mercredi 5 mars 2025

Valérie Chevalier et Matthieu Simard

Presse-Jus, Montréal

Hurtubise, 2024, 208 p., 22,95 $.

Aventure épistolaire, petits et grands souvenirs

Si je vous dis Ça sent la coupe, la plupart d’entre vous verront surgir de sa boîte à souvenirs la comédie dramatique mettant en vedette Louis-José Houde. Le scénario de ce film de Patrice Sauvé fut écrit par Matthieu Simard, l’auteur du roman éponyme paru en 2004.

Le même Matthieu Simard – oui, oui avec deux t – compte à ce jour huit romans, tous abordant de façons diverses les aléas de la vie de couple. De la rupture de Julie tannée que son amoureux lui préfère les matchs du Canadien, du temps où il remportait la coupe, à Jeanne, âgée de 81 ans, qui fait tout pour retrouver Suzor, son compagnon parti il y a 40 ans et qu’on dit atteint de la maladie d’Alzheimer. Le romancier était-il allé au bout du sentiment amoureux et des écorchures qu’il peut faire ou non?

Répondre positivement à cette interrogation eut été trop hâtif, voire douteux du talent de Simard à imaginer des histoires de couples explorant tous les passages, même les plus secrets, du désamour. J’en tiens pour preuve Presse-Jus, un roman épistolaire écrit avec Valérie Chevalier.

Cette dernière, comédienne et écrivaine à succès, s’intéresse aussi à la vie de couple comme on le constate dans son plus récent opus, Les certitudes vagabondes (Hurtubise, 2024) : « J’ai cherché "le bon" toute ma vie, jusqu’à ce que je me rende compte qu’il n’y en avait pas qu’un. Aucun ne parviendrait à me combler entièrement. Plus j’en fréquentais, plus je m’infligeais ce constat : j’avais besoin de tout. »

Deux auteurs au talent reconnu, c’est bien, mais cela n’assure en rien que leurs imaginaires fusionnent harmonieusement, surtout sur la question des relations de couple. Rassurez-vous, la pâte a levé et leur histoire n’est pas de la tarte!

Le roman épistolaire, né au XVIIe siècle, met une réelle distance physique entre les deux plumes, claviers dit-on aujourd’hui, qui échangent des lettres. Si aujourd’hui, on pense plutôt à un échange de courriels ou de messages via le cyberespace, les protagonistes de Presse-Jus sont de la vieille école, celle du pli postal, et cela pour une raison bien simple : une lettre adressée au Père Noël.

Hugo, père du petit Noah, profite du programme de Postes Canada pour envoyer une lettre au vieux barbu à laquelle un ou une bénévole répondra, prolongeant ainsi un peu le mystère de Noël, tout en faisant oublier à l’enfant la relation tumultueuse de ses parents divorcés.

La bénévole qui lui répond signe du générique "père Noël". Noah-Hugo donne suite à cet envoi en s’adressant directement au bonhomme Noël, en espérant que sa missive lui parviendra. Contrairement aux habitudes des correspondants bénévoles, celui-ci signe Lutine Pauline. Le père de Noah reprend alors son identité de Hugo et s’adresse par la suite à Pauline. Leurs échanges épistolaires se transforment, petit à petit, en un journal personnel, tantôt quotidien, tantôt sans régularité. J’anticipe.

J’ignore si Chevalier et Simard ont écrit Presse-Jus de la même façon, mais, chose certaine, ils sont parvenus à créer deux personnages crédibles qui se dévoilent l’un l’autre par petites touches, comme un ou une peintre donne vie à un portrait. Ce sont d’abord les traits grossiers de leur personnalité qui se dévoilent, soit par une remarque ou un commentaire sur le propos de l’autre, soit en divulguant parcimonieusement un détail de leur vie. On sait depuis le début que Hugo est un traducteur pigiste et que l’insécurité financière de son travail lui pèse plus qu’il ne le laisse croire. Quant à Pauline, elle se montre plus prudente et se raconte en laissant un léger brouillard sur son propos. Ce qui, dans une certaine mesure, la rassure, elle connaît la véritable adresse postale de Hugo, contrairement à lui.

Si Hugo a écrit la toute première lettre au père Noël, c’était bien sûr pour faire plaisir à son fils âgé de quatre ans. Mais, nous apprenons une à une les raisons pour lesquelles Pauline s’est engagée comme correspondante bénévole. Ce qui peut sembler être de la confiance en soi de la part du père et du doute chez Pauline s’avère plus complexe. Un détail me semble bien illustrer le caractère de chacun d’eux : l’échange traditionnel de correspondance comme mode de communication à une époque où on ne le pratique plus, sinon pour recevoir des comptes ou des publicités. Fait à remarquer : Hugo utilise du papier fin, Pauline le note et l’explication qui lui fournit est révélatrice de son caractère.

Pourquoi s’est-elle jointe au programme de Postes Canada? Parce qu’elle avait du temps à donner, écrit-elle, avant de raconter qu’elle est infirmière spécialisée en périnatalité et que faire plaisir aux enfants est de son ressort, presque de façon égoïste.

Le voile sur la vie sentimentale des deux correspondants tombe, un lambeau à la fois, car tant Hugo que Pauline a connu son lot d’échecs amoureux. À distance l’un de l’autre, ignorant tout de la personnalité physique et sentimentale l’un de l’autre, ils se sentent protéger pour raconter, souvent avec ironie pour Hugo pour qui rire de soi est un moyen d’autodéfense pour contrer son manque d’estime de soi.

Le sérieux de Pauline, qui préfère l’autodérision à l’ironie, est un brouillard qui cache une période de sa vie d’adulte qui lui a laissé des cicatrices profondes, jamais complètement guéries : un accident d’auto, la perte d’un enfant à naître, une intervention chirurgicale d’urgence aux conséquences désastreuses et la déroute de son couple qui s’en suivit.

Chaque nouvelle confidence bâtit la relation entre Pauline et Hugo tout en préservant leur incognito, du moins jusqu’à ce que Hugo tente de découvrir le visage de sa « penpal » en lui envoyant une moitié de sa propre photo; cela tourne à la blague comme d’autres tentatives de sa part d’aborder certains sujets que Pauline élude habilement. Cela ne l’a pas empêché d’envoyer à Hugo une photo de son dogue prénommé Gaël-Monfils, comme le tennisman français.

Le quadrupède oblige sa maîtresse à marcher tous les jours. C’est aussi grâce à l’animal qu’elle rencontre Marc-André au parc à chiens, alors que Chaos, l’American Bully de ce dernier, attaque violemment de pauvre Gaël. Marc-André insiste pour amener la victime à la clinique vétérinaire où Pauline comprend qu’il en est le propriétaire.

Un détail à retenir de l’ensemble du roman-correspondance, c’est la fragilité de Hugo et sa tendance à se ridiculiser en se montrant incapable de donner le change à son interlocutrice dont les détails de sa vie lui donnent l’impression d’être un bon à rien, un incapable de vivre la moindre adversité.

Il faudra un silence de plusieurs jours de Pauline pour faire réagir Hugo pour qui leur correspondance est devenue une raison de vivre et de sortir de sa coquille de mis en échec. Il croira que son amie est partie à l’aventure avec le vétérinaire, se disant qu’elle l’oublierait vite fait et qu’il se retrouvera à nouveau dans une solitude dont il mesure désormais mieux l’ampleur et le poids. Pauline a aussi appris à apprécier leur relation épistolaire qui lui est devenue presque indispensable. Or, quand elle brise son long silence, elle sait que Hugo ne peut encaisser le choc qu’elle a subi et qu’elle lui raconte malgré tout.

Je tais le détail de l’événement qui marque un tournant dans la relation épistolaire, mais, s’il tient à la sourde colère de Pauline et au désarroi que Hugo ressent quand elle le lui raconte, il ne les rapproche pas moins. Puis, quand la poussière du temps sera retombée, il ne leur restera qu’un geste à faire, un pas à poser pour compléter leur échange.

Valérie Chevalier et Matthieu Simard savent bien jouer de la nature humaine et de sa complexité, et les deux personnages au cœur de Presse-Jus en sont de bons exemples. Leurs différences font leur complémentarité qui va plus loin que le fait d’être une femme et un homme, blanc et hétérosexuel, un modèle parfois mis à mal de nos jours. C’est leur humanisme qui les rend attachants et leur donne la capacité de passer des petites joies aux grands malheurs de la vie des trentenaires qu’ils sont.

mercredi 26 février 2025

Sylvie Simmons

I’m your man : la vie de Leonard Cohen

Montréal, Édito, 2017, 576 p., 34,95 $.

Cohen en deux temps

Il a suffi qu’un éditeur annonce la parution de Leonard Cohen : l’homme qui voyait les anges (Boréal), un essai biographique de Christophe Bold d’abord paru en France, pour que je retourne sur la carrière de ce grand artiste. Certes, le récit est fort bien documenté par un auteur qui y a consacré plus d’une vingtaine d’années dans le cadre d’un projet de fin d’études universitaires. Or, il n’est pas toujours évident de distinguer les faits de l’analyse sociolittéraire, les uns étant imbriqués dans les autres.

Je me suis alors souvenu de l’essai biographique de Sylvie Simmons, I’m your man, the life of Leonard Cohen (McClelland & Stewart, 2013), acheté et lu quelques jours après le décès de Cohen, le 7 novembre 2016. Quelques frappes sur le clavier m’ont permis de constater qu’une traduction française de cet ouvrage est parue aux éditions montréalaises Édito, en 2017, sous le titre de I’m your man : la vie de Leonard Cohen.

Je gardais un excellent souvenir de la façon dont Mme Simmons avait abordé et traité son sujet, peut-être parce qu’elle est une journaliste d’expérience du milieu musical, une auteure d’autres biographies – dont celle de Serge Gainsbourg, Neil Young, Johnny Cash –, elle savait très bien faire la narration du cours d’une vie que le biographié lui-même lui avait raconté au cours de diverses rencontres ou entrevues. Comme si cela n’eut été suffisant, Mme Simmons a fouillé sur la planète média à la recherche de confirmations et d’informations complémentaires de façon significative à son travail de biographe.

À la version originale de I’m your man : la vie de Leonard Cohen, traduite intelligemment de l’anglais (États-Unis) par Élsabeth Domergue et Françoise Vella, Sylvie Simmons a ajouté une postface intitulée « Voyager léger » dont la dizaine de pages sont une fresque, aussi minimaliste qu’étonnante de toute la vie de Cohen.

Ce voyage au pays de Leonard Cohen me fut aussi un retour à l’époque où j’étudiais à l’Université McGill, où il a lui-même étudié, et dont les Selected Poems 1956-1968 m’accompagnent depuis.

La biographie de Simmons a aussi projeté, sur l’écran d’inoubliables souvenirs, les recueils de Cohen traduits par un autre regretté écrivain, Michel Garneau. J’ai alors fait un pas de côté et relu les poèmes de Sylvain Garneau, le frère aîné de Michel, décédé trop jeune.

Revenant à l’univers de Cohen, j’ai sous les yeux Poèmes du traducteur (L’Hexagone, 2008), un recueil que Michel Garneau a écrit en « traduisant Book of Longing en Livre du constant désir pour chaque poème traduit j’ai fait le mien… » La couverture de ces poèmes illustre, en rires enthousiastes, les amis Garneau et Cohen réunis sur les marches du 28 de la rue Vallières, une maison appartenant à Cohen, coin Saint-Dominique, en face du Parc des Portugais à Montréal.

Cette couverture m’a rappelé une autre photo d’Olivier Hanigan prise à la même occasion, alors que Cohen donne sa casquette à une jeune femme, Marie-Pierre Barathon, décédée trop tôt quelques années plus tard; la dernière fois que j’ai croisé Marie-Pierre fut lors du lancement de 666 Friedrich Nietzsche, dithyrambe beublique de Victor-Lévy Beaulieu, en 2015.

Revenons à I’m your man : la vie de Leonard Cohen, l’ouvrage de Sylvie Simmons, considéré comme la dernière biographie de Leonard Cohen disponible en français.

« Grâce à ses chansons d’une qualité d’écriture peu commune, Leonard Cohen est assurément l’un des artistes les plus estimés et admirés du paysage musical des cinquante dernières années. Il est de ceux qui, tout au long de leur carrière, ont su se réinventer pour répondre aux attentes du public. Difficile, néanmoins, de raconter Leonard Cohen tant il y a à dire sur cet être charismatique à bien des égards et ô combien fascinant.

Sylvie Simmons, journaliste, l’a fait. Elle a rencontré Cohen, ainsi que ceux et celles qui l’ont côtoyé, connu ou aimé. Dans cet ouvrage, elle explore toutes les facettes de sa vie d’artiste, remontant ainsi à son enfance et sa jeunesse à Montréal, baignées dans la culture de ses origines juives; relate l’émergence de son talent d’auteur, de poète et de compositeur, et les rencontres qui ont jalonné et façonné sa carrière; raconte l’amoureux tourmenté et volage, et comment les femmes ont inspiré ses plus belles compositions; révèle l’être en quête de spiritualité et d’absolu… sans oublier ses épisodes dépressifs, sa dépendance aux drogues et au sexe.

Sylvie Simmons a eu accès aux archives privées de Cohen et elle a réalisé des entrevues exclusives avec ses plus proches collaborateurs, ses ami(e)s et ses amoureuses, et avec des artistes connus et inspirés par son travail. Il en résulte une œuvre magistrale et très fouillée, d’une grande rigueur, mais ponctuée d’anecdotes inédites et cocasses, qui apporte un nouvel éclairage sur la vie de Leonard Cohen. »


Leonard Cohen

Un ballet de lépreux

Paris, Seuil, 2024, 295 p., 34,95 $.

«Un homme habite seul une pension à Montréal. Suite à l’appel d’un inconnu, il va accueillir son grand-père arrivé de New York; il ne le connaissait pas, mais la ressemblance avec son père est indéniable. Le vieillard se montre facétieux, caractériel, rustre, agressif. Retourné chercher à la gare la valise égarée du grand-père, le héros surprend l’employé du service des réclamations en délicate posture, le harcèle et l’humilie. Tout à coup, une question l’assaille: l’homme venu bousculer sa vie est-il vraiment son grand-père? Cohen réussit un bref roman en forme de fable kafkaïenne; c’est surtout une voix singulière qui a déjà tout pour s’imposer, tout comme les nouvelles qui accompagnent cette édition posthume.»

mercredi 19 février 2025

Antoine Boisclair, Jean-François Bourgeault et Thomas Mainguy (dir.)

Au bout du chemin, lettres à Jacques Brault

Montréal, Boréal, 2024, 200 p., 25,95 $.

« L’éternité n’est qu’un mot une peu long »

J’emprunte le titre de cette chronique au regretté Jacques Brault. J’aurais aussi pu utiliser ce vers tiré d’À jamais, recueil posthume : « Poésie, souffle vital, rien de moins, rien de plus. » L’un ou l’autre ouvrent parfaitement les pages d’Au bout du chemin, lettres à Jacques Brault, un recueil de dix-neuf correspondances adressées à l’écrivain publiées sous la direction d’Antoine Boisclair, Jean-François Bourgeault et Thomas Mainguy.


Depuis le 18 février 1976, jour deux de mes chroniques hebdomadaires, j’ai suivi régulièrement la construction d’une œuvre, Jacques Brault se considérant, avant tout, comme un artisan. S’y trouvent poésie, fiction et essais, un patrimoine bâti de mots et d’images que cet écrivain iconoclaste pratiquait, tout comme d’autres formes d’art, des arts plastiques à aux dits hérités de temps immémoriaux qu’il affectionnait.

Homme d’une très grande discrétion, il est entré en écriture en braquant les phares de son altruisme en publiant « Miron, le magnifique », un essai que lui et son admirable ami allaient toujours porter depuis. Il a aussi écrit sur Alain Grandbois et préparé la publication des œuvres de Saint-Denys Garneau en compagnie du Père Benoît Lacroix.

Il allait de soi que d’anciens élèves et collègues veulent lui rendre hommage maintenant, sachant qu’il n’aurait jamais accepté une telle déférence, bien qu’il a reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix David (1965) – attribué à l’époque pour un seul ouvrage soit Mémoire (Librairie Déom, 1965) paru la même année qu’Objets retrouvés du regretté Sylvain Garneau –, le Prix Athanase-David (1986) et le Prix Gilles-Corbeil (1996) de la Fondation Émile-Nelligan.

Parmi ces missives envoyées dans un espace indéfini, je lis d’abord les mots d’Emmanuelle, sa fille, qui dit en peu de mots, mais en images fulgurantes, ce qu’elle a écrit de façon intimiste dans son essai Dans les pas de nulle part : parcours de l’œuvre de Jacque Brault (Leméac, 2019. Je retiens de son regard porté sur son père, ce passage : « Ta poésie est le plus bel héritage que tu pouvais nous laisser. J’ai donc résolu de partir. À la recherche non pas du temps perdu, mais de ce qui demeure vrai pour la poésie et qui le devient pour le silence qu’elle enferme. Tu disais ne pouvoir écrire qu’en état de mélancolie, sans quoi l’inspiration t’échappait. » Puis, cet autre qui évoque la possible communion entre l’écrivain et l’auditoire : « Silences formels, nommés en avant-plan, suggérés en arrière-plans, notre code typographique occidental, qui ne demande qu’à éclater chez toi, procède de la même manière en réservant des espaces pour la réflexion du lecteur qui écrira peut-être à son tour quelques notes qui entreront peut-être à leur tour en résonance, en dialogue morcelé avec le texte. Une pratique commune à tous que tu as posée d’emblée et systématiquement dans ton premier essai, Chemin faisant, en y incorporant tes propres notes marginales… »

Je choisis ensuite quelques autres correspondants que je connais mieux. D’abord, son vieil ami Gilles Archambault, réalisateur radio et écrivain, qui l’a souvent invité et qui propose ici « Est-ce un hommage? », une boutade tout à fait archambaultesque. « Il était alors devenu un auteur dont on parlait de plus en plus… Je n’avais pas tardé à me rendre compte que l’universitaire qu’il était savait aussi donner les clés qui permettaient d’entrer dans les œuvres les plus exigeantes. Issu comme lui d’un milieu populaire, je croyais sans trop de naïveté que la radio pouvait être une initiation à la littérature, à l’art. » Un jour, Brault lui annonce qu’il va quitter la Métropole, connaissant la réprobation d’Archambault. « Je respectais son silence, Jacques était à l’occasion un taiseux. Jamais bavard, brillant analyste des œuvres littéraires, qu’elles lui soient proches ou non, sachant en extraire l’essence en trois ou quatre phrases, il devenait plus intraitable des cachottiers dès qu’il s’agissait de sa vie personnelle. »

Autre ami de Jacques Brault, son éditeur Paul Bélanger qui prit la relève de René Bonenfant et Célyne Fortin au Noroît, maison à laquelle il resta fidèle pour ses projets de poésie. « Ainsi donc, l’homme gris a quitté son banc et il déambule seul, sans attache ni maison. Solitaire et errant, tu l’étais depuis longtemps dans la longue mémoire du temps oublieux, bien que pour combattre l’oubli tu notais souvent des phrases et des mots dans tes carnets, sur des feuilles volantes, des bouts de carton… Tes mots, Jacques, tes mots sans domicile cherchent à présent une maison, un corps pour vivre par eux-mêmes, pour transformer la douleur en expérience joueuse. Pour révéler le merveilleux qui sommeille en toute forme d’expression. » Je transcrirais volontiers l’entièreté de cette lettre, tellement elle illustre le lien indicible d’un écrivain, ou d’une écrivaine, avec son éditeur. Cette relation est ainsi mise en mots : « Tout ce qui sommeille dans l’âme devient un écho du monde, un dialogue informel, une critique par sa seule présence, et non un contenu déterminé, avec à la clé un message, comme les bruyants rapporteurs de la réalité le voudraient. Le poète assure un contrepoint, un creux qui transforme la réalité et lui attribue de nouvelles valeurs. »

C’est « En cheminant avec Jacques Brault » que l’écrivaine Louise Dupré rappelle un compagnonnage avec le destinataire. Elle le cite dans Au fond du jardin (Noroît, 1996) : « "Il arrive ainsi qu’un chœur de voix anciennes et nouvelles, indistinctement, parvienne par la fenêtre de la chambre où l’on se réveille enfant extasié après cinquante ans d’existence nulle. Quelqu’un qui est-ce, ressuscite." Votre question est aussi la mienne : qui le je deviens-il quand une chorale de voix s’empare de lui? Qui est le je qui prendra la plume – ou ouvrira son ordinateur – et se mettra à écrire ?... Le je de l’écriture est un autre, en effet… »

Je tourne les pages et la voix de Robert Melançon, vieux compagnon d’armes poétique et universitaire, me ralentit, car : « On ne comprend jamais tout à fait soi-même ce qu’on écrit. C’est sans doute pourquoi on publie, en cherchant quelques lecteurs qui nous éclaireront. J’en ai trouvé quelques-uns, et parmi eux tu as été un de ceux qui m’ont tiré de mon demi-sommeil. »

Qui d’autre pouvait signer la dix-neuvième et dernière lettre que Nathalie Watteyne? Écrivaine et universitaire comme Jacques Brault, elle était de son ultime garde rapprochée avec François Hébert, son compagnon. « Tu es parti en octobre 2022 et François t’a suivi quelques mois plus tard, le 30 mai 2023. Vous n’êtes plus là pour les discussions sur la langue française, la littérature et les arts, la poésie de l’existence, non plus d’ailleurs que pour vous étonner rêveusement de notre bref séjour sur terre. » Je dois dire que mes vieux amis Fortin-Bonenfant m’ont fait connaître Nathalie et François autour de la table familiale de la rue Mercier, à Saint-Lambert, à deux pas d’où le couple habitait alors. Watteyne-Hébert seyaent parfaitement bien avec nos hôtes, dont la table fut un lieu privilégié de rencontres sans prétention d’écrivaines et d’écrivains de diverses époques, de différents genres d’écriture.

Quant à la relation entre Jacque B. et François H., outre qu’ils furent collègues à l’U de M, elle prit la forme de collaborations réciproques dans des projets de livre où les arts plastiques et la littérature étaient réunis en une osmose créatrice, notamment dans les livres-objets parus au Temps retrouvé, la très discrète maison d’édition de Marc Desjardins qui fabrique, je choisis ce mot, des ouvrages artistiquement globalisants. L’Élan de l’écrevisse (2010) en est un double exemple, une édition dite définitive étant parue post-mortem en 2023.

Je laisse la conclusion à mon regretté ami Jean Royer. Dans la seconde édition de son Introduction à la poésie québécoise (Bq, 2009), il résume comme il sait si bien le faire tout Jacques Brault en quelques phrases : « Si la poésie de Brault est passée en vingt ans du lyrisme au lapidaire, c’est pour ne pas abandonner la question fondamentale : comment habiter le réel? Interrogeant la mort, le poète découvre la "saveur de l’existence". Au cours d’un long entretien avec Robert Melançon (Voix & Images, no 35), Jacques Brault précise sa pensée sur la poésie : "Ce que j’attends de la poésie, aujourd’hui, c’est de vivre moins bêtement, de ne pas crever dans la stupeur." Plus loin, il dira "J’aime le mot saveur : il inclut le sensible. Une certaine saveur qui n’est pas à dédaigner même si elle n’est qu’éphémère." »

mercredi 12 février 2025

Alain Saulnier

Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique

Montréal, Écosociété, coll. « Polémos », 2024, 288 p., 27 $.

Danger : les dictatures démocrates ou comment nous museler

Le moins que l’on puisse dire de 2024, c’est que les démocraties s’en vont à vau-l’eau. Outre les jeux de chaises musicales des partis politiques au pouvoir et les « changez de bord la compagnie », de nouveaux joueurs s’incrustent dans la joute : « les géants du web ».

Recensant Les barbares numériques (Écosociété, 2022), un essai d’Alain Saulnier, j’écrivais qu’à l’heure des guerres et des insurrections en direct, il fallait savoir qu’un meneur de jeu s’implantait sans qu’on y porte trop d’attention : la toute-puissance des GAFAM et de leurs porte-voix, les réseaux sociaux incontrôlés.

Ce qui pouvait sembler un propos alarmiste s’avère plus vrai qu’on pouvait alors imaginer. Les observations de Saulnier méritaient d’être actualisées, discutées et exemplifiées, ce que fait Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique.

Pourquoi taper à nouveau sur ce clou, sinon parce que vous et moi ne nous rendons pas compte du pouvoir grandissant, apparemment sans limite, des ultras mieux nantis de la planète et de leur mainmise sur tous les enjeux sociopolitiques des démocraties, notamment grâce au web.

Ce qui n’était pas mesurable auparavant, ce sont, entre autres, certains effets délétères de la pandémie, dont la fidélisation aux achats en ligne. Amazon et Temu (site chinois de commerce en ligne) sont devenus la panacée d’un grand nombre de consommateurs au détriment des commerces locaux.

Rafraîchissons notre mémoire. « Les barbares numériques » ou GAFAM, « acronyme dont les lettres correspondaient à l’origine aux cinq firmes numériques dominantes du marché : Meta (anciennement Facebook), Alphabet (Google, YouTube, Chrome, Android, Gmail, etc.), Apple, Amazon et Microsoft ». Certains chefs d’entreprise associés à ces sociétés sont souvent évoqués : Mark Zuckerberg, le dirigeant de Meta (Facebook, Instagram, Messenger, WhatsApp, Oculus VR, etc.); Jeff Bezos, à la tête d’Amazon et ses filiales, dont Amazon Prime Video; Tim Cook qui dirige l’empire Apple, etc.

Un autre joueur mentionné par Saulnier n’est autre qu’Elon Musk. Le propriétaire de Tesla, Starlink (fournisseur d’accès Internet par satellite) et Space-X, sans oublier Twitter devenu X sous sa gouverne. Dès l’acquisition de ce réseau, il a licencié le personnel et imposé ses propres règles de la liberté d’expression. On connaît ses coups de gueule devenus des diktats dont X est une « chambre d’écho médiatique, description métaphorique d’une situation dans laquelle l’information, les idées, ou les croyances sont amplifiées ou renforcées par la communication et la répétition dans un système défini. » Sans oublier ses accointances avec le président élu des États-Unis qui en a fait l’unique responsable du nettoyage des écuries d’Augias qu’est, à ses yeux, l’organisation gouvernementale états-unienne.

Revenons à Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique. L’essayiste s’intéresse aux effets réels de l’empreinte de ces géants sur les démocraties, les pouvoirs politiques, socioéconomiques et socioculturels. S’il applaudit les nouvelles législations fédérales contraignant ces derniers à des règles précises d’opération, il n’en déplore pas moins leur façon de détourner l’obligation de rémunérer les médias traditionnels pour les contenus qu’ils leur volaient en excluant les informations journalistiques locales et nationales de leur plateforme. Ce qui est déconcertant, c’est qu’une vaste proportion des usagers des réseaux sociaux y puisent uniquement leurs informations provenant de sources approximatives.

Le modèle d’affaires des médias traditionnels – presse écrite et électronique – ne tient plus la route et menace de faire imploser même les plus sérieux joueurs, ce qui s’observe déjà par la fermeture de nombreux journaux régionaux et par la mise à mal des revues culturelles, malgré les efforts déployés par la Société de développement des périodiques culturels du Québec (Sodep). Cette situation concerne aussi la chaîne de diffusion d’informations rigoureusement recueillies, les moyens de communication des divers aspects de la culture et de ses valeurs. Pensons à la télévision traditionnelle qui perd annuellement un nombre croissant de téléspectateurs au profit des plateformes numériques, tel YouTube, Netflix, Crave, Disney+ ou Amazon Prime Video, ou des services de diffusion en continu (streaming), tel Spotify.

Le loup dans la bergerie que je vois poindre un peu partout dans Tenir tête aux géants du web, se nomme algorithme prédictif. Il serait plus juste de parler d’une meute de loups, car chaque joueur du web possède son propre système d’algorithme prédictif. Prenons un exemple que tout usager du web a rencontré : vous cherchez de l’information sur un modèle d’automobile et, l’instant suivant, votre page Facebook vous propose les offres de dépositaires de la marque dans votre région. Il en va de même des fureteurs, quels qu’ils soient, qui vous proposent des réponses à vos recherches selon les règles de leurs propres algorithmes prédictifs financièrement rentables.

Mentionnant Facebook, il est clair pour Alain Saulnier que les réseaux sociaux sont devenus LA première source d’informations, peu importe l’origine de ces dernières, ce qui laisse place aux « fake news » et autres rumeurs répétées jusqu’à en perdre le message initial. Un exemple que j’ajoute à ceux de Saulnier : le pouvoir des réseaux sociaux de microblogages consacrés à un sujet spécifique. Truth Social de D. Trump en est un exemple patent, d’autant plus qu’il est aussi une puissante chambre d’écho des messages qu’il diffuse. Dans ce cas spécifique, l’homme d’affaires exprime ses opinions et ses commentaires sur tout et sur rien. Par exemple, avant même d’entamer son mandat, il a lancé l’offensive contre ceux qu’il appelle « les ennemis du peuple », les médias. (La Presse+, 19 décembre 2024)

Alain Saulnier a raison d’écrire que de tenir tête à ces géants est un devoir démocratique. Certains pays d’Europe ont commencé à mettre des holà aux géants du web, notamment par l’imposition « de normes d’identification des contenus culturels ». D’autres États, même les É.-U., tentent de briser des monopoles, par exemple celui de Google et de son moteur de recherche. Il en va de notre état de droit, de notre démocratie, malgré l’indifférence générale. L’écosystème qui régit la société québécoise est à risque plus que tout autre pour les raisons d’ordre linguistiques et culturelles, ferment de notre société. Si nous ne trouvons pas rapidement comment protéger nos canaux de création et de diffusion, ce sont les assises de notre société qui sont menacées.

Que dire de l’intelligence artificielle, l’IA générative, et de ses effets pouvant être dévastateurs sur de nombreux champs d’activité, incluant l’environnement, car les serveurs, gardiens des données de l’IA, ont des exigences énergétiques incommensurables. L’infonuagique – le « modèle informatique dans lequel le stockage des données et leur traitement sont externalisés sur des serveurs distants accessibles à la demande à partir de tout appareil bénéficiant d’une connexion Internet » (GDT) – est très, très gourmande. Et je ne parle pas de l’insécurité que différents usages de l’IA peuvent faire peser sur les populations, pays et nations.

Le réalisme d’Alain Saulnier n’augure pas des lendemains heureux si nous et nos gouvernements ne prenons des mesures concrètes et adéquates pour stopper les effets de va-en-guerre des géants du web. En cette année 2025, il est temps de prendre des résolutions sociétales et de s’engager à les tenir. Ainsi, lire Tenir tête aux géants du web : une exigence démocratique et poser, dès maintenant, les gestes nécessaires pour contrer leur toute-puissance sont un premier pas.

mercredi 5 février 2025

Odile Tremblay

Le bestiaire à pas perdus, illustrations de Marie-Hélène St-Michel

Montréal, Boréal, 2024, 240 p., 27,95 $.

« Plus humaines que bien des conquérants »

Tenir et écrire une chronique sont des actions distinctes. La première définit la régularité d’une rubrique, la seconde évoque sa littérarité. Il en est ainsi, de la prose journalistique d’Odile Tremblay, qui attirait régulièrement mon attention grâce à la finesse de ses observations et à la pertinence du propos. Parfois, elle tenait chronique, mais, plus fréquemment, elle écrivait – on dit « torchait » dans le milieu – un papier qui méritait mieux que l’éphémère d’un journal quotidien.


Voilà que madame Tremblay, sortie des pages du Devoir, nous propose Le bestiaire à pas perdus, un recueil de vingt-huit récits, chacun attirant notre attention sur un animal, à plume ou à poil, volant, rampant ou déambulant à petits pas, prudemment ou non, dans l’espace que nous leur avons laissé depuis que nous squattons leurs territoires qui, désormais, s’érodent comme peau de chagrin.

Le bestiaire du titre peut évoquer les fables, celles de La Fontaine n’étant jamais loin dans la mémoire collective des générations passées. Les fabulistes, ces marchands de « fake news » de l’époque d’Ésope (XVIIe siècle), dressaient les pauvres bêtes à imiter plus bêtes qu’eux, c’est-à-dire les humains, pour dire leurs quatre vérités, soulignant leurs travers les plus terribles qui, parfois, donnaient la peste suggérée par La Fontaine lui-même.

Heureusement, les animaux paradant dans l’univers d’Odile Tremblay ne sont pas de ces monstres essaimant des valeurs morales sur leur passage, mais de véritables sujets d’observation dans la nature d’ici ou d’ailleurs, rarement dans des milieux d’enfermement, comme les jardins zoologiques ou les réserves protectrices.

Ces rencontres, si elles sont arrangées par la dame au clavier, n’en sont pas moins sans autres filtres que leur personnalité, agréable ou patibulaire, et la communication que l’écrivaine établit avec elles ou eux selon sa perception et son imaginaire. Elle fait de ses observations des récits plein d’ironie et d’une autodérision joviale, mais jamais jovialiste. Vous aurez compris mon enthousiasme par-devers ce recueil. Je vais l’illustrer mon engouement par quelques exemples tirés des vingt-huit récits.

Un mot avant pour souligner la qualité des illustrations originales de Marie-Hélène St-Michel présentées en ouverture de chacun des textes, dans un cadre en forme de médaillon. Si on les remarque sans trop d’attention, il faut y revenir et découvrir que chacun des dessins apporte une troisième dimension au propos de l’autrice, un regard original sur le sujet.

Ainsi, le béluga qui nous accueille aux portes de « L’adieu aux baleines blanches » a une allure de gamin qui se moque de l’intérêt que les humains lui portent, comme s’il se payait leur tête en leur offrant un spectacle dont il est l’unique maître de piste. Croyez-moi, ce petit mammifère marin a plus un tour dans son sac et sa naïveté lui occasionne trop souvent des ennuis.

Les premiers cétacés, « ci-devant appelés marsouins », qu’Odile Tremblay observa, le furent à Saint-Joseph-de-la-Rive, un village des Éboulements en face de L’Île-aux-Coudres où sa famille passait les vacances d’été. « Pourtant un beau jour, ces joyeux baigneurs se sont éclipsés de notre panorama, bien déterminés à ne plus dépasser le fjord de Tadoussac. Expulsés du fleuve pour cause d’habitat pollué, sans un dernier adieu au peuple des berges, comment aurions-nous pu deviner qu’ils nous manqueraient autant? »

Or, le cinéma, que l’écrivaine connaît par cœur, vient au secours de la mémoire collective grâce au documentaire Pour la suite de monde de Pierre Perreault et Michel Brault, où les « acteurs aquatiques avaient courtoisement attendu son clap de fin avant de plier bagage. Ils ont de la classe, les bélugas. » Que leur arrive-t-il par la suite? C’est la suite du récit où la réalité, aussi triste soit-elle pour le charmant cétacé, rappelle que la « cohabitation avec les humains ne leur a jamais vraiment porté chance. Ces derniers, durs d’oreille, ne saisissent rien à leurs récits. Entre les baleines et nous, des langues différentes privées de racines communes hissent la tour de Babel jusqu’à la surface des eaux. »

Un dernier passage de la saga des baleines blanches où apparaît une des plus célèbres d’entre elles : « Malheureux Moby-Dick, cétacé déchu des océans perfides! En prenant sa plume au milieu du XIXe siècle pour raconter son terrible destin, Herman Melville offrait à l’Amérique sa plus grande chanson de geste. L’allégorie de la reine des baleines, accusée de mille maux par un homme plus hargneux qu’elle, fit frémir les lecteurs jusqu’à la chair de poule. // Le cétacé aime se mettre en vedette, comme on l’a démontré. Ils transmettent des mythes sacrés aux écrivains de génie, seuls susceptibles de décoder leurs univers. Ensuite, tout est affaire de style… Melville fut leur plus grand scribe. »

« La chute du ookpik » est une autre histoire où Odile Tremblay s’approprie la réalité observable de cet oiseau, aussi appelé harfang des neiges, cet « oiseau totémique à grands yeux qui louchaient, réinventé dans la pierre à savon ou la peau de phoque. » « J’avais onze ans quand le premier harfang des neiges, en réponse à mon invitation, vint se profiler à Saint-Pétronille de l’île d’Orléans. Il regardait au loin comme un vieux sage… » Elle vit le même le lendemain, ensanglanté par le tir d’un chasseur. « On perd son innocence par à-coups, dit-on. Ce jour-là, j’ai su que l’immortalité n’existait pas et que les adultes pouvaient détruire des mythes en les prenant pour des oiseaux. »

Si je vous dis que madame Tremblay nous amène « Dans l’antre du dragon », vous croirez certainement qu’elle nous entraîne dans les sables mouvants de la Fiction, avec une majuscule. L’illustration lançant son propos convaincra même ceux d’entre vous qui doutent. Pourtant, « la fonte du pergélisol les ressuscite à la queue leu leu. Sortis de l’hibernation avec la ferme intention de nous en faire voir, leur mine de déterrés et leur langue bifide font frémir les plus téméraires... Omniprésents, ces monstres-là… À plein écran, les épouvantails d’antan ont bon dos et queue claquante… La mémoire archaïque entretient le brûlant souvenir des combats épiques entre dragon et hommes des cavernes pour la conquête d’une grotte à plusieurs chambres d’écho. Car la crise du logement ne date pas d’hier… »

Enfin, « Dans la marmite des sorcières » (207) est un beau prétexte pour faire vivre une longue liste d’animaux à poil ou à plume qui n’ont d’autre existence que celle inventée par des humains au grand plaisir des collectionneuses et collectionneurs, Odile Tremblay étant du nombre. « Ma première proie fut, dans le bric-à-brac d’un bled floridien perdu, une araignée d’argent aux yeux de feu. Le lézard serti de marcassite se glissa en douce près d’elle un peu plus tard… Ces bêtes ne marchent ni ne respirent. Qu’importe. Elles s’entassent dans mon bestiaire en réclamant aussi leur place au soleil. Si nombreuses, si repoussantes pour ceux qui ne savent pas voir; à mes yeux, d’autant plus précieuses… Reste que les amateurs éclairés m’ont comprise. »

Je soulignais plus haut l’autodérision dont l’écrivaine fait preuve, en voici un exemple amusant : « Désormais les rabatteuses des brocantes me claironnent leurs dernières trouvailles et les amis savent quoi m’offrir aux anniversaires. La marmite de la sorcière est en ébullition et réclame son butin renouvelé. » (208) Sur le même ton moqueur, elle termine ainsi cette apologie des bêtes sur broche : « Profanateur de marmite, ayez un peu de discernement et d’élégance dans le crime comme en toutes choses. Cambriolez, oui, mais pas nos délires! »

Lisant Le bestiaire à pas perdus, je me suis souvenu d’une chronique d’Odile Tremblay, « De 12 à 500 romans par an en 50 ans – Inventer la parole » (Le Devoir, 15 novembre 2020 – https://www.ledevoir.com/lire/310362/de-12-a-500-romans-par-an-en-50-ans-inventer-sa-parole). J’ai relu l’article qui fait un tour d’horizon des œuvres jugées marquantes de 1910 à aujourd’hui, en soulignant la vitesse sans cesse croissante du nombre de livres publiés annuellement. J’ajouterais son bestiaire à ce répertoire, car il a toutes les qualités requises pour y figurer grâce aux thèmes développés et à sa littérarité unique. Oui, unique, car on y reconnaît sans hésiter la plume de l’écrivaine qu’on a tant aimé lire dans Le Devoir et qu’on espère retrouver prochainement.

mercredi 29 janvier 2025

Lise Gauvin et Fawzia Zouari (dir.)

La francophonie au féminin : un espace à inventer

Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Legba », 2024, 200 p., 19,95 $.

Femmes de tous les pays francophones : unissez-vous!

Devant La francophonie au féminin : un espace à inventer, un collectif dirigé par Lise Gauvin et Fawzia Zouari, mille images ont émergé de mes plus intimes convictions, dont celle évoquée par Jean Ferra en 1975 voulant que la femme soit l’avenir de l’homme. Ce livre est composé des actes de la cinquième rencontre internationale du Parlement des écrivaines francophones, tenue en avril 2024, sous les auspices du festival Metropolis bleu, en partenariat avec l’Académie des lettres du Québec.

Cet ouvrage est composé de dix-neuf communications présentées lors de cette rencontre, lesquelles reflètent des préoccupations des participantes sur les rapports avec la langue, son usage et sa vulnérabilité, sur le partage des territoires où la langue maternelle, au sens littéral, n’est pas le français, mais plutôt la langue de la société, ce qui entraîne que la littérature dite nationale peut se multiplier comme au Canada où coexistent la littérature canadienne-anglaise, québécoise et francophone hors Québec.

Le titre des cinq chapitres en balise le contenu, tout en évoquant l’étendue des projets. Ainsi, il y a « la francophonie au féminin : un espace à inventer », « les commencements : écrire quand on est une femme », « écrire en français : pour une francophonie décomplexée », « écrivaines francophones en Amérique : une espèce menacée » et « procès : les femmes qui écrivent sont-elles dangereuses? »

En parcourant chacune de ces avenues où on aperçoit l’intelligence personnalisée et diversifiée d’une francophonie à inventer, on découvre que l’ensemble des communications dessine l’architecture d’un projet global. En introduction, Lise Gauvin suggère « une francophonie revisitée et resémantisée » et Fawzia Zouari, « le Québec comme emblème d’un féminin francophone ». Pour sa part, Gérald Gaudet, président de l’Académie des lettres du Québec, souligne « un devoir de littérature. »

Chacun des chapitres s’ouvre sur une brève mise en situation, composée d’une suite d’interrogations sur le sujet abordé. Si on se concentre sur l’ensemble des questions, on distingue, sans équivoque, les pièces d’un puzzle planétaire qui, assemblées, forment une gigantesque fresque d’un univers où les femmes occupent tous les espaces fondamentaux de la société, sans aucune discrimination.

Les chapitres suggèrent des réponses concrètes à cet essaim de revendications. Ce faisant, selon la culture et l’engagement de chaque auteure, certaines problématiques sont résolues sans ambages, d’autres ont pour toute explication encore plus de questions.

Un exemple m’a particulièrement fait réfléchir : le français, langue du colonisateur. Au Québec, le colonisateur Français, après nous avoir abandonnés aux mains de l’Angleterre, n’est plus un odieux maître, mais la France conserve une aura de supériorité sur notre culture, la dépendance à l’Académie française en est un exemple. Or, nous avons notre propre Académie des lettres et, en matière linguistique, nous avons l’Office de la langue française du Québec dont la réputation n’est plus à faire au sein des pays francophones, ses divers lexiques étant à l’affut des néo-vocabulaires, dont la féminisation de titres de fonction et le vocabulaire des nouvelles technologies comme des réalités sociales émergentes.

« Comment se conjugue la francophonie au féminin? Que signifie aujourd’hui pour les écrivaines "écrire en français"? Pour qui écrivent-elles? Pourquoi? La francophonie au féminin est un ouvrage polyphonique qui met en dialogue les voix, vécus et réflexions d’écrivaines des Amériques, de l’Afrique, des Antilles et du monde arabe. Elles écrivent à la croisée des langues dans des contextes où le français se trouve en relation concurrentielle, parfois conflictuelle, avec d’autres langues. Ce livre est une prise de parole féminine sur les grandes questions qui secouent les sociétés. Penser la langue, c’est aussi penser le monde dans lequel elle est pratiquée, et penser le monde auquel les écrits s’adressent. Un monde où la voix des femmes a souvent été empêchée, sinon interdite encore aujourd’hui. Cette voix aux multiples tonalités, le Parlement des écrivaines francophones s’est donné le mandat de la faire entendre. »

Débuter 2025 par une réflexion sur « la francophonie au féminin » me semble un projet porteur d’avenir. Je vous y invite comme chacune de ces écrivaines venues de partout sur la planète de la Francophonie qu’il faut connaître, reconnaître et, surtout, protéger.

mercredi 22 janvier 2025

Antidote 12

Montréal, Druide informatique, 2024

L’Académicien numérique

Vous connaissez ma passion pour les dictionnaires et autres outils linguistiques. Si la majorité de ces ouvrages paraissent en format papier, d’autres sont exclusivement disponibles en format numérique. Je me rappelle ainsi de Hugo Plus, « le premier logiciel québécois de correction grammaticale » créé par Francis Malka, plus tard intégrée à la suite Microsoft Office.

Puis, vint Antidote créé par Druide informatique en 1993 et mis en marché en 1996. C’était là une nouvelle génération d’outils d’aide à la rédaction, comprenant un correcteur et une suite de dictionnaires. Année après année, ce logiciel a été mis à jour et de nouvelles moutures ont été offertes. Nous en sommes à Antidote 12.

Comme je l’ai déjà écrit, l’utilisation d’Antidote ne rend pas plus intelligent, mais de plus en plus compétent en écriture, car ce logiciel, au fil de ses différentes versions, a étendu ses talents jusqu’à en faire un véritable conseiller linguistique capable de proposer différents usages d’un même mot selon le contexte grâce au dictionnaire des occurrences.

Mis en marché en octobre dernier, Antidote 12 a recours à l’intelligence artificielle (IA) générative au service de l’écriture en ajoutant cinq fonctions de reformulation. Le correcteur a de nouveaux moteurs neuronaux et offre une toute nouvelle « Correction Express » qui pose ses diagnostics directement dans les navigateurs. Du côté des dictionnaires et des guides, non seulement sont-ils enrichis, mais ils s’intéressent davantage aux locutions et aux différences entre le français et l’anglais.

Avant de revenir sur chacune de ces nouveautés, je me dois de préciser que, désormais, l’acquisition d’Antidote devient obligatoirement un abonnement annuel à Antidote+ et que l’achat unique n’est possible que pour celles et ceux qui étaient propriétaires de la version précédente (Antidote 11). Étant propriétaire de cette version et des précédentes, j’ai pu acquérir Antidote 12 et l’utilise quotidiennement depuis sa sortie. Pour être au fait du fonctionnement d’Antidote+ et aux fins de cette recension, Druide informatique m’a fourni cette version et je l’ai installé sur un autre ordinateur pour le mettre à l’essai.

Revenons à Antidote 12 appelé Antidote +. La notion de reformulation en cinq variantes est un acquis qui devient vite incontournable. Il permet de réécrire, retoucher, épicéniser, modérer ou raccourcir le mode d’expression employé. Le guide d’utilisation du logiciel fournit une explication précise pour chacune des variantes. Par exemple, il précise qu’épicéniser « propose une alternative inclusive aux noms de la sphère professionnelle ou publique qu’on a utilisés ou accordés uniquement au masculin ou uniquement au féminin. Dans cette tâche, Antidote+ adopte les recommandations de ses propres guides, diversifiant autant que possible les procédés d’inclusivité. »

De prime abord, ce nouveau talent d’Antidote peut donner l’impression d’alourdir l’application, ce qui n’est pas le cas, car ces suggestions sont disponibles et non imposées. Il en va du niveau de connaissance et d’usage du français de chaque utilisateur quant au choix qu’il fera de ces propositions. Pour ma part, les reformulations me permettent une réflexion plus pointue du registre du discours à employer dans diverses situations de communication. Chose certaine, une telle aide « profite de la puissance de l’IA générative de façon simple et contrôlée, et me fournit des résultats respectant mon propos. »

Et le correcteur, me dites-vous avec insistance? Relié à tous les outils linguistiques dont dispose Antidote +, de « nouveaux moteurs neuronaux augmentent fortement sa perspicacité. » L’ajout de la « Correction Express » mentionné plus haut est, à mon avis, une des améliorations que les usagers apprécieront le plus, car cette fonction « apporte ses diagnostics directement dans les navigateurs : les soulignés apparaissent dès la frappe dans les applications sur le Web – on s’habitue rapidement à ces « pop up » –, et un clic suffit à appliquer une correction. La « Correction Express » donne même accès à la reformulation sans quitter le navigateur. » Encore ici, je me réjouis de cette nouvelle fonctionnalité qui, j’ose espérer, éliminera une partie de la novlangue si présente, sur le NET en général et particulièrement sur les réseaux sociaux.

L’« Anti-Oups! », qui vérifie les courriels avant leur envoi, ajoute une nouvelle détection : celle du ton vexant ou trop familier; elle aidera à éviter une bévue en signalant les passages rédigés sous le coup de l’émotion, et proposera au besoin des reformulations. »

Ce que je considère comme la pierre angulaire d’Antidote+, ce sont ses dictionnaires. S’ils ont entre autres conservé le lien à Wikipédia, au Grand dictionnaire terminologique – une des fiertés de l’Office de la langue française du Québec qui fait des jaloux partout en francophonie –, à Termium et à Google, tous « les dictionnaires sont mis à jour et plus de 3 200 nouveaux mots et locutions sont ajoutés. Un traitement approfondi des locutions leur permet maintenant d’avoir leur propre entrée, avec synonymes, cooccurrences, champs lexicaux et citations. Des remarques éclairent l’origine de plus de 100 locutions mystérieuses, comme tout de go et à la queue leu leu. Les guides accueillent de nouveaux articles, incluant un guide qui décrit les principales différences entre le français et l’anglais pour les utilisateurs des deux langues.

L’anglais s’enrichit de 4 700 nouveaux mots et locutions. Il bénéficie lui aussi de l’approfondissement des locutions et apporte également de nouveaux articles de guides, dont la contrepartie anglais-français du guide bilingue. »

Tous ces outils linguistiques doivent évidemment être accessibles directement dans les applications les plus utilisées, selon les besoins des usagers. Antidote 12 améliore son intégration aux applications en ligne comme Google Docs, Outlook et Gmail, incluant l’Anti-Oups! pour ces deux dernières. Par ailleurs, l’ « Anti-Oups! » fonctionne maintenant avec Antidote Web. » Ce dernier « hérite de la plupart de ces nouveautés, et Antidote Mobile profite des améliorations aux dictionnaires et aux guides. Les abonnés à Antidote+ obtiennent gratuitement la nouvelle édition, sur tous leurs écrans : l’Espace client les invite à télécharger Antidote+ pour Windows et Mac, Antidote Web est mis à niveau dès aujourd’hui, et l’App Store mettra Antidote Mobile à jour. Les propriétaires d’une édition antérieure peuvent passer à Antidote+ sur www.antidote.info.

Enfin, la boite d’Antidote+, proposée chez les détaillants, inclut un cadeau inédit pour un temps limité : Antidote : le jeu. Ce jeu de cartes imprimées compte 500 questions de connaissances générales pour s’amuser en famille ou entre amis.

Voilà brièvement résumé le potentiel d’Antidote 12, désormais Antidote+. L’utilisant tous les jours depuis sa mise en marché, je vous assure que tout ce qu’on dit de cette nouvelle édition du logiciel est bien vrai. Mon seul regret, et les gens de chez Druide le savent, c’est qu’Antidote ne soit toujours pas disponible sur Android et je comprends pourquoi; cependant, la plate-forme de Meta est plus stable que jamais et certains fabricants d’appareils, entre autres Pixel ou Samsung, suivent au jour l’évolution du système.

Cela ne gâche pas pour autant mon plaisir d’utiliser Antidote+ qui peut être un investissement personnel ou familial, un abonnement annuel familial est disponible. Passez le mot!

mercredi 15 janvier 2025

Jean Lemieux

L’affaire des Montants

Montréal, Québec Amérique, coll. « QA Fiction », 2024, 300 p., 29,95 $.

Surprenant de retour aux Îles

Bienvenus dans l’univers du policier André Surprenant, personnage au cœur des aventures que le romancier Jean Lemieux lui consacre. Intitulé L’affaire des Montants, cette neuvième histoire ramène le sergent-détective du SPVM aux Îles-de-la-Madeleine où il a séjourné alors qu’il était à l’emploi de la SQ.


Pourquoi ce retour aux Îles? D’abord, la une d’un quotidien montréalais qui relate l’assassinat de Florence Turbide, 41 ans, mère de trois enfants et propriétaire de la bergerie Moutons des Montants, d’où le titre du roman. Pour les collègues de Surprenant, cette histoire revêt un certain intérêt, car le compagnon de cœur et d’affaires de la défunte est un certain Philippe Santoro, « trente-huit ans, un ingénieur marseillais recycler serveur » au Petit Albert, « un bistro du centre-ville associé à vous savez qui… », comprendre le clan Rizzuto.

Surtout, il y a cet appel matinal de « son ami et ex-entraîneur de hockey », « Platon Longuépée » qui décrit la victime « comme sa belle-fille ou sa nièce par alliance » et qu’il croit qu’il n’y a qu’« un amariné comme toi qui peut tirer ça au clair. » (16) Notez ici le mot tiré du lexique des Îles, amariné signifiant « habitué à la mer, aux manœuvres, au régime du bord. »; l’auteur utilise d’autres mots et expressions de ce coin du Québec, ce qui donne plus d’authenticité géographique au récit.

Incapable de résister à cet appel, Surprenant convainc son patron au poste de la Place Versailles de le « déléguer » pour venir en appui aux agents de la SQ aux Îles, avec l’accord de ces derniers va sans dire. Le sergent détective n’est pas à sa première entourloupette pour obtenir ce qu’il veut et ce voyage dans ses anciens quartiers quelques jours avant Noël ne lui déplaît pas. Ne lui reste qu’à convaincre Geneviève, sa compagne, qu’il sera de retour le 24 décembre, surtout que cela risque le dernier temps des fêtes pour sa mère Nicole. Geneviève comprend que son homme ne passera pas un joyeux Noël s’il ne va pas sur le terrain et qu’il rentrera au bercail pour la raison que l’on sait. Et voilà André Surprenant en route.

Sur place, il est associé à Olivia Mansour, « signe distinctif : j’ai pas l’air d’une police. » Il constate qu’en effet « elle ressemblait davantage à une finissante du secondaire qui allait dormir chez sa best qu’à une sergente-enquêteuse de la SQ. » Les présentations faites, le Montréalais va chercher son véhicule de location avant de rejoindre sa collègue. Le locateur est Louis Schofield, l’ex-conjoint de la défunte et père de leurs trois enfants, un personnage que le détective reverra plus d’une fois.

Surprenant retrouve Mansour à l’endroit convenu et elle lui fait le topo des faits – Florence T. a été assassinée d’un coup « d’un pistolet puissant, peut-être en haut de .40 » en pleine face après avoir vu son chien mourir, un montagne des Pyrénées blanc – et de la quasi-absence de preuves recueillies sur les lieux du drame, ce qui est déjà, pour lui, le signe qu’on a voulu maquiller le meurtre.

L’Auberge de la Pointe où le sergent détective s’installe est la propriété de Nectaire Turbide, parent avec Florence comme avec tous les Turbide des Îles descendants de Rosaire, décédé dans le naufrage de la Rose-Angèle il y a longtemps.

Retrouvant Olivia chez elle, ils discutent en mangeant une chaudrée de fruits de mer qu’elle a cuisinée. Répondant à ses questions, elle lui apprend que Moutons des Montants est à la fois bergerie et resto. La bergerie, c’est Florence, le resto, c’est Santoro. En réalité, Youssouf est un marmiton que Santoro a fait venir de la Métropole; marocain d’une cinquantaine d’années, on découvre sa longue expérience avec les moutons et son absence aux Îles, le soir du crime. La vraie chef du resto, c’est Louise-Anne Arseneau, Elle pour tout le monde; amie d’enfance et inséparable de Florence, elle fut son associée à l’origine de la bergerie. C’est la dernière personne à l’avoir vu vivante.

Revenons chez Olivia Mansour. « La première chose que [Suprenant] avait remarquée en entrant chez elle était, à côté de la table à manger, un tableau de liège d’un mètre et demi de côté monté sur un chevalet. Chronologie, acteurs principaux, questionnements étaient épinglés en colonnes rectilignes sur de petites fiches de couleur découpées à la main. » C’est à partir de ces informations qu’elle fait le premier breffage à son invité. Deux choses à retenir à ce stade : Elle Arseneau n’est pas la première suspecte, mais elle lui a appris qu’à son avis, « Florence s’apprêtait à mettre Santoro dehors ».

Le poste de la SQ aux Îles ne ressemble plus à celui de l’époque de Surprenant. La lieutenante Marlène Johnson est, aux dires de la jeune détective, « une TOC finie », c’est-à-dire qu’elle souffre d’un trouble obsessionnel compulsif qui a suffi pour se voir confier un poste avec peu d’effectifs, car il ne s’y passait pas grand-chose.

Jean Lemieux, en vieux routier du polar, sait nous faire imaginer ses personnages en quelques mots, tout au plus une ou deux images, peu importe leur rôle dans l’histoire. Il ajoute en temps et lieu les informations supplémentaires nécessaires au déroulement de l’action, par exemple celles concernant les techniciennes du poste qui viennent en soutien aux enquêteurs.

Tout est dans les détails, dit-on des romans policiers, comme lors de véritables enquêtes. Ainsi, lorsque André Surprenant revoit les photos prises au moment de la découverte de Florence Turbide, il note que l’œil droit « exprimait l’horreur, mais aussi la surprise », une observation plus réaliste qu’un lecteur averti retiendra.

Faisons comme Olivia Mansour et son tableau de liège, et mettons-nous en tête les personnages croisés. Le premier, on se souvient, Louis Schofield, l’ex de Florence. Il a pour alibi d’avoir passé la soirée avec Delphine, l’aînée de ses enfants, les frères jumeaux étant chez des amis. Le père et la fille ont regardé Casablanca, un vieux film en noir et blanc aux dires du paternel qui n’est pas chaud à l’idée qu’on interroge sa fille.

Le second personnage, Nectaire Turbide, tenancier de l’auberge, servira à raconter ce qui s’est passé au cours de la soirée tenue à l’occasion de la fête organisée par l’Office du tourisme de la région qui s’est déroulée au resto, à quelques mètres de la bergerie. Philippe Santoro était à la cuisine et Elle remplaçait le cuistot Youssouf qui a pris l’avion plus tôt ce jour-là. S’y trouvait également Paule Greco qui remplaça Elle au four quand celle-ci partit pour accompagner Florence, gagnée par la fatigue dont on connaîtra la cause plus tard.

Le personnage de Santoro intéresse particulièrement les enquêteurs, bien qu’il semble avoir un alibi béton. Il faut dire que « le restaurateur possédait cette qualité subtile, le charme, qui rendait plus intrigant le fait que certains de ses voisins ne semblaient pas le tenir en haute estime. » Surprenant, ayant utilisé ses contacts montréalais, sait que Santoro était « passé d’ingénieur à Marseille, à garçon de table au Petit Albert sur la rue Mansfield à Montréal ». Explication simple et rapide : un divorce compliqué. Puis, il y a eu son coup de foudre pour les Îles et sa rencontre avec Florence Turbide. Ils sont devenus un couple, malgré la détestation que Delphine lui vouait, tout comme certains partenaires d’affaires. Bref, tout roule dans son univers, surtout ce qu’il tait.

La maison de Mme Turbide, le resto et la bergerie ont été mis sous scellés pour fins d’enquête et inspectés plus d’une fois pour tenter d’y ramasser des preuves pouvant être utiles à l’enquête. Les environs, tous à proximité de ces bâtiments, sont passés au peigne fin, même si le vent a fait son œuvre dès le soir du crime.

Les informations arrivent au compte-gouttes, les observations sur le terrain sont peu concluantes. À moins, bien sûr, que l’enquête ait démarré sur de fausses pistes, ce que suggère un coup de feu entendu par un voisin de Florence, la veille de son assassinat. C’est une des réflexions que Surprenant se fait en promenant l’autre chien, le montagne des Pyrénées semblant en piteux. Après quelques balades, l’animal a repris la forme et se montre plus enjoué. Un soir au cours d’une sortie, il s’arrête net sur la route et se met à gratter la glace jusqu’à ce que des éclaboussures de sang apparaissent : c’est exactement là où sa maîtresse et son quadrupède de compagnon ont été assassinés. Le sergent détective comprend l’ennui du survivant, ce qui pouvait expliquer son état de santé.

L’enquête progresse à petits pas et, malgré l’efficacité du travail d’équipe, le temps commence à manquer, Surprenant devant rentrer à Montréal le 24 décembre. Ce dernier finit par avoir une conversation téléphonique avec le Marocain Youssouf qui lui confirme que travailler avec le couple Turbide-Santoro n’était pas simple et que, s’il n’avait eu qu’à prendre soin du troupeau, les choses se seraient mieux déroulées.

Deux événements se produisent coup sur coup, ce qui alimente les recherches. D’abord, la découverte d’un garage derrière la bergerie, où se trouve une Alfa Roméo dont la clef est parmi celles accrochées près de la porte arrière de la résidence du couple Turbide-Santoro. Le second est la découverte par Audrey Lelièvre, compagne d’Octave Loiseau, d’un « gun » dans la boîte de gros sel au bas de l’entrée en côte.

Bien que Loiseau n’ait pas toujours été d’accord avec Florence, elle n’en demeure pas moins une parente et il n’a pas le profit d’un meurtrier. Quant à l’Alfa Roméo, Santoro l’utilise pour aller régulièrement à Montréal depuis un certain temps – quels sont les motifs? –, elle est retrouvée calciné, le policier veillant le site s’étant assoupi en pleine nuit.

On s’énerve à la SQ et la collaboration des contacts montréalais de Surprenant commence à embêter ses supérieurs. Le stratagème que l’inspecteur imagine est tel un coup de poker comme il en a souvent joué dans sa carrière. Il expose son subterfuge à Olivia Mansour et ils le mettent à exécution. J’arrête ici la relation de l’aventure, sinon pour dire qu’un ou une présumé-e coupable est pris au piège, que l’enquête se poursuivra pour s’assurer que les preuves recueillies mèneront à sa condamnation.

Chose certaine, André Surprenant est rentré à temps à Montréal où Geneviève, son amoureuse, l’attendait pour le conduire, à sa surprise, à Iberville où toute la famille était réunie autour de sa mère Nicole.

Faire la recension d’un roman policier de haut niveau pour l’inculte que je suis de ce genre n’est pas simple, surtout que plusieurs histoires d’apparences secondaires sont reliées au cœur de la trame – notamment ici des histoires de famille, incluant celle du personnage principal et de son oncle (sic) Roger – et nourrissent les péripéties, parfois comme si elles étaient des mises en abyme, des histoires dans l’histoire.

La météo hivernale nous invitant à nous encabaner, avant ou après les sports de saison, L’affaire des Montants vous sera un excellent compagnon de détente, tout en sachant que ses intrigues vous tiendront bien éveiller à mener votre propre enquête d’une péripétie à l’autre.

mercredi 8 janvier 2025

Marc Séguin

Madeleine et moi

Montréal, Leméac, 2024,120 p., 16,95 $.

« L’art illustre une volonté » 

J’ai de l’admiration pour les œuvres Marc Séguin, artiste multidisciplinaire dont le talent est aussi grand que son attention et son écoute de la société actuelle et passée. Ses romans, sa poésie et son journal de bord illustré intitulé L’atelier (Fides, 2021) qui m’est devenu un refuge pour contrer la bêtise humaine. J’y suis d’ailleurs souvent revenu pour me replonger dans l’univers de sa créativité picturale, si bien que je ne suis pas autrement étonné que Madeleine et moi, son nouvel opus paru l’automne dernier, soit le récit de sa rencontre artistique avec l’œuvre du peintre Ozias Leduc (1864-1955), maître de l’art décoratif religieux dont les toiles sur chevalet sont méconnues.

Séguin nous prévient : ce livre n’est pas un essai sur une œuvre complexe, mais le récit de sa découverte de « Labour d’automne » (1901), une toile qui lui fut une épiphanie, l’ampleur du travail de Leduc, son génie créateur et l’invention de techniques qui lui survivent mettant en perspective son propre art. Dès cette rencontre, Séguin a fait une place dans son agenda déjà chargé pour explorer l’ensemble de l’œuvre du peintre de Saint-Hilaire, au Musée national des beaux-arts du Québec et dans cinq églises québécoises qui abritent beaucoup de son patrimoine.

Séguin se fait guide muséal en rendant compte et en commentant les œuvres, la plupart étant intégré à l’architecture d’un bâtiment. Il les observe de son point de vue d’esthète et de peintre, ce qui lui permet d’attirer notre attention sur des détails techniques allant, par exemple, de la pigmentation de certaines couleurs, au procédé pour les obtenir et même à la technique au marouflage qui consiste à coller une toile faite en atelier ou un revêtement décoratif sur la surface d’un plafond, d’un mur. Ce n’est pas tant la difficulté du collage que Séguin note, mais le travail d’imaginaire et de création préalables à l’exécution de l’œuvre qui, complétée, formera un ensemble pictural mis en valeur par divers compléments.

Parallèlement à ses visites, Marc Séguin raconte son travail de créateur, soit dans son atelier montréalais, soit dans celui de l’Île-aux-Grues. Cela nous permet de mieux connaître sa façon de pratiquer son art de la peinture, qu’il conçoit plus comme un métier que l’artiste patenté qui se gausse de son statut.

Le fil conducteur entre Leduc et peintre Séguin est une toile de l’Hilairemontais intitulée "Madeleine repentante". Découverte par hasard, cette œuvre peu connue de la collection du Musée national des beaux-arts du Québec l’a ému au point où il s’est approprié le thème en faisant une suite de Madeleine dont nous pouvons voir près d’une vingtaine « d’essais » à la fin du livre.

Je vous suggère d’ailleurs d’aller sur le site du MnbaQ (https://collections.mnbaq.org/fr) faire une visite virtuelle de la collection des toiles d’Ozias Leduc, en étant particulièrement attentifs à « Labour d’automne » (1898-1902), la toile qui a amené Séguin à sa recherche du patrimoine pictural de Leduc, ainsi qu’à « Madeleine repentante » (1901) qu’il s’est approprié en peignant l’émotion que la toile de Leduc lui a fait ressentir.

Je ne ferai pas ici une à une la visite des six lieux, majoritairement des églises, faite par l’auteur. Je retiens cependant qu’il a eu la sagesse de consulter Laurier Lacroix, l’exégète des œuvres d’Ozias Leduc à qui il a consacré une large part de son travail de reconnaissance artistique. Cela m’a rappelé la visite d’un grand musée d’Italie, la guide nous prévenant que nous allions nous arrêter devant des toiles choisies parmi celles qu’elle a étudiées en profondeur et dont elle peut mieux nous en faire apprécier la technique picturale et le génie créateur de l’artiste. Pour Marc Séguin, lui-même artiste peintre, M. Lacroix a pu lui faire examiner des détails qui dépasseraient les observations du commun des mortels, mais qui sont significatifs pour un artiste. De plus, Lacroix a pu mettre en perspective les œuvres d’une église à l’autre et même permettre à Séguin de visiter des lieux généralement interdits au public.

Revenons à Madeleine et moi, alors que l’écrivain nous entraîne dans ses ateliers. Ces pages sont aussi intéressantes que celles qui traitent d’Ozias Leduc, car elles nous font entrer dans l’univers de Séguin, l’homme et le peintre. Je retiens la toute dernière séquence débutant par « Retour à l’île ». L’écrivain y raconte le trajet menant à l’Île-aux-Grues, en véhicule tout-terrain, en nous faisant littéralement vivre les sept kilomètres par temps d’automne. Il nous fait ainsi ressentir les caprices du climat et entendre le jappement des oies blanches accompagnant celui de son chien.

« Trajet heureux. Plein de promesses. Qu’elles se réalisent ou pas, c’est l’envie qui fait avancer. Ou une forme de mirage. C’est toujours le cas pour un artiste. » Et les promesses de ce séjour sont celles de la Madeleine et moi. « Plusieurs fois j’ai tenté de peindre et de représenter le territoire. Chaque fois, encore, comme ces Madeleine, j’ai produit des œuvres incomplètes. Qui m’ont laissé insatisfait. Peut-être sommes-nous condamnés à ne jamais avoir de sentiments heureux. Peut-être faut-il ne jamais ressentir ce que l’on cherche à offrir et à donner. » Nous sommes ici devant une quête dont la réalisation est d’avoir créé un objet nommé toile, une « étrange preuve d’avoir un peu existé. Le reste de la patente est une marée de doute. »

Toujours à l’Isle, mais une autre fois : « Pris dans la tempête de vents et de rafales…, je suis resté trois jours de plus à l’Isle. À relire sur Ozias Leduc, mais surtout à regarder encore et encore des reproductions de ses œuvres. Avec encore autant, sinon plus d’admiration. L’homme a réussi, surtout dans sa peinture de chevalet, à résoudre l’équation du sens et de la beauté. Parfois – le constat sera dur, car j’en connais plusieurs –, certains artistes sacrifient leur génie au profit de leur talent, parce que c’est plus payant, populaire et immédiat. Monsieur Leduc a su éviter cet écueil. »

Ce qui manque à Madeleine et moi, si je puis dire, ce sont l’illustration des deux toiles sur lesquelles Séguin insiste; je suis donc allé les revoir sur le Web à maintes reprises durant ma lecture. Curieusement ces toiles m’ont semblé être comme intrusion dans l’univers psychique de Marc Séguin, le peintre réfléchissant sur un de ce pair qu’il admire et l’écrivain qui met en mots des histoires dont certains fils sont aux couleurs de Leduc et d’autres à sa propre palette, le tout formant une immense fresque intitulée Madeleine et moi.