Louis-Philippe Hébert
Petit-chagrin ou Il ne faut pas laisser un être
doux jouer avec des couteaux
Montréal, Lévesque, coll. « Réverbération », 2019,
208 p., 27 $.
Comme le ressac de la mer
Le 30e ouvrage de Louis-Philippe
Hébert, Petit chagrin ou Il ne faut pas laisser un être doux jouer
avec des couteaux, réunit onze nouvelles. Le rythme de ces proses de la
maturité littéraire rappelle leur caractère atypique d’autrefois, leur modernité
qui, à la fin des années 1960, était avant-gardiste et l’est toujours. Voyons cela
de beaucoup plus près.
L’incipit du recueil donne le ton
– « Détrompe-toi, Yoshi, le sang de l’oiseau pèse aussi lourd que celui de
la tortue » – en suggérant la relativité, l’aléatoire de l’existence. Pour
camper ce décor, L.-P. H. affirme que "La vie est un cirque" dont les
meilleurs numéros ne sont pas ceux que l’on croit, car « les artistes ne
sont pas toujours applaudis au mérite, c’est un fait éprouvé. » Le
narrateur, voulant s’assurer de choisir la tombée du rideau de sa vie, fait en
sorte qu’il y ait deux issus qui ne pourront ainsi être évités. Suicide ou assassinat?
L’atmosphère de "La Grosse
Bertha" amène au centre de la piste une version féminine de l’homme-obus. Cette
femme-canon, dont l’image est toute maternelle, éjecte cette créature à forme
humaine et lui donne une vie si éphémère que ce mâle voudra retourner entre ce
qui tient lieu de jambes à Bertha pour une renaissance à répétition.
Une "visite au zoo avec les
enfants" s’impose, là où il y a un « spécimen, qui va bientôt
atteindre les soixante-douze ans [qui] reste vigoureux malgré son âge et les tares
génétiques, et malgré son aspect qui présente une usure normale. » Cet
homme est un « exhibit vivant » et « à l’heure actuelle, un
sujet en captivité peut vivre jusqu’à 50 % plus longtemps ». Selon un
graffiti, dans « les profondeurs de son regard, on peut se noyer », c’est
pourquoi on avise les visiteurs de ne pas fixer ses yeux.
"Rosebud", la nouvelle
suivante, porte sur l’immanence des relations humaines et des liens affectifs
qu’elles génèrent. La fillette du titre sert de pivot aux hommes que sa mère rencontre
et à qui elle accorde une permanence toute relative. Outre les passeurs d’un
soir, l’enfant a eu un père, Anglais de surcroît, et connu quatre autres hommes
dans sa jeune vie. La maman de Rose a décidé de partir vers Toronto avec sa fille,
malgré que son dernier compagnon et la gamine se soient attachés l’un l’autre. Cette
histoire propose divers aspects du statut de la femme et de l’homme dans le
rôle de parent et de l’extrême difficulté de faire du vieux modèle masculin,
protecteur-pourvoyeur, une création originale alors que la femme est déjà à
mille lieues de cette loi surannée.
J’éprouve une affection
particulière pour "Le corbeau d’Edgard Allan Poe" dont l’auteur résume
en un mot le fil conducteur : c’est une aporie, c’est-à-dire « dans
un raisonnement, contradiction, difficulté qui semble insurmontable ». Ici,
on suit un personnage qui pose un geste et son contraire par osmose réflexive.
Ce n’est pas une valse-hésitation, mais une suite de réalités qui restent
incomplètes parce qu’on les saisit dans leur envol. C’est grâce au cercle concentrique
dans lequel le personnage principal est engagé que la trame peut aller d’un
rebondissement à l’autre jusqu’à sa chute finale.
La sixième nouvelle, "Il ne
faut pas laisser un doux jouer avec des couteaux", la plus longue du
recueil, est racontée par un garçon qui devient malgré lui un lanceur de
couteau, un « homme qui a réussi à se rapprocher de l’infini ». Nous
ne sommes plus dans la multiplication des circonvolutions de la trame, mais
dans le rebondissement d’une action d’un temps à l’autre comme l’exige une déposition
devant un policier-enquêteur. N’allons pas trop vite. Il y a d’abord l’amitié du
narrateur et de Richard Labonté. C’est ce dernier qui lui apprit le lancer du
couteau comme si c’était un jeu d’enfant réprimé par les frères enseignants, les
corbeaux comme ils les appelaient.
Richard disparut de la vie du narrateur
et ne fut jamais remplacé. Celui-ci, enfant solitaire, en profite pour faire du
lancer du couteau un art qu’un cirque ambulant transporte de ville en ville. Au
fur et à mesure, il perfectionne son tir et gagne des admirateurs qui en
viennent à lui réclamer des spectacles privés. Discrètement, il accepte certaines
propositions qui lui rapportent, en une seule soirée, plus que ce qu’il gagne
normalement en beaucoup plus de temps.
Certains de ses clients veulent offrir
son spectacle en cadeau et d’autres, faire peur à un enfant trop téméraire.
Sans jamais lui dire, quelques-uns d’entre eux ne dédaigneraient pas qu’une fausse
manœuvre fasse couler le sang, ce que le narrateur n’a jamais fait puisqu’il
est un perfectionniste extrême.
Je soulignais plus haut que toute
la nouvelle constitue une déposition aux policiers. Il faut savoir que Richard est
revenu dans la vie du narrateur après des décennies de séparation. Devenu un riche
homme d’affaires, il est un fidèle admirateur de son ami d’enfance qu’il suit de
spectacle en spectacle. S’il renoue avec ce dernier, c’est pour lui réclamer une
dette ancienne, ce que le lanceur ne comprend pas. Labonté lui explique alors
que c’est grâce à lui qu’il est devenu le meilleur lanceur de couteau, ce qui
lui a permis de gagner honnêtement sa vie tout en préservant sa sacrosainte solitude.
Il exige donc, en remboursement, qu’il lui donne un spectacle privé où, pour la
seule fois depuis qu’il exerce son art, il ratera la cible et le tuera.
Le narrateur comprend le plan
machiavélique. Trop tôt, trop tard? Ne voulant pas être un divulgâcheur, je
tais la chute imaginée par l’auteur d’une histoire dont l’intelligence émerge
dans la banalité d’un lanceur de couteau solitaire et perfectionniste.
"Cher Daniel Canty" est
un récit épistolaire adressé à l’artiste multidisciplinaire sous la signature
du professeur Onil M. Canty a invité ce dernier à collaborer à un collectif
portant sur le sommeil. Or, Onil M. n’a qu’une connaissance théorique, voire objective
du repos nocturne, car il n’a jamais dormi. Jamais. Il adresse donc à Canty un
sévère reproche de l’avoir placé dans une réalité qui le fait souffrir, une
tare dont il ne peut se débarrasser et qui est un thème récurrent de ses
écrits. Cette correspondance philosophique met en lumière un trouble dont souffrent
de nombreux êtres humains, sous différentes formes, et des conséquences, parfois
étonnantes, que ce mal peut engendrer. La plus terrible d’entre elles n’est
autre que la solitude presque impossible à comblée la nuit venue, les lieux
fréquentés 24 heures sur 24 étant ceux où des gens en manquent de sommeil
exercent leurs activités parfois comme des zombies et ne peuvent comprendre la
vitalité noctambule d’Onil M. Ce dernier ne peut pas, dans ces conditions, collaborer
au collectif sur le sommeil; il encourage Canty à poursuivre son projet, car « vous
y trouverez peut-être la clé que vous cherchez, mais jamais le repos. » "Cher
Daniel Canty" fait sourire autant que réfléchir sur cette atrophie de l’horloge
biologique.
"La plus grosse femme au
monde ne chante pas" raconte qu’une fête foraine s’invite, annonçant que le
clou de son spectacle n’est rien de moins que la plus grosse femme au monde. Les
spectateurs s’amènent, attirés par l’idée de voir une telle masse de chair, mais
leur étonnement tourne à la déception. Au centre de la piste, une femme minuscule,
presque l’ombre d’elle-même, est assise et reçoit les invectives qui croissent au
fur et à mesure que le public entre, hurlant qu’il a été floué et exigeant un remboursement.
Les places presque toutes occupées, un sifflement se fait entendre dont on ignore
l’origine. Soudainement, le corps squelettique de la femme se met à prendre des
formes, chaque partie de son anatomie prenant une amplitude impensable dans l’imaginaire
des toutes et tous. Craignant qu’elle n’explose, les gens partent presque sur
la pointe des pieds pour éviter un quelconque débordement. Les derniers
spectateurs vont quitter lorsque monte un sifflement dont ne sait où, mais qui
semble lié directement avec la femme. Mais oui, elle se dégonfle lentement et
reprend son allure d’avant le spectacle. Était-elle une poupée gonflable: on l’imagine.
"Le boxeur", c’est un enfant
chétif retiré de l’école dès que les allergies sont dans l’air, puis envoyé
chez un oncle et une tante à la campagne. L’oncle malingre rêve depuis toujours
de monter sur le ring au point d’en avoir improvisé un où il donne des leçons
de boxe au neveu en l’encourageant à le frapper toujours plus fort jusqu’à ce
que le frêle enfant lui assène un coup. Fatal! La maladie saisonnière de l’un
devient ainsi l’éternité de l’autre. On croit voir les protagonistes de ce duel
improvisé et le désarroi de la tante qui voit son époux mourir sous ses yeux ébaubis.
De vrais personnages de vaudeville hilarant.
"Qui a bougé?" aurait
pu s’intituler « Histoire d’un intimidateur intimidé », car le titre fait
référence à un enfant recroquevillé dans son casier d’école pour fuir celui qui
le harcèle sans arrêt, celui qui « a une philosophie de la poursuite ».
(168) Qui poursuit qui, qui de la victime ou de l’agresseur est coupable? Cette
dixième nouvelle du recueil est un chassé-croisé de défaites et de victoires, d’une
même peur et d’une audace salvatrice. On dirait des joueurs d’échecs qu’on dérange
en encourageant tantôt l’un, tantôt l’autre. La création littéraire a ce pouvoir
de rebrasser les codes de la société, de faire que le bien devienne le mal, et vice
versa, jusqu’à nous embrouiller au point de vouloir repenser certaines règles élémentaires
de la vie en société. Or, quand il est question d’intimidation ou d’autres sujets
sensibles, il faut le doigté de L.-P. Hébert pour jongler avec eux.
"Petit-Chagrin" est un
courriel adressé à une amoureuse en allée. La fragilité du correspondant est palpable :
« Je n’arrive même pas à me faire à l’idée que tu m’as lu jusqu’ici… Mais
me liras-tu jusqu’à la fin? » (181) Il raconte à celle qui l’a quitté un
voyage au Saguenay en plein hiver qui lui rappelle un roman de l’écrivain français
Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie. Le trajet de Montréal à
Québec, de la Capitale à Chicoutimi, est l’occasion pour se faire un cinéma de
leur passé. À destination, il y a cette soirée au théâtre avec des amis, un spectacle
auquel l’absente devait aussi assister. L’après-soirée se passe à discuter avec
ses hôtes et à boire un peu. Trop selon l’humeur du lendemain, alors qu’il reprend
la route et que tombe la neige. Pour se reprendre un peu d’énergie, un arrêt s’impose
dans un bouiboui dont les lieux ont sûrement connu de meilleurs jours. L’apparition
d’un personnage mi-bête mi-enfant le trouble autant que l’absence de celle à
qui il écrit. En reprenant la route, il se demandera s’il est en retard à un
rendez-vous avec elle ou s’il l’a oubliée derrière lui. Une finale aussi
trouble de l’état d’esprit de l’auteur du courriel.
J’ai souvent écrit qu’un nouveau
livre de Louis-Philippe Hébert était une boîte à surprise littéraire tellement
l’écrivain pouvait nous étonner dans son propos comme dans le choix de ses
outils d’écriture. Si les onze nouvelles de Petit chagrin ou Il ne
faut pas laisser un être doux jouer avec des couteaux sont de facture
classique, c’est le ressort de chacune qui leur confère leur originalité. L’image
qui me vient en tête en refermant le livre, c’est celle du ressac de la mer qu’on
voit venir, mais dont on ne sait trop quel sera l’étendue de sa cassure, jusqu’où
rejailliront ses rouleaux d’eau ayant l’allure de lames de fond ou même de raz
de marée. En habile jongleur de mots et d’images, l’écrivain Hébert sait
toujours tendre la perche qui nous permet de voir, d’apprécier et, surtout, de
comprendre cette marée de mots signifiés et signifiants.