mercredi 19 février 2020


Dany Laferrière
Vers d’autres rives (roman dessiné)
Montréal, Boréal, 2019, 112 p., 25,95 $.

Dessine-moi des histoires

Les sagas familiales sont un genre littéraire à succès au Québec. Qui ne connaît pas le grand-père de Boucar Diouf ou Da, la grand-mère de Dany Laferrière qui a prêté son nom au café de la bibliothèque d’Ahuntsic? Or, voilà que cette dernière inspire à nouveau son petit-fils qui nous invite sur sa galerie au début de ses nouvelles histoires illustrées intitulées Vers d’autres rives.



La cuisine de Da est ici un passage obligé qui permet à l’auteur une habile comparaison entre la marmite pleine d’eau dans laquelle l’aïeule plongera les aliments qu’on lui apportera, sans savoir le plat qui en sortira. « Pour Da la surprise fait bouger le monde et crée ainsi la vie. Des années plus tard j’ai appliqué cette vieille recette dans mon travail d’écrivain. Il faut commencer un livre avant de savoir quel livre on veut écrire. En un mot il faut savoir faire confiance à cette chose qui aime arriver. »
« La cuisine de Da » est ainsi le premier des trois tableaux qui composent cette suite d’histoires, chaque tableau comportant plusieurs scènes évoquant un univers : celui des apprentissages de l’enfance – le monde végétal, un monde animal si familier (le chien Marquis, le cheval fou de Rodriguès, les pigeons de l’Arpenteur Nathan, les fourmis, les crevettes, la pêche au crabe, le chat et les alcooliques) – une enfance lumineuse pour Vieux Os. Au moment de son départ de Petit-Goâve, il récite « Étincelles » du poète René Depestre, peut-être en pensant à Vava cet amour de jeunesse.
Arrive « Dans l’œil du peintre primitif », ce second tableau consacré exclusivement aux artistes haïtiens, à la couleur des toiles et à la candeur des images. Gérald Alexis écrivait à propos d’Autoportrait de Paris avec chat : « Il me semble qu’il a eu et a encore un attachement particulier pour la peinture haïtienne dite primitive […] Après tout, les écrits de Dany Laferrière ne sont-ils pas, eux-mêmes, émaillés d’images et de sensations collectionnées depuis l’enfance? » Cela s’applique aussi à ce livre, car, d’une part, on a ici l’impression de tourner les pages d’une monographie sur des artistes dont les œuvres ont toujours inspiré Laferrière et qu’il prend maintenant le temps de nous présenter, un peu comme s’ils étaient ses frères, ses modèles.
Comme si les mots ne suffisaient pas, il prend sur lui de dessiner ce qui l’inspire des toiles de chacun, de la ligne des sujets à l’explosion des couleurs qui leur donnent vie. Ce faisant, il nous fait littéralement entrer dans ces univers qu’il a connus au cours des années passées à Port-au-Prince et dont il a souvent rendu compte dans Le Nouvelliste, le quotidien de la capitale dirigé par « L’homme au cigare », Lucien Montas. Les marines de Viard, le coq de Wilson Bigaud, Dewitt Peters, Hector Hyppolite, Roussan Camille (le dandy à face de mort, « J’ai un goût pour les poètes tristes, semble-t-il. Autant j’aime les peintres colorés. Cela fait un monde équilibré », et de citer les vers de ce dernier), Castera Bazile (le balayeur), Tiga et Maud Robert et Louisiane la cuisinière de l’école Saint-Soleil – « aussi importante que celle du Centre d’art », qui accueillait des peintres paysans, que Malraux visita et intégra « la production de Saint-Soleil dans son dernier ouvrage «L’intemporel » –, Salvane Philippe Auguste (le juge qui peint des jungles), Duffaut, Philomé OBin, Robert Saint-Brice, le poète Carl Brouard, Jean-René Jérôme, Gesner Armand, Lazard.
Cet herbier collectionnant des peintres et leurs couleurs se referme sur des souvenirs de sa mère et de sa sœur avec qui il habitait un « quartier populeux » de « cette ville à la fois catholique et colorée », Port-au-Prince. Ne manquait pour compléter cette rétrospective qu’un poème, celui attribué à Duvivier de la Mahautière, qu’on dit être le premier poème créole en 1757, intitulé « Lisette quittée la plaine ».
La dernière section de Vers d’autres rives débute à Montréal, en 1990, au moment où l’auteur, Maggie son épouse et leurs trois filles quittent la Métropole pour s’établir à Miami où il souhaite pouvoir écrire le grand roman américain dont il rêve tant, ce qu’il ne peut faire au Québec le succès de son premier livre lui créant des obligations incompatibles avec son projet. Dany L. aurait pu ajouter que ses prestations à la télé québécoise comme Monsieur Météo et comme membre de la Bande des six l’avaient aussi fait connaître à tout le Québec.
Voilà donc la famille Laferrière installée à Miami, ville qui accueille les gens du Nord pour y mourir au chaud et du Sud, pour y vivre mieux et surtout librement. Mis à part Da, jamais l’écrivain n’avait écrit ainsi sur sa mère et ses tantes Raymonde et Ninine. Ces deux dernières habitant Little Haïti, un quartier de Miami comme Little Cuba où les Noirs n’étaient pas bienvenus s’ils avaient la peau trop foncée. Alex, Sarah et Melissa, ses filles, fréquentent l’école et s’américanisent, alors que sa femme est infirmière-visiteuse, ce qui laisse tout le temps à D.L. d’écrire ce grand roman rêvé.
Pour marquer le retour à Montréal, D.L. récite sous nos yeux « Soir d’hiver », célèbre poème de Nelligan. Pour marquer aussi le retour à cet état de solitude qui lui est si nécessaire, il confie : « Me voilà seul, sans lieu ni temps. Quel est ce jeu étrange que l’on ne joue qu’en solitaire, entouré pourtant de tous ceux qui l’ont pratiqué avant nous? Sans bruit on pénètre dans un monde mystérieux fait d’émotions, de rythmes, de couleurs, de saveurs inédits sans savoir où l’on va. La règle est de rester assis très longtemps sans faire attention à la rumeur qui nous arrive par la fenêtre. »
Dessiner une fiction n’est pas chose simple. Comme D.L. le disait en entrevue, il y a des jours où il dessine avant d’écrire, d’autres le contraire se produit. Sans le dire, cela évoque la soupe du jour que Da cuisine au gré de ce qu’on lui apporte. Cela suggère aussi qu’il y a un temps pour femme et enfants, un temps pour travailler, un temps pour bavarder, un temps pour prendre le temps. Mais, tous ces temps baignent dans les courbes et les couleurs, franches ou en nuances, de la naïveté que lui inspirent les peintres primitifs haïtiens.

mercredi 12 février 2020

Nathalie Petrowski
La critique n’a jamais tué personne. Mémoires
Montréal, La Presse, 2019, 296 p., 29,95 $ (papier), 20,99 $ (numérique).

L’art d’écorcher des égos

La presse écrite, puis télévisuelle et maintenant dématérialisée m’intéresse depuis toujours. D’une époque à l’autre, j’ai eu des coups de cœur pour des journalistes dont le propos et la façon de s’exprimer enrichissaient mon esprit critique. Nathalie Petrowski est de ceux-là, car j’aimais sa gouaille, ses coups de gueule et l’ironie de ses comptes rendus de spectacle, ses recensions et critiques de disque ou de livre.



La journaliste a décidé en janvier 2019 de « quitter non pas le métier, mais le journal qui m’emploie et pour lequel je signe des chroniques, des portraits et des reportages depuis 26 ans, un quart de siècle en somme. » Elle estimait « avoir atteint l’âge où il était temps d’aller voir ailleurs » et voulait éviter la mise à pied de ses jeunes collègues.
Journaliste, écrivaine, scénariste, cinéaste, critique média, la communicatrice hors pair a profité de sa liberté retrouvée pour écrire Petrowski : La critique n’a jamais tué personne, mémoires. Elle nous entraîne à sa suite dans les trois quotidiens montréalais où elle a travaillé – Le Journal de Montréal, Le Devoir, La Presse – avec des arrêts consacrés à des projets personnels – réalisation d’un film, participation à des émissions de radio ou télé – et sa collaboration à des magazines.
Le livre consacre une section à chacun des trois journaux. S’ajoute le prologue qui ébauche le projet devenu ces mémoires et l’épilogue où poignent des horizons nouveaux d’un métier en pleine transformation.
Du Journal de Montréal, je retiens qu’« écrire dans un journal est une chose. Y exprimer des opinions et des critiques en est une autre. […] Pour ma part [note-t-elle], il était hors de question que je me contente d’un sujet-verbe-complément dans mes textes. Tant qu’à écrire dans un journal et avoir le privilège d’être publiée, aussi bien en donner au public pour son argent. En l’amusant, en le choquant, en le touchant, n’importe quoi pourvu qu’il ne s’ennuie pas. »
Au Devoir, auquel la mémorialiste s’est jointe à la fin de 1976, il y eut un changement radical de culture éditoriale et journalistique, surtout que le quotidien était sous la houlette de Claude Ryan. Affectée aux affaires culturelles, la journaliste ne comprenait pas le sectarisme à l’endroit des canons à la mode : « Il y avait tout un pan de la culture des jeunes qui explosait de partout, et les journalistes du Devoir, la plupart dans la quarantaine, n’en avait jamais pris connaissance ou avaient d’autres préoccupations. » Les 15 ans au Devoir ont aussi donné lieu à des confrontations de conceptions opposées du journalisme et à de fortes amitiés féminines.
Nathalie Petrowski y a profité de l’appui du directeur de l’information, Michel Roy, qui devint son mentor. La mémorialiste cite l’hommage qu’a signé Lise Bissonnette lors du décès du journaliste Roy : « … aucun journaliste d’aujourd’hui n’aura pu vivre le privilège d’un apprentissage, d’un compagnonnage au sens classique, auprès d’un maître aussi rigoureux et aussi bienveillant que Michel Roy. »
Divers incidents « diplomatiques » sont racontés dans ces mémoires, des aléas qui guettent constamment les salles de presse comme des épices aux saveurs inattendues. N. Petrowski souligne, en épilogue, que le journalisme professionnel a plus que jamais sa place dans l’espace public, notamment comme vigile de la démocratie et des « fake news », menaces constantes de désinformation. « Les réseaux sociaux sont venus mêler les cartes et donner l’impression que n’importe quel citoyen peut s’improviser critique ou journaliste et qu’importe quelle nouvelle, même inventée de toutes pièces, a autant de poids et de légitimité qu’une vraie. »
En refermant Petrowski: La critique n’a jamais tué personne, mémoires, je me suis souvenu pourquoi je respecte et admire les journalistes, surtout les plumes qui font de moi un citoyen bien informé et dont les opinions m’aident à forger la mienne. Enfin, deux détails m’ont fait sourire : d’abord, Nathalie Petrowski doit trouver le titre d’un article avant de l’écrire; puis, l’emploi du je dans un article, surtout dans la critique, n’est pas nécessairement un renvoi à l’auteur, mais à d’autres individus qui partagent une opinion. Ces habitudes sont aussi les miennes depuis 44 ans.

jeudi 6 février 2020


Sébastien Raymond
Montréal, Somme toute, 2019, 120 p., 14,95 $.

L’image devenue banalité?

De retour d’un voyage en Allemagne, tante Julienne et oncle Kurt projetèrent les diapositives de leur périple lors d’une réunion de famille. C’était à la fin des années 1950, mes parents et moi devenions témoins d’un nouveau moyen d’immortaliser les souvenirs.
La photo domestique a mis du temps à entrer dans les chaumières. Il y eut l’ère de l’argentique, du Kodak, du 35mm et du Polaroïd. La décennie qui vient de s’achever fut l’ère de nouvelles technologies, marquée par la disparition d’appareils désuets devenus des « SerPuARien ». Après l’ordinateur de bureau, l’ordinateur portatif a connu un essor rapide, suivi par celui des tablettes.
 

Avait-on vu venir la fulgurance du téléphone intelligent, maître incontesté de l’univers des TIC? Avait-on imaginé que sa capacité de prendre des photos de qualité allait changer radicalement le monde de la photographie?
Sébastien Raymond, auteur et photojournaliste, partage sa longue expérience d’un art en pleine révolution dans l’essai Le temps d’une photo: réflexion sur la photographie à l’ère du numérique. En cent dix-sept pages, il décrit et met en perspective notre rapport à l’image et la transformation du sujet de la photo, très souvent nous-mêmes et les nôtres, et de son objet.
Ce long préambule résume les pages d’histoires de la photographie, des appareils photo et de leurs usages, de leur intérêt pour la société. Jadis, les photos étaient des repères mémoriels racontant les lieux, les États ou les familles. Aujourd’hui, on a un appareil photo dans ses poches grâce au téléphone intelligent. Jamais « la photographie n’aura autant de responsabilités, gardienne du bonheur de chacun. […] Tout le monde fait de la photo, mais qui s’y intéresse? Et c’est ici la fracture de la photographie qui, lorsqu’elle est un moyen de communication, au même titre que le texto, s’échappe alors du domaine de l’art. »
Si l’égoportrait est ce qu’était autrefois le portrait peint des fortunés, il faut considérer que « la diffusion de masse des images est le plus grand bouleversement de la photographie, la conséquence majeure de l’arrivée du numérique, car le fonctionnement de l’appareil photo, lui, reste le même. » Un corollaire du numérique, c’est la gratuité des clichés et des abus que cela peut entraîner. Qui n’a pas des centaines de photos sur la carte mémoire de son téléphone, noyées dans un fatras d’images? Or, « être photographe, c’est bâtir une œuvre sur le temps, définir sa façon de s’exprimer par des images. Il y a donc une distinction à faire entre le fait de signaler son existence, et le fait de parler de son existence. »
Les réseaux sociaux, boulimiques de photos, en font leur pain et leur beurre. Certains y partagent leur vie en affichant leurs moindres gestes; quel intérêt que de voir l’assiette d’untel ou l’ensemble de ski d’un autre? Parfois, on fixe un événement exceptionnel qui aurait échappé aux photojournalistes et qu’on partage sur-le-champ, sans réfléchir aux possibles conséquences.
C’est cette distance entre prendre un cliché et le diffuser qui pose problème au plan médiatique, artistique ou personnel. Il y a les règles propres à l’art de la photographie et des lois à respecter, dont le droit à l’image des individus qui encadrent la liberté de prendre et de diffuser de leur photo.
Je me souviens qu’il était interdit de prendre des photos dans les musées, alors que maintenant on peut photographier les œuvres exposées, le flash étant toujours défendu. C’est devenu insupportable pour les visiteurs qui veulent voir les toiles ou les sculptures et qu’on bouscule pour les photographier à répétition. Cela a, entre autres résultats, la diffusion d’images de piètre qualité qui desservent les œuvres et privent les musées du revenu des monographies dont les photos professionnelles sont excellentes.
Sébastien Raymond, en proposant « une réflexion sur la photographie à l’ère du numérique », nous oblige à nous interroger sur l’usage, souvent intempestif, que nous faisons du produit des sessions de mitraillage photographique faites avec notre téléphone. L’essayiste suggère même que la photo remplacera, un jour, la langue parlée, mettant en pratique le dicton qui veut qu’une photo vaille 1 000 mots.