoire une strophe d’une chanson de Paul Piché, « L’escalier », où il est dit : « Pis les enfants c’est pas vraiment vraiment méchant / Ça peut mal faire ou faire mal de temps en temps / Ça peut cracher, ça peut mentir, ça peut voler / Au fond, ça peut faire tout c’qu’on leur apprend ».

Hugues Corriveau, le critique redouté, est ici un redoutable prosateur dont les récits sont teintés d’une poésie sur laquelle se pose la trame, qu’elle soit délicate ou impertinente.