Jack Kerouac
La vie est d’hommage, textes établis et présentés par
Jean-Christophe Cloutier
Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 2022,
352 p., 17,95 $.
Le français d’Amérique, berceau de la langue
« Laisse-toi éblouir, lecteur » : cette citation ouvre les pages de La vie est d’hommage, suggérant l’état d’esprit dans lequel aborder ce livre qui réunit l’ensemble des textes écrits en français par l’écrivain franco-états-unien Jack Kerouac, tels qu’établis et présentés par Jean-Christophe Cloutier.
Un mot sur cet exergue, tiré de Jack
Kerouac, essai-poulet (1972), essai de Victor-Lévy Beaulieu paru à la suite
de Pour saluer Victor Hugo (1971). Le prolifique écrivain des
Trois-Pistoles a, par la suite, fait paraître plusieurs ouvrages ayant pour sujet
un auteur dont il relie l’histoire à la sienne. Celui sur Kerouac précéda de
quelques années l’inoubliable entrevue que l’écrivain Kerouac a accordée à
Fernand Séguin dans le cadre de l’émission "Le sel de la semaine", le
7 mars 1967 et disponible sur YouTube. La mythologie québécoise de Jack Kerouac
s’est alors imposée avant même que On the road (1957), roman phare s’il
en est, intéresse le public québécois.
Pourquoi Kerouac maintenant? D’abord, pour souligner le centième anniversaire de sa naissance, le 12 mars 1922 à Lowell, Massachusetts, dans une famille canadienne-française immigrée comme tant d’autres pour y travailler en usine. Mais surtout pour recenser le livre, d’abord paru chez Boréal en 2016, qui est le fruit d’un long et patient travail de J.-C. Cloutier visant à mettre en lumière le paradoxe linguistique de Kerouac qui écrit et pense en « traduidu » comme aurait dit Gaston Miron. C’est-à-dire que Kerouac a grandi dans un milieu francophone qui avait adapté sa parlure quotidienne, francophone à la maison et anglophone à l’extérieur. Quand venait le temps d’écrire, il devait se « bricoler » une structure linguistique basée sur celle de la langue anglaise sans être maîtrisée pour autant.
L’avant-propos d’une cinquantaine
de pages propose une étude du constant débat linguistique que l’auteur de "Doctor
Sax" et de "Visions of Gerard" a dû mener avec lui-même, car il se
sent toujours pris entre deux feux, celui de sa langue maternelle, au propre
comme au figuré, et celui de la langue anglaise d’usage qui feront de lui « l’un
des auteurs américains les plus importants du XXe siècle »
(Wikipédia, 24-06-22). Une sorte de schizophrénie langagière qu’on peut
observer partout dans le recueil.
Il est péremptoire de lire l’avant-propos
pour bien comprendre la quête langagière, et de là identitaire, que Kerouac mènera
toute sa vie, car, s’il a réalisé son projet d’aller en France pour y baigner
dans les eaux de cette langue parlée et écrite, aïeule de sa langue maternelle,
il n’y réalisera pas cet « impossible rêve » qu’il mènera toujours.
Avant d’aller plus loin dans la
mise en contexte des incontournables textes du recueil qui représentent le
point d’appui sur lequel toute l’œuvre de Kerouac s’écrira comme il l’a
lui-même dit, je vous recommande de lire « La nuit est ma femme »,
les premières pages du moins, pour constater ce qu’était initialement la langue
écrite de l’auteur de On the Road. L’exercice, je vous préviens, peut
sembler fastidieux, mais il est pourtant essentiel pour éclairer vivement le
point de départ d’une œuvre majeure de la littérature états-unienne du siècle
dernier. « J’ai jamais eu une langue a moi-même. Le Français patoi j’usqua-six
angts, et après ça l’Anglais des gas du coin. Et après ça – les grosses formes,
les grands expressions, de poète, philosophe, prophète. Avec tout ça aujourd’hui
j’toute melangé dans ma gum. » (sic) (55) J’ai recopié ces quelques
phrases telles que dans le livre; c’est un des passages initiatiques dans
lequel on saisit le rythme de cette langue écrite dont les codes sont inventés
au fur et à mesure des besoins de l’écrivain. Une image m’est venue en tête dès
que j’ai commencé à découvrir cette prose de Kerouac, celle de mes premières
lectures de Rabelais, écrivain français du XVe siècle, dont les récits
Gargantua et Pantagruel sont en langue originale, laquelle est le
balbutiement de ce qui deviendra beaucoup plus tard le français oral et écrit. Or,
il faut lire à voix haute Kerouac, comme Rabelais, pour que la sonorité des mots
leur donne du sens et de l’organisation.
Pour en revenir à l’avant-propos,
il fournit les clés donnant accès au véritable univers littéraire de Kerouac. L’essayiste
Cloutier note que : « L’ouverture du fonds d’archives Jack Kerouac à la
New York Public Library en 2006… a conduit à deux grandes révélations »
(9) D’abord, que le romancier et poète réécrivait, remaniait et reprenait ses
textes contrairement à ce qu’on croyait jusque-là. Puis, qu’il y eût « plusieurs
histoires, complètes ou inachevées, rédigées dans le français natal de l’écrivain »
(9), lesquelles sont réunies, en deux parties, dans La vie est d’hommage.
La première d’entre elles intitulée
« Du côté de Duluoz » compte sept textes : « La nuit est ma
femme », « Sur le chemin », « Maggie Cassidy », Je
suis tu capable d’écrire avec mon doigt bleu? », « L’ouvrage de ma
vie », « Si tu veux parlez apropos d’Neal », « On the Road
écrit en français », « Écoutez le monde », « Bop blow bop »,
« Quand tu rencontres un homme supérieur » et « Cahiers de Satori
in Paris ». Suivent les cinq textes de « Sé dur pour mué parlé l’angla » :
le texte éponyme, « Lettre à tante Louise Michaud », « Lettre à
sa mère, Gabrielle », « Commentaire sur Louis-Ferdinand Céline »
et « Trois prières ».
Ces seuls titres sont
éblouissants, mais J.-C. Cloutier a jugé bon, à raison d’ailleurs, de traduire
et de citer ce qui me semble l’incontournable réflexion que mène Kerouac sur la
langue : « Les auteurs américains qui n’écrivent qu’une seule langue
sont chanceux. J’écris en anglais mais je parle français à ma famille. La
famille du côté de ma mère est arrivée au Québec à quelques milles au nord du
Maine il y a longtemps. Du côté de mon père en 1740. Alors ne dites pas que nous
ne sommes pas nord-américains, ou américains. Ce que je dois faire ici, c’est transposer
la parole française en anglais américain moderne compréhensible, et ensuite
ajouter l’orthographe sonore exacte du vieux français derrière, en italique
entre parenthèses, au cas où des Français ou des étudiants francophones s’y
intéresseraient. Le lecteur peut sauter par-dessus ce qu’il veut. D’ailleurs,
je veux que le lecteur puisse voir ce à travers quoi j’ai dû passer et combien
de travail c’est de connaître deux langues. » (27)