mercredi 18 mars 2020

Virginie Francoeur
Sciences et arts : transversalité des connaissances
Québec, PUL, coll. « Administration/Gestion », 2019, 140 p., 24,95 $.

Au-delà de l’immédiat : l’entièreté des êtres

Y a-t-il une société occidentale où la formation générale des citoyens n’est pas la responsabilité du système scolaire publique? Je l’ignore, mais j’observe que cet ensemble de savoirs est régulièrement mis à jour selon l’évolution des disciplines, des connaissances basiques et des valeurs sociales. C’est ce qu’on appelle le fonds culturel des individus auquel ils peuvent ajouter un fonds qui leur est propre. Jadis, il y avait une formation s’appuyant sur les lettres, une autre sur les sciences objectives, une autre encore sur les pratiques professionnelles. Ces modèles sont-ils devenus monolithiques au point où il n’y a plus de transversalité des connaissances, voire des habiletés minima?



Cette question préoccupante mérite d’être étudiée, ce que l’écrivaine et universitaire Virginie Francoeur s’est proposé de faire dans un essai intitulé Sciences et arts : transversalité des connaissances. L’ouvrage est le fruit d’une démarche universitaire visant à réunir professeurs et étudiants de trois facultés – sciences de l’administration, lettres et sciences humaines, aménagement, architecture et design – autour du projet commun d’exprimer le point de vue de chacune / chacun sur un article scientifique tiré d’une banque préalablement choisie par l’essayiste.
Laissons l’universitaire et écrivaine présenter l’essai :
Cet ouvrage est divisé en trois parties. La première consiste à proposer un court historique des écoles de gestion afin de bien étayer la vision qui y est développée, puis à remettre en question l’oligopole des revues scientifiques, la production de connaissances scientifiques ainsi que ses conséquences en recherche et en enseignement. La deuxième partie illustre l’exposition «Sciences & Arts» ainsi que la contribution des participants aux diverses étapes ayant pour but de rendre l’exposition reproductible et d’inciter d’autres individus à s’impliquer dans cette voie. Puisque cette analyse vise à rapporter les propos de plusieurs participants (étudiants, professeurs, chercheurs), elle ne se veut pas nécessairement objective. Elle contient des commentaires de nature subjective, inspirés par l’expérience vécue des participants. La troisième partie illustre les propos des professionnels du milieu des affaires qui sont inspirants par leur pratique de gestion créative, cela dans le but d’établir un parallèle entre recherche et pratique. En résumé, l’importance de la transversalité des connaissances entre sciences et arts est mise en évidence et explorée sous divers angles. (pp. 5-6)
La première partie, à caractère historique, trace en effet un tableau succinct de la mouvance des axes de développement des Écoles de gestion, de leur création au 19e siècle aux É.-U. où « les professeurs étaient des chefs d’entreprise ne possédant pas nécessairement de diplômes universitaires ». Ces derniers favorisaient des programmes mettant l’accent sur la pratique plus que sur la recherche, les besoins de gestionnaires compétents étant criants. Plus tard, les universités ont plutôt recruté des détendeurs de PhD. Puis, quand fut créé le MBA (Master of Business Administration), un certain équilibre s’est imposé puisque ce diplôme était initialement destiné des diplômés gestionnaires services.
Quant à la singularité des revues scientifiques, elle tient du fait que la majorité des articles, peu importe la langue maternelle des auteurs, sont écrits en langue anglaise. Cette situation fait débat de façon récurrente depuis quelques années. Par exemple, dans Le Devoir édition du 28 janvier 2020, les universitaires J.-P. Warren et V. Larivière signaient une lettre d’opinion intitulée « Des défis de la diffusion des connaissances en français » où ils décrivent l’état des lieux et soulignent le risque d’en arriver à un modèle unique des communications scientifiques, favorisant les É.-U. Cependant, ils mettent en relief que les articles scientifiques publiés en français (Québec, France, Belgique, Suisse ou Maghreb), disponibles sur la plate-forme à but non lucratif québécoise Érudit, sont « téléchargés en moyenne presque autant que ceux des revues de la firme Nature Publishing Group, considérées par beaucoup comme étant les revues les plus importantes à l’échelle internationale. »
Une autre spécificité des revues est le rapport qu’elles entretiennent avec les chercheurs dont elles subventionnent fréquemment le travail menant aux articles. C’est la règle « Hygrade » qui s’applique: plus un chercheur publie, plus il reçoit de subventions, plus il en reçoit, plus il dispose de sommes nécessaires à la poursuite de son travail. Sans pensée conspirationniste, on peut s’interroger sur les sujets ou l’orientation de certaines recherches ainsi favorisées ou désavantagées.
La seconde partie de l’essai, après la mise en contexte initiale, expose de façon détaillée la démarche empirique de Mme Francoeur visant à
stimuler les possibilités de la création de lien avec la science que l’on suppose aux antipodes» des arts. Le but visé étant de «faire agir toutes ces forces créatrices en synergie en concevant une "œuvre globale", rassembleuse, un "art conjoint" qui consiste à réunir ce qui est habituellement disjoint. (p. 29)
Pour atteindre cet objectif, chaque étudiant participant devait
s’inspirer d’un document scientifique et […] le traiter en regard de sa discipline de manière indépendante, c’est-à-dire de transformer des données scientifiques en fonction du médium artistique de son choix.
Chaque étape de la réalisation du projet est clairement exposée et les résultats sont ensuite présentés tels qu’ils ont été présentés dans l’exposition éponyme tenue à la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval en 2017. Le lecteur peut ainsi faire lui-même l’exercice de lire le résumé des articles scientifiques et ce que chacun a inspiré aux étudiantes et étudiants qui ont « traduit » leur compréhension dans un langage artistique différent. Les proses, les poèmes ou les affiches qui en ont résulté illustrent parfaitement, à mon avis, les liens possibles, sinon souhaitables entre le discours scientifique, lui-même littéraire, et d’autres formes de discours artistiques.
En terminant la lecture de Sciences et arts : transversalité des connaissances, je me suis souvenu de Leonard de Vinci qui fut, en son temps, à la fois peintre, ingénieur et architecte. Homme de science et artiste, c’est l’ensemble de ses créations qui tire avantage de la transversalité de ses connaissances et de ses habiletés. L’étude de Virginie Francoeur nous rappelle qu’au 21e siècle il est temps d’élargir nos horizons, notamment en entretenant la richesse du fonds culturel de tous les citoyens dans la mesure du potentiel de chacun. À l’époque où l’éphémère est roi et que l’histoire se limite souvent aux événements des 24 dernières heures, il faut valoriser un humanisme reposant autant sur d’inutiles savoirs que sur des connaissances spécifiques, voire pointues. Ces savoirs dont on ne voit pas l’usage immédiat sont souvent ceux qui, à moyen et long terme, s’avéreront les plus commodes au quotidien.

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