mercredi 28 août 2019


Marie-Claire Blais
À l’intérieur de la menace
Montréal, PUM, 2019, 136 p., 19,95 $ (papier), 13,99 $ (numérique).

Serge Truffaut
La présidence de Trump : dans l’antichambre d’un fou
Montréal, Somme toute, 2019, 312 p., 29,95 $.

« Dans l’antichambre d’un fou »

Je me refusais d’écrire sur le 45e président des États-Unis, car le moindre mot à son sujet met ce Narcisse en relief. Or, deux essais parus récemment ont remis en question ma position. Il y a d’abord eu À l’intérieur de la menace, un essai sociopolitique de l’écrivaine Marie-Claire Blais qui a reçu le prix de la revue « Études françaises 2019 ». Puis, l’enquête journalistique de Serge Truffaut, La présidence Trump : dans l’antichambre d’un fou (Somme toute, 2019).


Un même sujet, deux points de vue semblables, la différence étant dans le traitement littéraire. M.-C. Blais réfléchit sur les faits et leurs conséquences alors que S. Truffaut fait le suivi, au jour le jour, depuis l’arrivée à la Maison-Blanche de l’ineffable locataire, en janvier 2017.
L’écrivaine fait des liens entre des décisions ou des attitudes du Président et leurs effets sur la planète politique, états-unienne et internationale. Quant au journaliste, il rapporte les événements, les met en perspective du contexte où ils se sont produits et le bouleversement du paysage de la politique américaine qui en résulte, soit « l’énorme gâchis que ce président laissera en héritage sur les plans environnemental, international, social et juridique, entre autres. »
Marie-Claire Blais vit à Key West depuis de nombreuses années. L’essai ici recensé, un « prolongement des Carnets américains, enregistre, à la manière d’un sismographe affolé, les soubresauts de l’ère Trump, du scandale des enfants migrants séparés de leurs parents à la frontière du Mexique à la nomination du juge Kavanaugh à la Cour suprême. L’autrice pose le même regard généreux et inquiet sur un monde ébranlé et dangereux, avec le même souci des opprimés, la même langue au service d’une urgence devant laquelle elle ne peut se taire. Exprimant d’un même souffle l’indignation, la colère, la consternation et l’angoisse de l’avenir, elle fait surgir des images qui saisissent et perturbent le lecteur, et qui font la force de son écriture. »
Pour sa part, « Serge Truffaut suit au jour le jour, depuis ses tout débuts, cette présidence hors normes. Il propose le récit des 14 mois ayant marqué l’arrivée au pouvoir d’un homme en train de bouleverser le paysage de la politique américaine. Nourri de nombreuses pérégrinations de l’auteur au pays de Donald Trump, ce livre permet de cartographier et de relier les scandales et les outrances qui ponctuent ce mandat présidentiel, donnant ainsi la mesure de l’énorme gâchis que ce président laissera en héritage sur les plans environnemental, international, social et juridique, entre autres. »
Plus je lisais Blais et Truffaut, plus je notais la nord-américanité de leur écriture respective. Le journalisme d’enquête pratiqué au Québec, avec de maigres moyens, mis à part l’inestimable travail des journalistes de la SRC, est très bien illustré dans chacun des 23 chapitres de La présidence Trump : dans l’antichambre d’un fou, tant par la rigueur de rapporter les faits tels qu’ils se sont produits, de les analyser que, le cas échéant, d’en tirer des conclusions.
Quant à À l’intérieur de la menace, la facture littéraire propre M.-C. Blais amène le lecteur à l’accompagner dans une réflexion globale sur une démocratie s’en allant à vau-l’eau sur fond de crépitement des fausses nouvelles que le Président essaime et sur une véritable liberté de presse sans cesse mise à mal.
Je crois que ces deux livres doivent rejoindre le plus large lectorat possible et ainsi alimenter un débat qui, qu’on le veuille ou non, nous concerne puisque nous sommes aussi des Nord-Américains. Et que nous sommes des victimes collatérales des paroles et des actions du Président états-unien.

mercredi 21 août 2019


Louis-Philippe Hébert
Petit-chagrin ou Il ne faut pas laisser un être doux jouer avec des couteaux
Montréal, Lévesque, coll. « Réverbération », 2019, 208 p., 27 $.

Comme le ressac de la mer

Le 30e ouvrage de Louis-Philippe Hébert, Petit chagrin ou Il ne faut pas laisser un être doux jouer avec des couteaux, réunit onze nouvelles. Le rythme de ces proses de la maturité littéraire rappelle leur caractère atypique d’autrefois, leur modernité qui, à la fin des années 1960, était avant-gardiste et l’est toujours. Voyons cela de beaucoup plus près.



L’incipit du recueil donne le ton – « Détrompe-toi, Yoshi, le sang de l’oiseau pèse aussi lourd que celui de la tortue » – en suggérant la relativité, l’aléatoire de l’existence. Pour camper ce décor, L.-P. H. affirme que "La vie est un cirque" dont les meilleurs numéros ne sont pas ceux que l’on croit, car « les artistes ne sont pas toujours applaudis au mérite, c’est un fait éprouvé. » Le narrateur, voulant s’assurer de choisir la tombée du rideau de sa vie, fait en sorte qu’il y ait deux issus qui ne pourront ainsi être évités. Suicide ou assassinat?
L’atmosphère de "La Grosse Bertha" amène au centre de la piste une version féminine de l’homme-obus. Cette femme-canon, dont l’image est toute maternelle, éjecte cette créature à forme humaine et lui donne une vie si éphémère que ce mâle voudra retourner entre ce qui tient lieu de jambes à Bertha pour une renaissance à répétition.
Une "visite au zoo avec les enfants" s’impose, là où il y a un « spécimen, qui va bientôt atteindre les soixante-douze ans [qui] reste vigoureux malgré son âge et les tares génétiques, et malgré son aspect qui présente une usure normale. » Cet homme est un « exhibit vivant » et « à l’heure actuelle, un sujet en captivité peut vivre jusqu’à 50 % plus longtemps ». Selon un graffiti, dans « les profondeurs de son regard, on peut se noyer », c’est pourquoi on avise les visiteurs de ne pas fixer ses yeux.
"Rosebud", la nouvelle suivante, porte sur l’immanence des relations humaines et des liens affectifs qu’elles génèrent. La fillette du titre sert de pivot aux hommes que sa mère rencontre et à qui elle accorde une permanence toute relative. Outre les passeurs d’un soir, l’enfant a eu un père, Anglais de surcroît, et connu quatre autres hommes dans sa jeune vie. La maman de Rose a décidé de partir vers Toronto avec sa fille, malgré que son dernier compagnon et la gamine se soient attachés l’un l’autre. Cette histoire propose divers aspects du statut de la femme et de l’homme dans le rôle de parent et de l’extrême difficulté de faire du vieux modèle masculin, protecteur-pourvoyeur, une création originale alors que la femme est déjà à mille lieues de cette loi surannée.
J’éprouve une affection particulière pour "Le corbeau d’Edgard Allan Poe" dont l’auteur résume en un mot le fil conducteur : c’est une aporie, c’est-à-dire « dans un raisonnement, contradiction, difficulté qui semble insurmontable ». Ici, on suit un personnage qui pose un geste et son contraire par osmose réflexive. Ce n’est pas une valse-hésitation, mais une suite de réalités qui restent incomplètes parce qu’on les saisit dans leur envol. C’est grâce au cercle concentrique dans lequel le personnage principal est engagé que la trame peut aller d’un rebondissement à l’autre jusqu’à sa chute finale.
La sixième nouvelle, "Il ne faut pas laisser un doux jouer avec des couteaux", la plus longue du recueil, est racontée par un garçon qui devient malgré lui un lanceur de couteau, un « homme qui a réussi à se rapprocher de l’infini ». Nous ne sommes plus dans la multiplication des circonvolutions de la trame, mais dans le rebondissement d’une action d’un temps à l’autre comme l’exige une déposition devant un policier-enquêteur. N’allons pas trop vite. Il y a d’abord l’amitié du narrateur et de Richard Labonté. C’est ce dernier qui lui apprit le lancer du couteau comme si c’était un jeu d’enfant réprimé par les frères enseignants, les corbeaux comme ils les appelaient.
Richard disparut de la vie du narrateur et ne fut jamais remplacé. Celui-ci, enfant solitaire, en profite pour faire du lancer du couteau un art qu’un cirque ambulant transporte de ville en ville. Au fur et à mesure, il perfectionne son tir et gagne des admirateurs qui en viennent à lui réclamer des spectacles privés. Discrètement, il accepte certaines propositions qui lui rapportent, en une seule soirée, plus que ce qu’il gagne normalement en beaucoup plus de temps.
Certains de ses clients veulent offrir son spectacle en cadeau et d’autres, faire peur à un enfant trop téméraire. Sans jamais lui dire, quelques-uns d’entre eux ne dédaigneraient pas qu’une fausse manœuvre fasse couler le sang, ce que le narrateur n’a jamais fait puisqu’il est un perfectionniste extrême.
Je soulignais plus haut que toute la nouvelle constitue une déposition aux policiers. Il faut savoir que Richard est revenu dans la vie du narrateur après des décennies de séparation. Devenu un riche homme d’affaires, il est un fidèle admirateur de son ami d’enfance qu’il suit de spectacle en spectacle. S’il renoue avec ce dernier, c’est pour lui réclamer une dette ancienne, ce que le lanceur ne comprend pas. Labonté lui explique alors que c’est grâce à lui qu’il est devenu le meilleur lanceur de couteau, ce qui lui a permis de gagner honnêtement sa vie tout en préservant sa sacrosainte solitude. Il exige donc, en remboursement, qu’il lui donne un spectacle privé où, pour la seule fois depuis qu’il exerce son art, il ratera la cible et le tuera.
Le narrateur comprend le plan machiavélique. Trop tôt, trop tard? Ne voulant pas être un divulgâcheur, je tais la chute imaginée par l’auteur d’une histoire dont l’intelligence émerge dans la banalité d’un lanceur de couteau solitaire et perfectionniste.
"Cher Daniel Canty" est un récit épistolaire adressé à l’artiste multidisciplinaire sous la signature du professeur Onil M. Canty a invité ce dernier à collaborer à un collectif portant sur le sommeil. Or, Onil M. n’a qu’une connaissance théorique, voire objective du repos nocturne, car il n’a jamais dormi. Jamais. Il adresse donc à Canty un sévère reproche de l’avoir placé dans une réalité qui le fait souffrir, une tare dont il ne peut se débarrasser et qui est un thème récurrent de ses écrits. Cette correspondance philosophique met en lumière un trouble dont souffrent de nombreux êtres humains, sous différentes formes, et des conséquences, parfois étonnantes, que ce mal peut engendrer. La plus terrible d’entre elles n’est autre que la solitude presque impossible à comblée la nuit venue, les lieux fréquentés 24 heures sur 24 étant ceux où des gens en manquent de sommeil exercent leurs activités parfois comme des zombies et ne peuvent comprendre la vitalité noctambule d’Onil M. Ce dernier ne peut pas, dans ces conditions, collaborer au collectif sur le sommeil; il encourage Canty à poursuivre son projet, car « vous y trouverez peut-être la clé que vous cherchez, mais jamais le repos. » "Cher Daniel Canty" fait sourire autant que réfléchir sur cette atrophie de l’horloge biologique.
"La plus grosse femme au monde ne chante pas" raconte qu’une fête foraine s’invite, annonçant que le clou de son spectacle n’est rien de moins que la plus grosse femme au monde. Les spectateurs s’amènent, attirés par l’idée de voir une telle masse de chair, mais leur étonnement tourne à la déception. Au centre de la piste, une femme minuscule, presque l’ombre d’elle-même, est assise et reçoit les invectives qui croissent au fur et à mesure que le public entre, hurlant qu’il a été floué et exigeant un remboursement. Les places presque toutes occupées, un sifflement se fait entendre dont on ignore l’origine. Soudainement, le corps squelettique de la femme se met à prendre des formes, chaque partie de son anatomie prenant une amplitude impensable dans l’imaginaire des toutes et tous. Craignant qu’elle n’explose, les gens partent presque sur la pointe des pieds pour éviter un quelconque débordement. Les derniers spectateurs vont quitter lorsque monte un sifflement dont ne sait où, mais qui semble lié directement avec la femme. Mais oui, elle se dégonfle lentement et reprend son allure d’avant le spectacle. Était-elle une poupée gonflable: on l’imagine.
"Le boxeur", c’est un enfant chétif retiré de l’école dès que les allergies sont dans l’air, puis envoyé chez un oncle et une tante à la campagne. L’oncle malingre rêve depuis toujours de monter sur le ring au point d’en avoir improvisé un où il donne des leçons de boxe au neveu en l’encourageant à le frapper toujours plus fort jusqu’à ce que le frêle enfant lui assène un coup. Fatal! La maladie saisonnière de l’un devient ainsi l’éternité de l’autre. On croit voir les protagonistes de ce duel improvisé et le désarroi de la tante qui voit son époux mourir sous ses yeux ébaubis. De vrais personnages de vaudeville hilarant.
"Qui a bougé?" aurait pu s’intituler « Histoire d’un intimidateur intimidé », car le titre fait référence à un enfant recroquevillé dans son casier d’école pour fuir celui qui le harcèle sans arrêt, celui qui « a une philosophie de la poursuite ». (168) Qui poursuit qui, qui de la victime ou de l’agresseur est coupable? Cette dixième nouvelle du recueil est un chassé-croisé de défaites et de victoires, d’une même peur et d’une audace salvatrice. On dirait des joueurs d’échecs qu’on dérange en encourageant tantôt l’un, tantôt l’autre. La création littéraire a ce pouvoir de rebrasser les codes de la société, de faire que le bien devienne le mal, et vice versa, jusqu’à nous embrouiller au point de vouloir repenser certaines règles élémentaires de la vie en société. Or, quand il est question d’intimidation ou d’autres sujets sensibles, il faut le doigté de L.-P. Hébert pour jongler avec eux.
"Petit-Chagrin" est un courriel adressé à une amoureuse en allée. La fragilité du correspondant est palpable : « Je n’arrive même pas à me faire à l’idée que tu m’as lu jusqu’ici… Mais me liras-tu jusqu’à la fin? » (181) Il raconte à celle qui l’a quitté un voyage au Saguenay en plein hiver qui lui rappelle un roman de l’écrivain français Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie. Le trajet de Montréal à Québec, de la Capitale à Chicoutimi, est l’occasion pour se faire un cinéma de leur passé. À destination, il y a cette soirée au théâtre avec des amis, un spectacle auquel l’absente devait aussi assister. L’après-soirée se passe à discuter avec ses hôtes et à boire un peu. Trop selon l’humeur du lendemain, alors qu’il reprend la route et que tombe la neige. Pour se reprendre un peu d’énergie, un arrêt s’impose dans un bouiboui dont les lieux ont sûrement connu de meilleurs jours. L’apparition d’un personnage mi-bête mi-enfant le trouble autant que l’absence de celle à qui il écrit. En reprenant la route, il se demandera s’il est en retard à un rendez-vous avec elle ou s’il l’a oubliée derrière lui. Une finale aussi trouble de l’état d’esprit de l’auteur du courriel.
J’ai souvent écrit qu’un nouveau livre de Louis-Philippe Hébert était une boîte à surprise littéraire tellement l’écrivain pouvait nous étonner dans son propos comme dans le choix de ses outils d’écriture. Si les onze nouvelles de Petit chagrin ou Il ne faut pas laisser un être doux jouer avec des couteaux sont de facture classique, c’est le ressort de chacune qui leur confère leur originalité. L’image qui me vient en tête en refermant le livre, c’est celle du ressac de la mer qu’on voit venir, mais dont on ne sait trop quel sera l’étendue de sa cassure, jusqu’où rejailliront ses rouleaux d’eau ayant l’allure de lames de fond ou même de raz de marée. En habile jongleur de mots et d’images, l’écrivain Hébert sait toujours tendre la perche qui nous permet de voir, d’apprécier et, surtout, de comprendre cette marée de mots signifiés et signifiants.