Dany Laferrière
Vers d’autres rives (roman dessiné)
Montréal, Boréal, 2019, 112 p., 25,95 $.
Dessine-moi des histoires
Les sagas familiales sont un
genre littéraire à succès au Québec. Qui ne connaît pas le grand-père de Boucar
Diouf ou Da, la grand-mère de Dany Laferrière qui a prêté son nom au café de la
bibliothèque d’Ahuntsic? Or, voilà que cette dernière inspire à nouveau son petit-fils
qui nous invite sur sa galerie au début de ses nouvelles histoires illustrées
intitulées Vers d’autres rives.
La cuisine de Da est ici un
passage obligé qui permet à l’auteur une habile comparaison entre la marmite
pleine d’eau dans laquelle l’aïeule plongera les aliments qu’on lui apportera,
sans savoir le plat qui en sortira. « Pour Da la surprise fait bouger le monde
et crée ainsi la vie. Des années plus tard j’ai appliqué cette vieille recette
dans mon travail d’écrivain. Il faut commencer un livre avant de savoir quel
livre on veut écrire. En un mot il faut savoir faire confiance à cette chose
qui aime arriver. »
« La cuisine de Da »
est ainsi le premier des trois tableaux qui composent cette suite d’histoires,
chaque tableau comportant plusieurs scènes évoquant un univers : celui des
apprentissages de l’enfance – le monde végétal, un monde animal si familier (le
chien Marquis, le cheval fou de Rodriguès, les pigeons de l’Arpenteur Nathan,
les fourmis, les crevettes, la pêche au crabe, le chat et les alcooliques) – une
enfance lumineuse pour Vieux Os. Au moment de son départ de Petit-Goâve, il récite
« Étincelles » du poète René Depestre, peut-être en pensant à Vava
cet amour de jeunesse.
Arrive « Dans l’œil du
peintre primitif », ce second tableau consacré exclusivement aux artistes
haïtiens, à la couleur des toiles et à la candeur des images. Gérald Alexis écrivait
à propos d’Autoportrait de Paris avec chat : « Il me semble
qu’il a eu et a encore un attachement particulier pour la peinture haïtienne
dite primitive […] Après tout, les écrits de Dany Laferrière ne sont-ils pas,
eux-mêmes, émaillés d’images et de sensations collectionnées depuis l’enfance? »
Cela s’applique aussi à ce livre, car, d’une part, on a ici l’impression de
tourner les pages d’une monographie sur des artistes dont les œuvres ont toujours
inspiré Laferrière et qu’il prend maintenant le temps de nous présenter, un peu
comme s’ils étaient ses frères, ses modèles.
Comme si les mots ne suffisaient
pas, il prend sur lui de dessiner ce qui l’inspire des toiles de chacun, de la
ligne des sujets à l’explosion des couleurs qui leur donnent vie. Ce faisant, il
nous fait littéralement entrer dans ces univers qu’il a connus au cours des
années passées à Port-au-Prince et dont il a souvent rendu compte dans Le Nouvelliste,
le quotidien de la capitale dirigé par « L’homme au cigare », Lucien
Montas. Les marines de Viard, le coq de Wilson Bigaud, Dewitt Peters, Hector
Hyppolite, Roussan Camille (le dandy à face de mort, « J’ai un goût pour
les poètes tristes, semble-t-il. Autant j’aime les peintres colorés. Cela fait
un monde équilibré », et de citer les vers de ce dernier), Castera Bazile
(le balayeur), Tiga et Maud Robert et Louisiane la cuisinière de l’école Saint-Soleil
– « aussi importante que celle du Centre d’art », qui accueillait des
peintres paysans, que Malraux visita et intégra « la production de Saint-Soleil
dans son dernier ouvrage «L’intemporel » –, Salvane Philippe Auguste (le
juge qui peint des jungles), Duffaut, Philomé OBin, Robert Saint-Brice, le
poète Carl Brouard, Jean-René Jérôme, Gesner Armand, Lazard.
Cet herbier collectionnant des
peintres et leurs couleurs se referme sur des souvenirs de sa mère et de sa sœur
avec qui il habitait un « quartier populeux » de « cette ville à
la fois catholique et colorée », Port-au-Prince. Ne manquait pour compléter
cette rétrospective qu’un poème, celui attribué à Duvivier de la Mahautière, qu’on
dit être le premier poème créole en 1757, intitulé « Lisette quittée la
plaine ».
La dernière section de Vers d’autres
rives débute à Montréal, en 1990, au moment où l’auteur, Maggie son épouse et
leurs trois filles quittent la Métropole pour s’établir à Miami où il souhaite
pouvoir écrire le grand roman américain dont il rêve tant, ce qu’il ne peut
faire au Québec le succès de son premier livre lui créant des obligations
incompatibles avec son projet. Dany L. aurait pu ajouter que ses prestations à
la télé québécoise comme Monsieur Météo et comme membre de la Bande des six l’avaient
aussi fait connaître à tout le Québec.
Voilà donc la famille Laferrière
installée à Miami, ville qui accueille les gens du Nord pour y mourir au chaud et
du Sud, pour y vivre mieux et surtout librement. Mis à part Da, jamais l’écrivain
n’avait écrit ainsi sur sa mère et ses tantes Raymonde et Ninine. Ces deux dernières
habitant Little Haïti, un quartier de Miami comme Little Cuba où les Noirs n’étaient
pas bienvenus s’ils avaient la peau trop foncée. Alex, Sarah et Melissa, ses
filles, fréquentent l’école et s’américanisent, alors que sa femme est
infirmière-visiteuse, ce qui laisse tout le temps à D.L. d’écrire ce grand
roman rêvé.
Pour marquer le retour à
Montréal, D.L. récite sous nos yeux « Soir d’hiver », célèbre poème
de Nelligan. Pour marquer aussi le retour à cet état de solitude qui lui est si
nécessaire, il confie : « Me voilà seul, sans lieu ni temps. Quel est
ce jeu étrange que l’on ne joue qu’en solitaire, entouré pourtant de tous ceux
qui l’ont pratiqué avant nous? Sans bruit on pénètre dans un monde mystérieux fait
d’émotions, de rythmes, de couleurs, de saveurs inédits sans savoir où l’on va.
La règle est de rester assis très longtemps sans faire attention à la rumeur
qui nous arrive par la fenêtre. »
Dessiner une fiction n’est pas
chose simple. Comme D.L. le disait en entrevue, il y a des jours où il dessine
avant d’écrire, d’autres le contraire se produit. Sans le dire, cela évoque la
soupe du jour que Da cuisine au gré de ce qu’on lui apporte. Cela suggère aussi
qu’il y a un temps pour femme et enfants, un temps pour travailler, un temps
pour bavarder, un temps pour prendre le temps. Mais, tous ces temps baignent
dans les courbes et les couleurs, franches ou en nuances, de la naïveté que lui
inspirent les peintres primitifs haïtiens.