mercredi 18 juin 2025

À Emmanuelle M.

Pour saluer Jean Royer et Gaston Miron 

Peut-on entretenir des relations interpersonnelles avec des écrivain-e-s quand on tient une chronique littéraire? Cela peut-il compromettre notre point de vue sur leur talent ou sur leurs œuvres? Quoi qu’il en soit, cela arrive et c’est bénéfique pour l’un et l’autre, comme ce le fut pour Jean Royer et moi.


Crédit photo : Mathieu Rivard

L’œuvre littéraire de Jean Royer était déjà immense, lui qui était à la fois poète, essayiste, romancier – il faut lire Les trois mains (Bq, 2006), un troublant récit de l’intime –, journaliste littéraire et éditeur. Ses études et analyses du corpus de la poésie québécoise et d’ailleurs en francophonie sont toujours reconnues, dont son Introduction à la poésie québécoise (Bq, 1989 et 2009).

Arpenter le Carré Saint-Louis en sa compagnie était un pèlerinage au pays de la communauté artistique vivant derrière ces murs à l’architecture propre à ce coin de la Métropole. Faire une longue pause devant la maison où Gaston Miron et sa fille Emmanuelle vécurent, et ressentir la vive émotion dans la voix de Jean qui m’amène, métaphoriquement, dans le grand bureau encombré de « Miron le magnifique » et nous voilà dans l’univers du Voyage en Mironie : une vie littéraire avec Gaston Miron.

Véritable journal de bord, ce livre nous fait partager les souvenirs étalés sur plusieurs décennies de compagnonnage et d’amitié démesurée à l’image des protagonistes. D’une part, il y a Gaston Miron, le poète national aux vers et aux recours didactiques largement connus. D’autre part, Jean Royer, mémoire vivante de notre Parnasse. Ensemble, ils forment une redoutable équipe. De Montréal à Paris, Miron n’a jamais cessé de se porter à la défense de la langue parlée et écrite au Québec, ce français nord-américain à la fois semblable et différent de celui de la France, et d’ailleurs en francophonie. Royer se fait ici mémorialiste de ces prises de parole.

Gaston Miron sur parole : un portrait et sept entretiens (Bq, 2007) complète la vaste fresque que dessine ce « voyage en mironie ». Dans sa préface, l’écrivain français Sylvestre Clancier parle du personnage Miron et de son immense talent de colporter la littérature québécoise partout en francophonie, particulièrement en France, et les multiples amitiés qu’il s’est tissées au fil des ans et des voyages. Jean R. précise, en avant-propos, que ce livre fait revivre la parole du poète en étant « fidèle à ses intonations, à ses éclats, à ses harmoniques. » Il a raison : j’ai souvent cru entendre la voix unique et tonitruante de Miron et son rire sonore d’où s’échappe sa timidité.

Jean Royer est décédé le 4 juillet 2019. Son état de santé s’était détérioré depuis le décès de Micheline La France, son épouse, et malgré la réception du prix Athanase-David, deux événements survenus en 2014. Avant de partir, il a écrit son testament littéraire comme seul lui pouvait le faire : quatre ouvrages, tel un quadriptyque composant un vaste tableau illustrant des artisan-e-s des littératures francophones, d’ici et d’ailleurs. La page couverture de chacun d’eux est signée Paule Royer, sa sœur aînée et complice. L’arbre du veilleur (Noroît, 2013), premier de la suite, est « un abécédaire dont l’originalité tient à un jeu de connaissances et d’analyses. Mené comme un récit, il propose des pistes de réflexions et de lecture à partir de quelques aspects de la poésie, dans une approche humaniste et sensible… Près d’une quarantaine d’entrées et une centaine de poètes balisent le parcours. »

La voix antérieure. Paysages et poétiques (2014) ou "L’arbre du veilleur 2" « illustre des approches de la poésie par des thématiques appartenant à l’histoire, à la relation du poète avec le philosophe et le savant, avec des paysages de la poétique. En somme, l’auteur interroge les origines du poème. »

Le volet suivant, La fêlure, la quête : notes sur la poésie (Noroît, 2015), « … propose au lecteur des méditations personnelles sur l’atelier du poète, la quête du langage et les "leçons" de la poésie – la métaphore répondant à la mélancolie, le poème résistant au silence et au sentiment du vide, en vue d’une espérance. »

Jean Royer, prudent, présenta le tapuscrit de L’autre parole : poèmes didactiques (Noroît, 2019) à son éditeur et ami Paul Bélanger qui le publia peu de temps après son décès. Quatrième et dernier volet de "L’arbre du veilleur", ce livre « peut être lu comme une ode à la vie et à l’histoire littéraire, à "l’autre parole", celle de la poésie québécoise actuelle, particulièrement celle des femmes poètes et de leurs thématiques. » Il lui a donné la forme du poème didactique qui « a pour mission d’éclairer notre regard vers les choses et de questionner notre destin. »

Jean m’avait confié avoir entrepris de semer une forêt d’arbres du veilleur et m’en avait décrit le contour lors de l’une de nos rencontres saisonnières. Où trouvait-il l’énergie pour se lancer dans un projet d’une telle envergure, sinon dans sa foi profonde en la poésie.

Merci Jean d’avoir été ce compagnon qui m’a tant appris, surtout l’essence de la poésie qui est un art de vivre où on perçoit même les aléas du quotidien bien plus loin que l’urgence du moment. « Les mots seront / Mon dernier recours » disais-tu, puisque « Né dans le ventre des mots, tu as fait du poème ton corps de mémoire. »

mercredi 11 juin 2025

François Désalliers

Le surveillant

Montréal, Druide, coll. « Alinéa », 2025, 360 p., 27,95 $.

La vie étourdissante de Samuel Paquin

Un livre qui retient notre attention ne signifie pas qu’on suivra chacun des projets suivants de l’auteur. Il arrive cependant qu’une nouvelle création apparaisse sur le radar lecture et que l’argumentaire de l’éditeur donne envie de renouer avec l’écrivain.

Cela m’est récemment arrivé avec un nouveau roman de François Désalliers, Le surveillant. J’ai de bons souvenirs de L’homme-café (2004) et Un été en banlieue (2006), deux de ses précédents récits.

Aussi bien le dire d’entrée de jeu : Le surveillant est une histoire dont la trame est menée de main de maître tout au long de ses 355 pages. Un « page-turner », comme on dit dans le jargon littéraire. Au cœur du récit, le personnage de Samuel Paquin, alias Sam, le surveillant du titre qui veille sur le stationnement de la mairie d’une ville de banlieue. Outre le personnel cadre et quelques autres employés de la municipalité, il y a les contribuables qui passent pour diverses rencontres avec des gestionnaires de services.

Sam est d’une ponctualité métronomique. Tous les matins, il arrive au travail, va ranger son lunch dans le frigo de la cafétéria du personnel et salue Béatrice Ntoumi, l’agent de sécurité d’origine congolaise avec qui il est d’excellents rapports. Après avoir enfilé la veste fluorescente, il intègre son poste et s’assure que les espaces réservés aux cadres sont libres et que ceux des gens de passage sont libres, sauf pour le temps alloué. Il doit aussi s’assurer qu’aucun autre véhicule ne se gare.

Il accueille quotidiennement la directrice des ressources humaines, Élaine Trudeau, dite ET, une femme d’humeur généralement massacrante. Puis, c’est l’arrivée de Ginette Bourdon, DG de la ville; on apprend au fil de l’histoire qu’elle est la conjointe de Luc Boutin, député et ministre, et mère de Marc. Il y a aussi Victor, l’informaticien, un homme discret et d’agréable commerce, avec qui Sam aime bavarder.

On découvre rapidement l’habitude de Sam de se saisir d’une remarque ou d’un avis et d’en faire une description détaillée, sans donner l’impression qu’il fait étalage de son savoir; il s’approprie ainsi un élément d’une conversation pour le situer dans le temps et dans l’espace, comme s’il se parlait à lui-même.

Sam est un solitaire. Outre Lucie Bernier, la propriétaire du duplex où il habite avec qui il a une relation quasi filiale, il voit peu de gens en dehors du travail. Grand lecteur, il passe beaucoup de temps à alimenter ses connaissances. Il faut dire que la vie de Sam n’a pas été un long fleuve tranquille, lui qui, enfant, a perdu ses parents et son frère dans un accident de la route, et que ses grands-parents ont veillé à son éducation.

Après des études en théâtre, il a accumulé les petits rôles durant sa vie active. Retraité de 65 ans, son emploi de surveillant lui permet de joindre les deux bouts sans inquiétude. Un jour qu’il est au travail, Rachel, une ancienne camarade d’études et une amoureuse du moment, passe le saluer. Selon Sam, Rachel l’a quitté pour faire un voyage à l’étranger et ils ne se sont jamais revus depuis. Elle lui parle de sa fille Laura, de son petit-fils Thomas et de Patrick Paquin, le père de ce dernier qui fut, comme lui, surveillant du stationnement avant de disparaître inopinément. Cette situation convient à Rachel qui n’a jamais eu d’atomes crochus avec son gendre, mais il n’en va pas de même pour Laura qui ne s’est jamais remise de cette disparition et qui croit que les forces de l’ordre ont bâclé l’enquête pour le retrouver.

L’histoire de Patrick Paquin a fait grand bruit, car qu’il travaillait alors pour la municipalité. Le soir, il peignait, son art avait une certaine réputation, sans suffire à faire vivre sa famille.

Pourquoi Rachel raconte-t-elle cela à Sam? Chose certaine, c’est là que les péripéties se mettent à dévaler à vitesse grand V, à peine ralenties par le rythme de vie hyper structuré de Sam. Nous nous habituons à ce curieux personnage au fil de l’évolution de la trame évolue et que le mystère qui semble l’auréoler s’élucide. Je ne souffle mot de cette énigme, sinon que Désalliers fait preuve d’ouverture d’esprit et d’humanisme à l’égard des gens « différents » en ayant créé le personnage de Sam et d’en avoir fait le héros du roman.

Outre le va-et-vient régulier dans un stationnement d’hôtel de ville, les citoyens qui tentent de s’y garer sans raison ou les étudiants qui le traversent en faisant les pitres, le travail de Sam convient, malgré le froid de l’hiver ou la chaleur estivale que l’ilot de verdure dissipe légèrement. Ce qui le trouble cependant, c’est ce qu’il entend au sujet des précédents surveillants qui, outre le disparu Poulin, se sont succédé sans raison apparente.

Il faut dire que Laura a tenu à lui raconter de vive voix la disparition de Patrick, parvenant à le convaincre Sam de l’aider à résoudre cette énigme; elle lui confie même tous les documents qu’elle a amassés sur cet événement. Entre-temps, Rachel lui a révélé la véritable raison de leur rupture et de son un hypothétique voyage : elle était enceinte de lui, Laura est sa fille et Thomas, son petit-fils.

L’accumulation des événements et, conséquemment, des péripéties ne confond pas le lecteur, puisque les mêmes personnages sont impliqués dans la majorité d’entre eux.

Sam, sensible aux arguments de Laura – est-elle sa fille ou non? –, s’est mis en tête de reprendre l’enquête où les policiers l’ont abandonnée. Avec l’aide de Lucie, sa propriétaire qui le considère comme son fils, il affiche sur le mur de sa cuisine une arborescence des informations connues sur l’histoire de Patrick Poulin, avec les photos et des articles tirés des journaux de l’époque, pour tenter de voir clair à travers ces données.

Comme si cela ne suffisait pas, Sam pose des questions à ce sujet à Béatrice, la gardienne de sécurité, et à Victor, l’informaticien. Il visite aussi un bar-resto où le disparu avait ses habitudes et questionne le personnel. Il ose même interroger ET qui le rabroue en lui disant que la disparition était chose du passé et que les policiers avaient conclu à un geste volontaire puisque le couple Meunier-Poulin battait de l’aile.

Plus Sam pose de questions, plus cela énerve certaines gens. Un jour, rentrant chez lui, un pick-up le renverse sans s’arrêter. Amener d’urgence à l’hôpital en compagnie des policiers, Sam apprend qu’il a non seulement été frappé, mais qu’il a fait une crise cardiaque au même moment. Sans cet accident, il n’aurait peut-être pas survécu à ses ennuis cardiaques qui étaient graves au point qu’il a dû être opéré.

Croyant pouvoir identifier le conducteur de la camionnette grâce à une toile peinte par Poulin qu’il a vue chez Laura, il en informe les détectives chargés de l’enquête : il s’agit, selon lui, du député-ministre Boutin, l’époux de la DG de l’hôpital. Cela n’arrange rien, car enquêter sur un élu, ministre en plus, n’est jamais simple. Dans ce dossier, Luc Boutin a un alibi en béton et cette piste est vite oubliée. C’est la journaliste Natasha Lévis qui vient en aide à Sam lorsqu’il la rencontre pour lui demander des informations sur la disparition, qu’elle lui précise certaines d’entre elles et en ajoute de nouvelles jamais divulguées.

Plus les péripéties évoluent, plus le mystère semble s’épaissir. Ce sont là des nuages temporaires, car le romancier sait bien nous tenir en haleine en faisant converger les différentes pistes que les enquêtes – celles des forces de l’ordre, de Sam et ses amis – explorent dans une seule et même direction visant à résoudre l’énigme entourant la disparition de Patrick Poulin. À cela s’ajoute la disparition de Béatrice Ntoumi, sans oublier l’accident de Sam lui-même et une certaine Pauline Lavoie, dite la muette, qui de surveillante du stationnement est devenue femme de ménage de l’hôtel de ville.

Plus Samuel Paquin amasse de nouvelles preuves, plus il bouscule les gestionnaires de la ville, plus ces derniers perdent patience, si bien qu’un jour ils le renvoient. Le libellé de la lettre de congédiement est plein de faux prétextes et prouve, d’une certaine façon, que Sam a compris leur stratagème. Il manque un élément clé aux preuves accumulées, une donnée qui peut se trouver dans l’ilot de verdure. Il lui faut convaincre les corps policiers, municipaux et provinciaux, de la nécessité de fouiller ce lieu.

J’arrête ici le narratif de la trame et des péripéties du roman Le surveillant. Je peux cependant vous assurer que François Désalliers a tissé de façon aussi imaginative qu’efficace tous les fils de son histoire avec une chute en apothéose. Tant et si bien que voilà un roman d’aventures dont je recommande la lecture sans hésiter.

mercredi 4 juin 2025

Mark Fortier

Devenir fasciste : ma thérapie de conversion

Montréal, Lux, 2025, 144 p., 24,95 $.

Vaut mieux en rire… jaune

J’écris ces lignes un rare lundi matin ensoleillé. Si le soleil brille de tous ses feux sur un ciel bleu azur, la planète économie brûle de toutes ses bourses depuis que le pyromane en chef s’amuse à allumer des incendies partout sur terre, même sur une île où vivent de pauvres manchots solitaires.

Heureusement pour nous, le sociologue et éditeur Mark Fortier nous invite, sur le ton de l’ironie et du sarcasme, à Devenir fasciste en exposant sa thérapie de conversion. Je résume le propos de son essai en suggérant de regarder l’état actuel de l’univers par l’autre bout de la lorgnette, comme s’il était possible de voir l’envers de ce monde et d’imaginer que nous l’observons du point de vue de l’avaleur de feu, tout en appliquant cette règle d’économie 101 : « If you can’t beat them, join them ».

De prime à bord, changer ainsi de camp peut sembler contreproductif pour quiconque souhaite ardemment éteindre le brasier. Mais, quand on y réfléchit plus sérieusement, on réalise que le feu de l’extrême droite couvait depuis des décennies et qu’il suffisait de craquer une allumette ou même de souffler sur les braises dormantes pour que tout s’enflamme.

L’incendie minait les démocraties petit peu par petit peu. Les pays libres n’avaient pas prévu un service incendie capable de répondre à la pire, à la plus vaste déflagration. Surtout pas que l’explosion vienne de la plus grande économie qui soit.

Cela dit, que fait-on? Mark Fortier en convient : « Que de plaisir j’aurais eu à tenir quelques années encore mon modeste rôle d’esprit libre sur la scène de la vie!... Franchement, s’il n’en avait tenu qu’à moi, j’aurais placé ma vie sous la production de la loi de l’inertie… » Mais comment faire semblant quand la démocratie vacille en faveur de l’extrême droite un peu partout sur la planète : en Italie, en Argentine, en Hongrie, en Inde, en Suède, en Italie, en Turquie, même en France et maintenant aux États-Unis? L’exemple des politiques de Meloni en Italie et d’Orbán en Hongrie que l’auteur rappelle est aussi vrai que déconcertant.

Ce qui peut surprendre encore, c’est l’empressement des personnes les plus riches de capituler devant le nouveau maître de la Maison-Blanche et de son attenance de Mar-a-Lago. Contrôlant les nouvelles techniques de l’information à l’échelle planétaire, ils s’assuraient ainsi de confirmer leur toute-puissance et d’avoir un allié de taille si certains pays voulaient leur imposer de quelconques redevances. Et je ne parle pas ici d’Elon Musk, une institution à lui seul.

Dans ce sympathique contexte, l’essayiste choisit de se ranger du côté des puissants et de devenir fasciste en nous expliquant en quoi consiste sa thérapie de conversion, cette expression à la mode, mais dans de tout autres contextes.

« La première étape de la thérapie de conversion au fascisme, c’est le lâcher-prise. Le sujet doit s’ouvrir intérieurement au changement, laisser agir en lui la peur, s’abandonner aux petites lâchetés et aux compromissions opportunes. Cela ne va pas de soi. Heureusement, des personnalités exemplaires nous montrent comment on peut accepter le changement par degrés, subrepticement, sans coup d’éclat. »

Pour effectuer un changement aussi radical, l’essayiste doit d’abord être en informer les siens. Le chapitre intitulé « Heil Romane! » s’adresse à sa fille à qui il donne le cours d’histoire "fascisme 101". Tour d’horizon des pays où le totalitarisme fait loi, d’hier avec Mussolini à aujourd’hui avec les dirigeants mentionnés précédemment. Un peu d’ironie pour détendre l’atmosphère : les techniques du salut fasciste et le port de la chemise brune. Plus sérieusement, l’interdit du fascisme politique imposé dans certains pays d’Europe est une loi peu ou pas appliquée.

« La nature apparemment insaisissable du fascisme autorise plusieurs analystes à douter de la réalité d’une version contemporaine de cette doctrine. Ceux-ci soulignent notamment l’absence, dans les mouvements analogues d’aujourd’hui, de ce qui a jadis tenu lieu d’identité du fascisme : la culture du combat et de la violence. » Certes l’état d’esprit belliqueux du fascisme pur et dur n’est peut-être pas en activité, mais il veille sous le boisseau. Pensons entre autres à l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021.

La droite radicale est peut-être ce qu’il y a de plus près du fascisme, car elle « veut réduire les impôts, elle poursuit des politiques d’austérité, supprime les barrières réglementaires, soumet les communautés aux froids calculs de l’intérêt et aux impitoyables conditions de la compétition entre les entreprises. » De plus, partout « nous assistons à l’avènement d’une "démocratie de mise en scène", spectaculaire, télévisuelle, instagrammable, qui conserve les rituels de la méthode démocratique sans son idéal. Une démocratie sans démocratie. »

Bref, l’être « sans dessein intellectuel qu’est la personnalité autoritaire n’est, hier comme aujourd’hui, que la figuration politique d’une société démocratique privée de substance. » « Les leaders populistes sont pour la plupart des figures carnavalesques. Ils n’ont pas un caractère héroïque. Ils affichent sans complexe leur grossièreté, leur forfanterie, leur fourberie, leur indécence… Ils prennent la réalité à rebrousse-poil, inversent toutes les significations, se permettent toutes les provocations. Les ressorts habituels de la raison et de sa critique n’ont pas d’emprise sur eux. »

M’est-il nécessaire de préciser que ces observations et bien d’autres formulées dans l’essai conviennent parfaitement à l’actuel président états-unien, dont l’essayiste trace un portrait aussi grotesque que le personnage lui-même et de sa façon erratique d’exercer le pouvoir.

Le titre des chapitres suivants de Devenir fasciste : ma thérapie de conversion parlent d’eux-mêmes – l’étrange agonie du démocrate, les libertariens ou les vertus de l’égoïsme, on les pendra avec leur langue et la dictature – et nous guide vers l’impossibilité de devenir fasciste à laquelle l’auteur en arrive, trop de conditions inhérentes à ce totalitarisme lui étant impossible à respecter, particulièrement de s’isoler de ses semblables pour se concentrer sur son unique lui-même.

« Bien entendu, ce "journal de conversion" est une satire, un pamphlet cinglant et comique qui s’en prend aux fascistes, mais en premier lieu à tous ceux qui ont laissé la démocratie se dissoudre. L’auteur s’y compose une psyché autoritariste et s’efforce d’adhérer avec enthousiasme aux convictions de la droite radicale. Il offre surtout un portrait saisissant de la dégradation de nos institutions et une description affligeante de ce qui point lorsque l’on cesse de résister. Heureusement, la thérapie échoue, laissant tout de même ce qu’il faut de raison pour ne pas céder entièrement au désespoir. »

Lire Devenir fasciste : ma thérapie de conversion, l’essai de Mark Fortier, est non pas une thérapie de conversion stricto sensu, mais une bonne dose d’un remède inscrit au compendium de tous les apothicaires, voire des disciples d’Esculape : l’ironie. Croyez-moi, cela fait le plus grand bien en nous insufflant une énergie nouvelle.

Si cette lecture ne vous suffit pas, je vous suggère Le cas Trump : portrait d’un imposteur (Écosociété, 2025), un essai d’Alain Roy, qui entre littéralement dans l’antre de la bête.



mercredi 28 mai 2025

Marie-Sissi Labrèche

Un roman au four

Leméac, 2025, 160 p., 22,95 $.

Conciliation fragile entre écriture et famille

Huit romans déjà? Et bien oui, déjà vingt-cinq ans que Marie-Sissi Labrèche a fait une entrée fulgurante dans le beau monde de la littérature grâce à Borderline (2000) et à La brèche (2002). Ces histoires ont été portées à l’écran, par Line Charlebois en 2008, sous le titre de… Borderline.

Labrèche n’a pas fini d’en découdre avec son alter ego littéraire et elle lui fait vivre une nouvelle aventure grâce à Un roman au four. Ou serait-ce une "inaventure", de celle où les obligations quotidiennes squattent l’entièreté du temps que son antihéroïne aimerait bien consacrer à autre chose. Mais, que voulez-vous, elle est mariée « à un workaholic et [elle est] mère d’une adolescente victime d’intimidation à la polyvalente. »

La narratrice voudrait écrire, mais « elle est constamment happée par les mille et une tâches quotidiennes : le linge sale qui s’empile, les draps à changer, la toilette à nettoyer, les emplettes à aller chercher, les repas santé à préparer, les légumes à éplucher, à mettre en dés ou en biseaux, les viandes à décongeler, les sauces à touiller, les devoirs de la petite à superviser, les comptes à payer, les médicaments à gérer, la litière de la chatte à changer et rebelote… et, bien sûr, le poulet à mettre au four, le satané poulet qui poursuit l’écrivaine jusque dans ses rêves où elle se voit enceinte de croquettes. »

« T’appelle ça vivre, toi Marie-Sissi? », aimerait-on chuchoter à l’oreille de la narratrice, mais cela ne suffirait pas, j’en suis sûr. Il vaudrait mieux lui crier haut et fort pour qu’elle sorte la tête du four infernal dans lequel le quotidien la laisse s’user à petit feu… d’ici à ce qu’elle y enfourne le roman qu’elle finira bien un jour par écrire. Elle sait pourtant que « la meilleure façon d’écrire un roman c’est une phrase à la fois, je ne suis pas sortie du bois, de l’auberge, de mon putain de bungalow pourri. »

À l’autofiction qu’elle privilégie par-dessus tout, la romancière ajoute un nouvel ingrédient : un récit sans point ni coup sûr, oups je parle littérature non pas baseball. Un récit, dis-je, sans point, mais qui fait un usage stratégique de la virgule. Pour une narratrice qui avoue ne pas toujours comprendre l’orthographe de certains mots – l’histoire des moines qui, au Moyen Âge, ajoutaient des lettres aux mots, car ils étaient rémunérés à la lettre, lui revient – ou de ne pas retenir la signification de certaines figures de style, l’oxymoron par exemple, ou encore le combat persistant qu’elle mène avec le participe passé qu’un politicien de chez nous aimerait bien faire disparaître une fois pour toutes – de quoi se mêle-t-il? – et toutes les questions de langue qui lui sont une suite de problèmes récurrents J’avoue partager certaines de ses inquiétudes et, comme la narratrice du temps où elle enseignait la mise à niveau ou donnait des ateliers d’écriture au collégial, je comprenais parfaitement le regard dubitatif de certains élèves se sentant comme Sisyphe devant l’impossible montagne lexicale ou grammaticale à grimper.

Comment demeurer créatif quand on est la seule à tenir la maison et la famille à bout de bras? Quand il y a peu ou pas de reconnaissance pour les écrivaines, les vraies et non celles qui se sont hissées au rang des vedettes et dont je tais le nom? Il faut aussi courir après quelques contrats – de pubs débilitantes, d’articles gnian-gnians, etc. – pour ramener des sous à la maison afin de garder l’impression d’être encore un peu financièrement indépendante.

Marie-Sissi Labrèche fait presque l’inventaire des tâches domestiques jadis dévolues aux femmes au foyer pour lesquelles son ingénieur de conjoint – Français pour compléter une caricature cocasse et désobligeante à souhait– n’a aucune appétence. Si elle le lui fait remarquer, il s’y essaie pour démontrer sa totale incompétence. Puis, il ne faut pas oublier Bérénice, son ado de fille qui, intimidée à l’école, se pose en victime incapable de lever un petit doigt pour se défendre. Aider sa mère? Nenni, les tâches domestiques. Il faut dire que cette mère, comme l’écrivaine l’a raconté dans son premier roman, a subi une enfance qu’elle ne veut pas reproduire avec sa fille. Comment alors parvenir à lui donner une bonne éducation quand les modèles qu’on a eus sont pourris?

Malgré tout, la narratrice persiste à s’asseoir à sa table de travail, jour après jour, car, « faire de la création littéraire ne veut pas nécessairement dire sortir des choses de son imaginaire, de toute façon on ne peut pas inventer à partir de rien, et puis la création littéraire n’était finalement que la volonté de raconter le plus justement possible ce que cette salope de vie nous fait subir… » Il lui faut alors « se boucher les oreilles pour ne plus entendre les demandes incessantes du mari, de la gamine, de la chatte, du poulet à mettre au four et, comme une Sisyphe des temps modernes, elle se remet à la tâche, pousse son rocher et écrit. »

Mais, se couper du monde ne signifie pas se couper de son propre monde qui, dieu sait, grouille de toutes sortes de souvenirs, ceux de sa mère schizophrène morte en institution après lui avoir fait subir une enfance de misère, la seule qu’elle connaisse et dont l’écriture, a-t-elle compris, est le seul remède pour protéger sa vie d’adulte, une adulte qui ne sait pas trop comment vivre son manque d’une enfance irrécupérable.

Si on a parfois l’impression que la trame du récit est une suite d’élucubrations sur la quête d’une raison d’être une femme émancipée, une mère pas tout à fait indigne et une écrivaine, « une recluse qui se joue dans les tripes à cœur de journée », c’est que s’adonner à l’autofiction s’est se mettre à nu sans réserve, sans pudeur.

Offrir ainsi ses tripes au premier lecteur, c’est aussi exprimer son point de vue sur tout ce qui dépasse du jupon de la société et qui l’agresse. La richesse, par exemple, qui octroie aux très, très bien nantis tous les privilèges qu’on vous refuse, même les chiches bourses pour travailler à un prochain roman. L’écrivaine a l’œil averti et ses observations de certains travers de la société, entre autres le capitalisme abusif ou toutes les obligations périphériques qu’on impose aux auteur-e-s pour en faire des marchands de culture, sont toujours en accord avec son discours personnel.

En refermant Un roman au four, j’ai eu l’impression d’avoir pris un café avec une amie qui, à bâton rompu, m’a entretenu de ce que lui est arrivé depuis notre dernière rencontre, tout en faisant des rappels d’événements d’autrefois qui l’amènent encore à penser ainsi ou à poser des gestes sans prévoir les conséquences immédiates. Le récit décousu de cette amie est à l’image de sa personnalité publique, du moins celle qu’elle entretient depuis vingt-cinq ans et la parution de Borderline. Le seul filtre qu’elle se permet pour notre plus grand plaisir, c’est de teinter son propos d’une autodérision qui désamorce même les événements les plus dramatiques qu’elle raconte.

jeudi 22 mai 2025

Katia Gagnon (dir.)

Devenir journaliste : le métier vu du terrain

Montréal, La Presse, 2025, 368 p., 27,99 $.

Bonne presse, mauvaise presse

La presse écrite sous toutes ses formes fait partie de mon quotidien depuis ma plus tendre enfance. J’ai connu ses heures de gloire alors que les journalistes, toutes catégories confondues, retenaient l’attention de la population jusqu’à être considéré comme le quatrième pouvoir.

« L’expression " quatrième pouvoir " désigne la presse et les médias. Par extension, le quatrième pouvoir regroupe tous les moyens de communication qui peuvent servir de contre-pouvoir face aux trois pouvoirs incarnant l’État (pouvoir exécutif, législatif et judiciaire), en recourant au principe de protection des sources d’information des journalistes. » (Wikipédia, 17 mars 2025)

Il fut un temps où chaque région du Québec avait un hebdomadaire dirigé par le diocèse, cette unité territoriale de l’Église catholique, qui veillait sur les bonnes nouvelles au détriment des événements sur lesquels on mettait le couvercle sur la marmite en ébullition. Il en allait de même pour les principaux partis politiques dont l’influence était distribuée à travers les pages des hebdos.

Il y avait surtout que la presse écrite se présentait sur support papier, lequel a littéralement disparu au cours des dernières décennies. Le Canada français que vous avez entre les mains, comme d’autres hebdos d’Ici média, tient le coup depuis 165 ans, tel le village des fiers Gaulois.

Or, nous sommes actuellement les témoins d’une guerre ouverte contre la presse en général et les journalistes en particulier qu’on accuse de tous les maux. Les salves dirigées vers eux sont incessantes au point où on peut même observer une paranoïa collective à leur endroit.

Devenir journaliste : le métier vu du terrain, un collectif d’auteurs du milieu journalistique sous la direction de Katia Gagnon, arrive à point nommé, car il remet les pendules à l’heure en analysant de façon détaillée la profession de journaliste.

« Les journalistes de La Presse+ vous livrent les secrets du métier dans cet ouvrage indispensable à qui s’intéresse à la couverture de l’actua­lité. Dans un contexte de désinformation et de baisse de confiance du public envers les médias, un livre sur les dessous du journalisme s’imposait. »

« Comment les journalistes s’y prennent-ils pour dénicher des nouvelles exclusives, vali­der leurs informations, capter et conserver notre attention? Comment parviennent-ils à tirer les vers du nez d’un fraudeur? À gagner la confiance de membres du crime organisé? À aborder les proches d’une victime à la suite d’un drame ou à convaincre une personne réticente de leur accor­der une entrevue à visage découvert? » Voilà autant de questions auxquelles dix-sept journalistes apportent des réponses qui allient les aspects théoriques et les dimensions pratiques, en général ou selon leur pratique respective.

Si l’essai s’adresse d’abord aux futurs journalistes, les autrices et auteurs, habitués des communications intelligibles et intelligentes qu’exige la presse écrite généraliste, savent faire œuvre utile, voire pédagogique, pour tous les lectorats.

La première partie de l’ouvrage s’intéresse à sept aspects du travail des journalistes en général; la seconde, à 13 formes de journalisme spécialisé.

Quels sont les aspects du travail journalistique? « La nouvelle, mission de base » porte sur la matière incontournable de l’activité journalistique. S’il faut d’abord la dénicher, il faut retenir que le « scoop » n’est pas toujours évident et qu’il ne fait pas toujours partie de la nouvelle en soi. Le ou la journaliste doit donc être à l’affut des sujets qui peuvent être l’objet d’une vraie nouvelle. Les sources sont nombreuses, allant de la simple observation de l’actualité rapportée par d’autres médias à l’analyse des documents émanant des divers paliers de gouvernement, des divers blogues d’intérêt public ou des divers réseaux sociaux.

Que dire de la loi d’accès à l’information ou du calendrier d’organismes dont les activités concernent la population en général? Il ne faut surtout pas oublier les contacts que les journalistes établissent dans l’exercice de leur travail et qu’ils doivent entretenir positivement, de telles relations difficiles à établir peuvent connaître une fin abrupte pour une question de détail.

La nouvelle identifiée, il faut ensuite s’assurer de sa véracité et vérifier son intérêt public. Rappelons-nous ici qu’un article suivra un parcours avant de nous arriver. Outre le reporter, il y a le photojournaliste, le ou les chefs de division, le réviseur, le pupitreur ("filet de sécurité des journalistes"), le graphiste, le second réviseur, le directeur de l’édition et le contrôle de la qualité.

Qui dit journaliste, dit écriture de la nouvelle. N’oublions pas qu’il s’agit de règles générales, les journalistes spécialisés devant les adapter à leur champ d’activités. Évidemment, le titre d’un article est le signal qui doit attirer l’attention du consommateur d’information sur le sujet qui sera développé. Si le journaliste doit le suggérer, c’est au titreur, la personne qui a une vue d’ensemble des informations contenues dans l’édition et qui devra l’ajuster au besoin.

Le fameux premier paragraphe, pierre d’achoppement de l’article, doit répondre « à la règle de base du journalisme : si un lecteur ne devait lire qu’un seul paragraphe de votre article pour comprendre la nouvelle, ce serait celui-là. » (31) Ce premier paragraphe – chapeau, amorce ou « lead » – doit répondre à « cinq questions en "w" de la langue anglaise : who, what, where, when, why. » (31) Quant à sa forme, elle peut varier, allant de la citation à une énumération en passant par le "human interest", c’est-à-dire le côté plus personnel de la nouvelle qui peut toucher plus directement le lecteur.

Chacune des sept sections de Devenir journaliste traite d’un aspect du travail journalistique et se termine par une réflexion de Jean-Hugues Roy sur le métier. Voyons-les : s’informer est un besoin, le journalisme est un miroir, le journalisme est un service public, le journalisme est une profession, le journalisme est une institution, le journalisme est un dialogue et le journalisme est un bien public.

Outre l’abc de la nouvelle et de sa diffusion écrite, le guide s’intéresse à d’autres outils dont dispose le journaliste dans l’exercice de sa profession. Il y a ainsi l’entrevue comme colonne vertébrale du reportage; les chiffres dont on précise l’utilisation; le "feature" (« n’importe quel texte court, moyen ou encore très long, qui n’est pas collé sur l’actualité chaude, qui n’entre pas dans la catégorie "nouvelle". »), le talent de conteur du journaliste; le portrait ou l’art de peindre avec les mots; l’enquête, champ de mines du reporter; le journaliste et la loi.

La seconde partie de Devenir journaliste : le métier vu du terrain s’intéresse aux différents genres journalistiques. Ce sont : la couverture des faits divers; les affaires policières et criminelles; le journalisme du "beat" ou de l’actualité quotidienne dans différents domaines d’intérêt général; le reportage à l’étranger; le journalisme économique; le journalisme politique; le journalisme scientifique; le journalisme sportif; le journalisme culturel; le photojournalisme; le journalisme constructif qui peut affecter directement la population; le journalisme d’opinion.

Avec l’arrivée des informations en continu, la répétition des informations est inévitable. Cependant, cela n’enlève rien à la rigueur professionnelle que les journalistes doivent avoir allant jusqu’à corriger une information qui s’avère fausse ou mal interprétée. Que dire des réseaux sociaux ou des blogues, sinon que leur sérieux dépend de qui ils relèvent. Lorsqu’ils sont le canal de diffusion d’informations d’un individu ou d’un groupe d’opinion, il faut être prudent face à leur contenu.

Devenir journaliste : le métier vu du terrain mérite toute notre attention, car il explique noir sur blanc en quoi consiste le travail du journaliste, généraliste ou spécialisé, et les règles qui régissent son travail, de la cueillette des informations à la rédaction d’un article, du photojournalisme à la parution ou la diffusion. Chez nous, les membres de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, la FPJQ, sont soumis à un code déontologique qui est disponible sur le site de l’organisme (https://www.fpjq.org/fr/guide-de-deontologie) et que nous pouvons consulter.

Chose certaine, les journalistes professionnels occupent toujours une place importante dans notre société et s’il faut rester attentif à leurs propos, il faut aussi nous assurer du sérieux de leur travail, notamment à prenant connaissance d’informations croisées entre différents médias.

mercredi 14 mai 2025

De Petit-Goâve à Cavaillon

Pour saluer Dany Laferrière et Rodney Saint-Éloi 

Je salue Dany Laferrière et Rodney Saint-Éloi en ce printemps 2025. Tous deux sont entrés dans mon panthéon littéraire grâce à leurs ouvrages et leur humanisme, mais aussi par des rencontres fortuites. Je vous raconte.

Juin 1998, dans les allées d’un disquaire montréalais, je croise Dany et Maggie Berrouet, son épouse. Ils discutent autour de Montand chante Prévert. Je vaincs ma timidité et me permets de leur dire tout le bien que je pense de l’interprétation de Montand des vers du poète.

En mai 2004, quittant le Marché de la poésie de Montréal, Patricia Lamy, une amie attachée de presse, me présente Rodney, écrivain et éditeur chez Mémoire d’encrier. La bonté qui se dégage du visage de ce dernier, entouré de dreadlocks grisonnantes, m’émeut.

L’œuvre de Dany Laferrière est aussi diverse que considérable. Cela peut sembler paradoxal pour celui qui a écrit : « Un matin de février 1984, il y a quarante ans de cela, je me suis réveillé dans le grand froid montréalais, avec cette idée étrange qu’on ne devrait pas écrire plus d’un livre. »

J’ai sous les yeux Autobiographie américaine (Bouquins, "la collection", 2024) qui, avec ses 1 300 pages, illustre le paradoxe du livre unique. Ces dix fictions nous font entrer dans un seul et même univers par des avenues différentes, selon les époques et la trame que l’écrivain a tissée pour chacune avec de semblables fibres. Une place de l’Étoile imaginaire dont le Carré Saint-Louis serait le centre.

Pourquoi qualifier d’Américaine ses histoires réunies? « Venant d’un pays qui a connu l’esclavage et la dictature, et ayant longuement vécu dans des villes comme Montréal, Miami ou New York, avant de parcourir São Paulo, Mexico, San Juan ou Buenos Aires, je me sentais comme un arbre qui marche dans sa forêt. J’ai fouillé dans l’histoire pour découvrir que cette Amérique continentale était le rêve de Bolívar dont la devise se résumait à "Un continent, un pays". Tant de cultures diverses que les écrivains de ce continent ou de ce pays allaient m’apprendre. J’ai donc décidé d’entreprendre une longue balade littéraire, en commençant par cette Caraïbe où j’ai pris naissance, et où je suis tombé, un jour de pluie, sur le recueil du poète haïtien René Philoctète "Ces îles qui marchent". Je note dans mon calepin noir ce vers rimbaldien : "Je suis venu vers toi, nu, et sans bagages". C’est donc les mains libres et la tête légère que j’ai entrepris cet interminable voyage dans cette Amérique bigarrée et survoltée. »

Qu’attendait-il de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (VLB, 1985), son premier roman? « D’abord qu’il me sorte de l’usine, ensuite qu’il me rende célèbre. » Quant à l’emploi du mot « nègre » discuté par plusieurs, l’écrivain y revient dans Petit traité sur le racisme (Boréal, 2021) : « Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines [parmi les fondateurs d’Haïti] ont fait entrer le mot Nègre dans la conscience de l’humanité en en faisant un synonyme du mot homme. Un nègre est un homme, ou, mieux, tout homme est un nègre. »

Rodney Saint-Éloi a réfléchi plus largement au racisme suggéré par l’emploi inapproprié des mots nègre ou arabe dans Les racistes n’ont jamais vu la mer (Mémoire d’encrier, 2021), un essai-correspondances avec l’anthropologue et écrivaine palestino-canadienne Yara El-Ghadban.

N’oublions pas que Saint-Éloi est d’abord poète et romancier. Je pense ici à Nous ne trahirons pas le poème et autres recueils (Points, 2021), une anthologie réunissant Nous ne trahirons pas le poème (2019), J’ai un arbre dans ma pirogue (2006), Je suis la fille du baobab brûlé (2015) et J’avais une ville d’eau de terre et d’arcs-en-ciel heureux et autres poèmes (1999).

Le recueil éponyme relate sa démarche en la marquant de signes indélébiles, huit vers mettant en perspective les univers où il nous entraîne « pour me défendre / je dirai que je suis poète / les mots m’ont précédé / je n’ai pas tété ma mère / je n’ai pas connu mon père / j’habite loin de mon île / mon ventre n’est pas mon ventre / je n’étais pas convié à ma naissance ».

Tout comme Da, la grand-mère de Dany chez qui il passa sa petite-enfance à Petit-Goâve racontée dans L’odeur du café, Rodney est très attaché à Tida son arrière-grand-mère, à Contita sa grand-mère et à Bertha sa mère qu’il raconte dans Quand il fait triste Bertha chante. Ce sont là deux romans inoubliables par-dessus tout.

Je vous salue mes amis et vous remercie de la richesse des univers que vous partagez avec le lectorat de la Francophonie. Que vos œuvres demeurent un lien inaliénable entre les humains de toutes couleurs, toutes races et toutes cultures!


mercredi 7 mai 2025

Marcel Thouin

Guide de culture scientifique et technologique

Montréal, MultiMondes, 2025, 416 p., 49,95 $.

Pour des apprentissages en continu

Aller à l’école n’est pas l’affaire d’une époque définie au cours d’une vie, car s’instruire est un devoir fondamental de la vie en société. Qu’il suffise d’évoquer l’ère de l’industrialisation et tous les chambardements sociaux qu’elle apporta à la vie des populations et il est facile de comprendre que l’évolution, pour ne pas dire la révolution actuelle des technologies, est tout aussi déterminante.

Comment alors rester informer des principales avancées scientifiques et technologiques actuelles pour comprendre l’importance de ces découvertes, sinon en nous obligeant à faire une mise à jour continue de nos connaissances à des sources d’informations fiables. C’est ce que nous propose Marcel Thouin dans son Guide de culture scientifique et technologique.

D’abord destiné à des étudiantes et étudiants en pédagogie, cette édition de l’ouvrage élargit son lectorat en proposant un véritable état des lieux actualisé des divers champs d’étude que son titre annonce.

En avant-propos, l’auteur écrit : « Le domaine des sciences et des technologies a longtemps été étranger à celui de la culture. Même de nos jours, le mot culture évoque surtout la littérature, l’histoire, les arts visuels, la musique, la mythologie gréco-romaine et tout ce qui constitue les humanités classiques.

Pourtant, dans nos sociétés confrontées à des mutations rapides, comprendre son environnement naturel et technique et prendre part aux décisions qui l’affectent sont indispensable, ce qui explique que les sciences et les technologies imprègnent tous les aspects du discours politique et économique contemporain, et font maintenant partie des préoccupations constantes des gouvernements, des entreprises, des établissements d’enseignement, des médias et des individus. »

Ainsi, « comprendre son environnement naturel et technique est aujourd’hui indispensable pour prendre part aux décisions qui affectent la société et assumer pleinement sa responsabilité citoyenne. »

Afin que ce guide soit à la fois une ressource pour l’enseignement des uns et la mise à jour de ces champs de connaissance pour les autres, il va de soi que la rigueur des informations fournies est primordiale, et elle l’est. Pour s’en assurer, faisons un bref tour d’horizon de son contenu.

Le premier chapitre traite des sciences, des techniques et des technologies en présentant la nature de l’activité scientifique, les diverses conceptions de la science, la nature des techniques et technologies. Les sciences sont ici définies comme « des ensembles de connaissances relatives à certaines catégories de phénomènes. Il peut être question de sciences biologiques, de sciences sociales, de sciences politiques, de sciences physiques, de sciences de l’éducation, etc. »

Y a-t-il un lien, direct ou non, entre sciences et technologies? Si ce n’est pas toujours le cas, il y a généralement un lien semblable entre la théorie et la pratique. Une découverte scientifique peut se traduire par une application pratique. L’inverse est aussi possible, une observation empirique permettra de développer une théorie scientifique.

Le second chapitre porte exclusivement sur la physique, cette science qui a pour « objet d’étudier les propriétés générales de la matière, de l’espace, du temps et d’établir les lois qui rendent compte des phénomènes matériels ». J’attire votre attention sur les nombreuses références historiques qui rappellent les auteurs de grandes découvertes, théoriques et pratiques, ce qui nous permet de mettre en perspective l’évolution des connaissances dans des champs précis.

Le chapitre 3 s’intéresse à la chimie, cette science qui « étudie la constitution des corps, leurs propriétés, leurs transformations, leurs interactions ». Qui n’a pas un jour ou l’autre eu sous les yeux le fameux tableau périodique? Sans réduire qu’à ce seul cas de figure tout le domaine de la chimie, il n’en demeure pas moins la clé de voûte à laquelle on fait toujours référence. Pensons ici aux changements climatiques, dont certains effets sont observables dans la chimie de l’environnement.

Le chapitre 4 porte sur l’astronomie, cette science qui « étudie la position, les mouvements, la structure et l’évolution des corps célestes ». Les illustrations de cette section permettent de bien donner vie à certains concepts.

Je souligne au passage le tableau modèle que l’auteur du livre a créé pour parfaitement résumer chacun des chapitres. Ce tableau, qui revient dans chacun des chapitres, est composé de trois axes : les conceptions fréquentes, l’explication de ces conceptions et les concepts scientifiques. Suivent les notions de base pour chacun d’eux et les notions spécifiques à chaque élément étudié dans le chapitre.

Le chapitre 5 porte sur les sciences de la terre – la terre dans l’espace, la structure de la terre, l’histoire de la terre, les roches et minéraux, l’évolution de la surface de la terre, les océans et les mers, l’atmosphère et le temps.

Le chapitre 6 porte sur la biologie, cette science « de la vie, des êtres vivants et des phénomènes qui les caractérisent » qui va de la cellule à l’hérédité, des virus à la biologie des plantes, de la biologie des animaux à l’écologie, et j’en passe.

Le dernier chapitre porte sur les techniques et les technologies relatives à l’architecture et la construction; au mouvement; à la lumière, au son et aux communications; à la chaleur; aux techniques et technologies militaires et policières; à la chimie; au vêtement et à l’alimentation; à la santé; à l’environnement; à l’ingénierie.

Outre les tableaux synthèses mentionnés précédemment, l’ouvrage est accompagné de nombreuses illustrations, soit des photos de scientifiques ayant fait école ou des graphiques permettant de bien visualiser divers aspects de l’évolution de l’Histoire de la science ou de la technologie.

Je partage l’opinion que « son approche accessible à tous permet l’acquisition graduelle de connaissances scientifiques et technologiques par le biais d’une confrontation constante entre, d’une part, des conceptions non scientifiques fréquentes – les exemples nous viennent à l’esprit rapidement en ce monde de la fausse nouvelle ou d’un négationnisme racoleur – et, d’autre part, les concepts, lois et théories généralement admis par la communauté scientifique. Tous les chapitres se terminent par un questionnaire de révision qui permet de tester ses connaissances; ces épreuves permettent aussi bien de confronter nos propres connaissances que d’animer une discussion familiale ou entre amis. »

Le Guide de culture scientifique et technologique me semble une référence indispensable pour quiconque désire se familiariser avec l’univers fascinant des sciences et des technologies ou mettre à jour ses connaissances en ces vastes et riches domaines.

mercredi 30 avril 2025

Jules Richard

Paul-Émile Borduas : tableaux d’une vie

Montréal, Somme toute, 2025, 84 p., 19,95 $.

Pour en finir avec Refus global

Bien que je considère le pamphlet Refus global d’août 1948 comme une œuvre phare de la révolution artistique québécoise, préalable à la Révolution tranquille, j’ai peine à lui accorder autant d’influence qu’on lui octroie en dehors du réseau des intellectuels de l’époque. La grève de l’amiante, dite la grève d’Asbestos, en février 1949, a eu une importance aussi, sinon plus déterminante pour la population en général, notamment pour les gagnepetits et les catholiques. Le fait est que Mgr Charbonneau, ayant appuyé les grévistes, a été pointé du doigt par Duplessis jusqu’à Rome et que l’Église le forçat à démissionner de l’archevêché de Montréal et l’envoya en Colombie-Britannique.

Que dire de l’émeute au Forum de Montréal de 1955 lorsque Maurice Richard fut suspendu? Ou de la remarquable dramaturgie de la regrettée Denise Boucher, Les fées ont soif, présentées au TNM en 1978?

On a beaucoup parlé de Refus global, surtout au tour de Jean-Paul Riopelle, au cours des dernières années. A-t-on oublié que la paternité du manifeste est attribuée au professeur et peintre Paul-Émile Borduas? J’ai fait référence à cet artiste de Saint-Hilaire à l’occasion de la recension de Madeleine et moi (Leméac, 2024), un récit dans lequel Marc Séguin, lui-même peintre et plasticien multidisciplinaires, nous entraîne sur la piste de toiles et des décors d’églises d’Ozias Leduc (1864-1955). Or, Borduas fut un élève et un compagnon de Leduc dans la réalisation de certains projets de tels décors.

Profitant de la parution de Paul-Émile Borduas : tableaux d’une vie, une monographie atypique de Jules Richard, j’ai voulu mieux connaître ce grand artiste dont on réduit le talent et l’importance dans l’histoire de l’art québécois au seul pamphlet.

En préparation de la recension de cet ouvrage, j’ai revisité Écrits I (PUM, collection « BNM », 1987), une édition critique d’André-G. Bourassa, Jean Fisette et Gilles Lapointe. On y trouve plus d’une trentaine de textes variés, certains portant sur la pratique de l’art et les nouveaux mouvements. « La carrière du peintre Paul-Émile Borduas a été constamment ponctuée par l’écriture : traités et conférences, manifestes et apologie, propos en direct et en différé. Les textes (souvent inédits) qui sont réunis sous le titre d’Écrits I vont d’une "défense" de la perspective au rejet de la ligne d’horizon, de l’"illustration" de l’art décoratif et de l’artisanat à l’automatisme et à l’expressionnisme abstrait, de la théorie de la transformation continuelle de l’art et de la vie jusqu’à celle de la rupture totale. Ce sont en quelque sorte les temps forts de l’accession du Québec à la modernité qui sont reproduits — et parfois produits — par l’œuvre de Borduas. »

J’en viens au modeste ouvrage de Jules Richard qui a des particularités littéraires originales, notamment que l’auteur a préféré intituler « tableau » chacun des trente courts chapitres auquel il ajoute un sous-titre évoquant l’atmosphère de l’époque de la vie de Borduas dans lequel se déroule l’événement ou dans quel état d’esprit était l’artiste. Si l’ordre chronologique est suivi, certains rappels du passé sont nécessaires pour être le plus près possible de la pensée du peintre de Saint-Hilaire.

Paul-Émile Borduas : tableaux d’une vie n’est peut-être pas le grand essai biographique racontant Borduas, mais il permet de connaître celui qui fut le maître, au sens scolaire et d’autorité, d’une génération, les signataires de Refus global, mais aussi au-delà de ces femmes et de ces hommes qui prirent le document qu’ils endossèrent au pied de la lettre, leur famille en payant le lourd tribut.

« Ironiquement, Borduas mourra à Paris en février 1960, juste au moment où le Québec allait enfin sortir de sa noirceur. C’est comme si le manifeste des Automatistes de 1948 avait enfin porté ses fruits. Mais ce serait injuste et inexact de réduire Borduas à ce cri de révolte, même s’il aura payé très cher cette audace, dans un Québec obscurantiste régi par le clergé et la morale des bien-pensants.

Né au début du XXe, dans une famille catholique, et formé à l’art religieux par Ozias Leduc, il n’aura cessé de chercher, de se réinventer, de briser les codes, d’épurer sa démarche. Ce parcours le conduira vers l’abstraction. Véritable chef de file de l’automatisme au Québec, il aura servi d’inspiration à toute une génération de peintres: Riopelle, Mousseau, Ferron, Barbeau, Arbour, Sullivan, pour ne nommer que ceux-là. »

Borduas pouvait-il imaginer que les élèves à qui il avait insufflé un esprit contestataire, voire révolutionnaire, allaient appliquer la règle du « tout refuser » à leur vie personnelle et familiale? Il n’avait sûrement pas pu se figurer les « enfants du Refus global » dont la triste histoire fut racontée par la cinéaste Manon Barbeau; elle a trois ans et son frère François un an quand leurs parents, Suzanne Meloche et Manon Barbeau, les abandonnent.

Paul-Émile Borduas, fort de ses convictions, ne pouvait entrevoir que certains de ses élèves allaient connaître un succès retentissant et en venir l’abandonner à son triste sort, lui qui allait mourir seul et miséreux à Paris?

« La vie de Borduas fut parsemée d’embûches. Forcé de quitter le Québec au début des années 50, il ne trouvera son eldorado ni à New York ni à Paris. Paris, qu’il avait tant magnifiée, sera pour lui une amère déception tant personnelle que professionnelle. Personnage complexe, Borduas aura toujours été tiraillé entre sa vie de famille, brisée à la suite du manifeste, et sa vie d’artiste.

Voici donc un portrait de Borduas en 30 tableaux où s’entremêlent la vie et l’œuvre de cet artiste visionnaire. C’est un portrait forcément incomplet, parfois même un peu fantasmé.»

mercredi 23 avril 2025

Pauline Vincent

La femme de Montréal

Lévis, Alire, coll. « Romans », 2024, 324 p., 27,95 $.

Quand politique et religion manigancent

Il y eut, en 2017, la parution de La femme de Berlin, une nouvelle version d’un roman de Pauline Vincent qui raconte l’histoire d’une Saguenéenne, mère d’une jeune fille, qui épouse un noble allemand avec qui elle a un fils. La montée du nazisme étant, le comte envoie son épouse et sa fille en Amérique. On imagine la turbulence des émotions qui s’en suivit.

L’autrice nous revient avec La femme de Montréal. Se déroulant en 1934-1935, la trame du roman nous entraîne dans les méandres de l’Ordre de la Patrie, un organisme catholique ultranationaliste calqué sur l’Ordre de Jacques-Cartier, aussi appelé « la Patente » (voir note en bas de page). Cette dernière, une société secrète fondée en 1926, avait pour devise « Pour Dieu et pour la Patrie » et « Honneur et Loyauté » pour chant patriotique.

La Montréalaise se nomme Claude Dufresne. Elle est la fille de Jacques Dufresne, président des assurances Ville-Marie et membre de la haute bourgeoisie métropolitaine. Claude a maille à partir avec son père, qui lui a toujours laissé l’impression qu’il aurait préféré avoir eu un fils. Claude « appartenait à cette race de jeunes femmes fortes et intrépides déterminées à s’imposer dans un monde d’hommes par tous les moyens. »

Ses études lui permettent d’être autre qu’une femme au foyer, sans pour autant lui assurer un emploi à sa mesure. Elle est parvenue à se faire engager par le journal "La Laurentie" grâce à un subterfuge osé : elle s’est donné une nouvelle identité, celle de Claude Dumesne, un jeune homme installé dans un modeste appartement du Carré Saint-Louis.

À cette époque, des informations circulent autour de l’Ordre de la Patrie. Les membres de cet organisme sont uniquement des hommes triés sur le volet, ses règles sont très strictes, parfois à la limite de la légalité. Le jeune journaliste Dumesne, à l’apparence transformée, s’est mis en tête de se faire admettre dans l’Ordre pour constituer un solide dossier sur cette organisation. La qualité de ses articles attire l’attention, si bien que Robert "Bob" Cousineau, un collègue, est chargé de l’inviter à une réunion « d’une association de patriotes qui a à cœur l’avenir des Canadiens français. »

La rencontre se tient dans le sous-sol d’une église. Parmi les autres « invités », elle reconnaît des collègues, des personnes du milieu des affaires, des professionnels et des politiques. Le temps venu, on leur remet une cagoule qu’on leur demande de porter. Le protocole consiste en un engagement formel de ne jamais divulguer leur appartenance à l’Ordre, ni les codes leur permettant de se reconnaître entre eux, pas plus que les missions qui pouvaient leur être confiées.

Lors de l’événement, un signal d’alarme retentit et la soirée tourne au drame lorsqu’un cri monte : « Kill the frogs! Kill the pea soup! Kill the frogs! Kill the pea soup! » Dans le brouhaha, le « grand commandeur se jeta sur Claude, la projetant au sol. » Je note que la romancière utilise toujours le féminin, qu’il soit question de Claude Dufresne ou de Claude Dumesne.

Cette dernière est entrée au journal en même temps qu’Alexandre Ouellet, tous deux venant d’un milieu fort différent. « Éduquée dans les meilleures écoles de France et de Suisse, tiraillée entre son héritage français et irlandais, [Claude] avait dû à l’âge de l’émancipation faire des choix. Très disciplinée, elle avait élaboré un plan à courte échéance qui se résumait ainsi : quitter la maison en bons termes avec ses parents, s’installer dans un appartement, être engagé à "La Laurentie", le journal le plus lu du Québec, et vivre dans l’anonymat, sans profiter des avantages que son nom de famille lui procurait. » Quant à Alexandre, « c’était le beau garçon et l’intellectuel de Rivière-Ouelle, dans le Bas-Saint-Laurent. Les Ouellet formaient un clan traditionnel avec leurs quatorze enfants aux personnalités trempées dans l’acier. »

Deux autres personnages retiennent rapidement notre attention : Maître Rosaire Favreau et Philippe Lavergne, son fidèle employé. « Homme torturé, ambivalent, souvent machiavélique, Rosaire Favreau était d’abord et avant tout un intellectuel intransigeant. Un vendeur d’idée qui savait les propulser au rang de missions… En fin connaisseur de la nature humaine, il jonglait comme un prestidigitateur avec les faiblesses et la vulnérabilité de son entourage. »

Son voyage à Rome, au début du roman, est une mission diplomatique. Il y est comme ambassadeur de l’Ordre afin de rencontrer le père Lecomte, « un dominicain correspondant officiel de l’Ordre du Saint-Siège », afin de resserrer les liens avec les hautes instances de l’Église catholique. L’avocat doit également retrouver un ami de longue date, l’italien Emilio Baldi, un proche de Mussolini, chef du parti fasciste, qu’il doit lui faire rencontrer. Les choses ne tournent pas comme prévu, la somme que Baldi exigeait n’était pas complète, car Favreau a puisé dans les coffres de l’Ordre et détourné un certain montant pour son propre usage.

Du côté de Philippe Lavergne, quelque chose chez lui dérange Claude. Or, Alexandre Ouellet, son collège, fréquente à l’occasion Marguerite Lavergne, la sœur de Philippe. Les deux journalistes sont ainsi invités à dîner chez les Lavergne. Au cours du repas, la conversation porte sur les articles d’Alexandre sur Me Favreau. Claude ne partage pas l’enthousiasme de son collègue et elle n’hésite pas à donner son avis. Philippe prend la défense de son patron, le ton monte surtout lorsque l’intention de l’avocat de prendre le pouvoir au gouvernement du Québec est évoquée. Pour Claude, le portrait de Favreau est trop parfait, car on oublie ses propos antisémites et son admiration du Duce.

Surgit Émile Gauthier, un jeune prêtre membre de l’Ordre. Il visite Loulou Labranche, une amie de longue date, à qui il demande depuis longtemps d’être son bourreau en lui assénant des coups de cravache pour racheter le mal qui le hante : son homosexualité. La jeune femme refuse cette fois. Était-ce ce pour quoi Gauthier se pend dans le sous-sol de l’église Saint-Louis-de-France ou à cause d’une lettre et des photos sur lesquelles « les flagellations sont prises sous plusieurs angles et, surtout, des clichés de fornication avec Philippe Lavergne et d’autres membres de l’Ordre »? C’est là un des nombreux cailloux que Pauline Vincent essaime tout au long du roman en marge de l’intrigue principale et qui auront leur utilité le moment venu.

Un jour, Claude Dumesne se voit confier une mission de l’Ordre par l’intermédiaire de Georges Tremblay – commissaire des Écoles catholiques de Montréal lui aussi membre – d’espionner (sic) le milieu des arts de la Métropole.

Entre-temps, Élodie Letellier, la mère de Philippe Lavergne, vient rencontrer Jacques Dufresne, le père de Claude. Elle lui apprend qu’à l’époque où il a rompu leurs fréquentations « tu m’as laissé un cadeau inestimable… » : elle était enceinte de Philippe. « Cette démarche m’est très pénible. Si je suis venue te voir, c’est par devoir. Pour soulager ma conscience de ce fardeau… et à cause de ma santé fragile… » Puis, elle avoue à Ernest, son époux, que Philippe est le fils biologique de Dufresne; à son grand dam, son mari lui affirme être au courant depuis toujours et qu’il a préféré lui laisser supporter seule le poids de cette erreur. Plus tard, après son décès, Philippe reçoit des mains de son père Ernest une clé que sa regrettée mère lui a léguée, celle d’un coffre à bijoux dans lequel se trouve une lettre où elle lui dit la vérité sur son père biologique.

Le décès annoncé d’Élodie Lavergne est l’occasion pour sa fille et son époux d’organiser les funérailles dans la plus pure tradition des familles catholiques fortunées. Tout le gratin de la Métropole y assiste, notamment les notables de l’Ordre. Claude Dumesne s’y présente et c’est l’occasion d’une rencontre fortuite avec certains membres, dont son propre père qu’elle n’imaginait pas faire partie de l’organisation. Georges Tremblay l’apostrophe et lui demande de rendre compte de la mission qu’il lui a confiée; elle avoue n’avoir rien fait et qu’on ne lui impose pas ce qu’elle doit faire ou non.

Après cet échange acrimonieux, Claude est convoqué par le directeur du journal qui la renvoie chez elle pour réfléchir avant d’en faire à sa tête. C’en est assez : Claude Dumesne cesse de se camoufler et redevient Claude Dufresne avec les conséquences que cela entraîne. Premier choc : Alexandre Ouellet se présente chez elle, découvre qui elle est vraiment et leur amitié se transforme spontanément en une relation torride.

Une autre surprise attend Alexandre : Philippe Lavergne sonne chez lui en pleine nuit pour lui faire de graves confidences. « Après une courte pause, il débita d’une traite, sans chercher d’excuses, les grands événements de sa vie… Son homosexualité, la menace de chantage, la filature, la relation de Marguerite avec Favreau et enfin l’existence du plan Fleur-de-Lys… [un projet politique dont Favreau est un partisan] Je suis en danger et je ne suis pas le seul… Entre les mains de Favreau, toute la province le sera. Avec l’aide de l’Ordre, il peut contrôler toute l’activité industrielle, économique et politique. »

Le jour où Lavergne découvre sa jeune sœur Marguerite en train de faire l’amour avec Favreau, une violente rixe s’en suit entre les deux hommes. Favreau, mal en point, met sous le nez de son jeune adversaire des photos dévoilant le secret de son homosexualité. « D’autre part, si vous vous avisiez de lancer une rumeur, qui croyez-vous que l’on croira? Une tapette qui s’envoie en l’air avec de jeunes prêtres et des dignitaires, ou moi, le prochain premier ministre, le sauveur de la Patrie, comme l’a écrit votre ami Alexandre Ouellet dans son article? »

Au cours d’un dîner au Club Saint-Denis, Rosaire Favreau et son ami Georges Tremblay discutent privément de leurs projets politiques. « Leur recrutement par l’Ordre de la Patrie avait été un point déterminant de leur ascension. Tout en épousant avec enthousiasme la cause de la confrérie, ils camouflaient leurs vraies aspirations de pouvoir, ce qui leur conférait un air de légitimité. » Cependant, l’un est incertain de l’attitude de Claude Dumesne, l’autre, inquiet de ce que Philippe Lavergne peut faire des informations au sujet de son appétit de très jeunes femmes. Tremblay dit à Favreau qu’il s’en occupera, mais ce dernier lui conseille d’utiliser les services de Tino Infinitti que son ami l’italien Baldi lui a envoyé à titre de chauffeur et d’homme de main.

Les événements se bousculent grâce à l’art de la romancière de diviser en courts plans séquences la trame du récit, alternant d’un personnage et d’un lieu à l’autre, d’un geste d’éclat à l’autre. La coordination des diverses actions essaimées au cours de la trame convergent vers une apothéose, un climax dont elle parvient à garder le mystère jusqu’à la fin. Toutes les voies ouvertes se referment l’une après l’autre, certaines dans l’apaisement des consciences, d’autres dans le fracas des vérités.

Pauline Vincent a, à nouveau, bien fait ses devoirs de préparation à l’aventure historique à laquelle La femme de Montréal nous convie. Soyez rassurés : il n’est pas nécessaire d’être féru de la véritable histoire de l’Ordre de Jacques-Cartier pour apprécier celle imaginée de l’Ordre de la Patrie. Cependant, la fiction nous permet de mettre en perspective un pan de notre histoire nationale peu reluisant. Peut-être aussi, de comprendre qu’aucune société, aussi démocratique soit-elle, n’est jamais à l’abri des dérives du pouvoir.

[Pour en connaître plus sur l’Ordre de Jacques-Cartier, je vous suggère la lecture de La Patente : L’Ordre de Jacques-Cartier, le dernier bastion du Canada français (Septentrion, 2024), un essai de Hugues Théorêt.]

mercredi 16 avril 2025

Louise Warren

Recueillir

Montréal, Noroît, coll. « Chemins de traverse », 2025, 144 p., 24,95 $.

Dans un laboratoire de création littéraire 

La collection « Chemins de traverse » des éditions du Noroît a été « créée pour permettre aux écrivains et aux artistes de mener une réflexion sur la création, la poésie ou l’art en général; elle se veut un lieu exploratoire de la pensée artistique ». Depuis le premier livre de ces chemins, j’ai été attentif à chacun d’eux, car il me donne l’impression d’entrée dans l’arrière-boutique de son auteur-e.

L’écrivaine Louise Warren nous propose une telle incursion dans les pages de Recueillir, un hors collection, même s’il a tous les aspects des précédents « Chemins de traverse ». En effet, l’auteure nous invite à regarder par-dessus son épaule afin de découvrir différents aspects de sa quête poétique, tant l’idéation de ses livres, si elle parvient à les faire arriver dans leur grosseur, que dans la cueillette de divers matériaux nécessaires à d’éventuels projets qu’elle pourrait utiliser, d’où le titre. Ce n’est donc pas par hasard qu’elle a retenu cette phrase de Marie Darrieussecq mise en exergue : « La veilleuse en moi est toujours allumée. »

La façon de composer cet essai poétique m’a incité à faire de même et d’en rendre compte en utilisant des segments « recueillis » dans la première et principale partie de l’ouvrage. En lisant les fragments de ce livre, c’est l’écrivaine elle-même qui vous guide. Je crois que vous voudrez ensuite lire l’ouvrage dans son entièreté pour apprécier tout cet assemblage.

 

« Depuis longtemps, je m’attache à une pratique littéraire de la citation, à laquelle j’accorde une spécificité et un soin particulier. J’ai ponctué mes livres de citations extraites de mes lectures, en épigraphe à un volume, un chapitre, un poème, voire un passage dans un essai… Citer, c’est exposer. Isolée, l’épigraphe devient un tableau. Dans cette image, les liens entre les arts visuels et la littérature se croisent une fois de plus. »

« Avant d’écrire et de publier, je transcrivais sur de grandes fiches Rhodia quadrillées les phrases marquantes des livres que je lisais… Cette pratique de retranscription sur des fiches s’est déplacée dans les carnets illustrés que j’ai tenus dans les années 1980 et début 1990… À cette époque, j’applique à l’écriture le même procédé de découpage que je fais subir aux images prélevées dans les magazines ou à toute autre publication imprimée. Sans le savoir, je manipule déjà le fragment… Ainsi j’entre en littérature par la lecture, la déchirure du papier, la citation et le collage, ce qui a tout à voir avec l’assemblage de fragments qui constitue pour moi un livre… Commençons par ces gestes : souligner, recueillir, découper, déchirer, superposer, coller. Une entrée dans la matière. »

« D’abord, il y a le crayon qui souligne. Surpiqûre, faufil, couture, nouveau pli dans le texte. Le crayon et son parcours fléché, ses signes personnels qui encerclent les mots, mine pâle, trace de la pensée, d’une citation à venir ou d’un texte, qui sait. Ce que retient la trace dans le périmètre de la page. En refaire le parcours, en reformuler le dialogue… Ainsi ma façon de lire, de découper, de coller, de citer a façonné mon écriture. Le collage est un langage de détails, de liens insolites, de formes qui se réinventent et où la réalité n’est plus la même, comme dans le poème. »

[C’est exactement l’exercice à laquelle je m’adonne en entreprenant la lecture de tout nouvel ouvrage, du moins d’en souligner divers passages qui éclairent la trame ou la pensée de l’auteur-e, qui sont d’une littérarité particulière ou autre. Ces passages soulignés guideront ensuite la recension que je ferai tels des cailloux semés pour retrouver mon chemin.]

« Un texte est une traversée et je ressens ce temps autre qui se met en action. Je ressors quelques livres qui pourront me servir, comme si je préparais ma valise pour un long voyage… Cet imaginaire et celui de la maison vivent ensemble. Le rêve d’un espace inconnu lance le signal de départ, l’arrivée du nouveau territoire. Cette image fondatrice du livre et du lieu, je la dois certainement au coffret Andersen de mon enfance où, pour accéder à la bibliothèque du château dans lequel se tiennent les livres miniatures, il faut ouvrir plusieurs portes. »

« Dans une œuvre d’art, la recherche et la création se mettent au service d’une forme. Ce travail se fait par tâtonnement, accident, pressentiment, éveil. Je ne sais pas ce que je vais découvrir, mais j’ai la certitude que je dois entamer ce parcours, qu’il est à l’origine de mon écriture… Tous mes projets d’écriture se lient à une période préparatoire, où j’ai cette impression d’écrire dans la marge des livres, en périphérie… À présent, de plus en plus, je me retire dans un poème de peu de mots. Telle une pierre que l’on aime, un espace de méditation. Recueillir ces états de veille me garde lucide. »

« Les poètes sont les vigiles du monde, ils en explorent les surfaces. Pas étonnant que toute personne qui écrit soit sujette à l’insomnie, car cette hypervigilance la tient aussi aux aguets lorsqu’elle observe son écriture… L’expérience d’être soi a commencé là, elle a jailli dans les marges des barreaux, des livres et des cahiers. Un ruisseau coule en moi, je l’entends. Depuis si longtemps j’écris dans ma tête et je donne forme à ce lien avec l’invisible. Je vis dans cet éveil, cet élan de créer. "Une eau vive", disait ma mère, comme si elle entendait ce ruisseau… L’écriture d’un poème me permet d’accueillir mes incertitudes. Elle met en œuvre mon imaginaire, ma plasticité à valoriser le langage. La manière de décrire un paysage parle aussi de l’état que je traverse ou d’un mouvement de la démarche. »

« Le rêve me dit d’élaguer ce qui ne convient pas, de regarder autrement les événements du passé. »

« Marie Uguay fut la première de mon cercle rapproché à diffuser sa poésie. Elle a contribué à concrétiser mon désir. Je me souviens de l’ébranlement, de la joie ressentie quand elle m’a appris la parution de son premier recueil. Ce faisceau lumineux allait éclairer ma vie quatre ans plus tard et le rêve d’un seul livre deviendrait une œuvre discrète, les réponses silencieuses, l’obscurité de la nuit, le scintillement de la neige. »

« La lecture est nul doute l’expérience par laquelle j’approche au plus près de moi-même, de cette intensité choisie, concentrée, qui afflue dans tout mon être. Traversée par elle, je me sens vivre… En poésie, un vers se présente comme le prêt-à-porter de la citation. Il vient vers nous. Sorti de la trame du poème, il se révèle autrement. Il m’arrive de ne pas reconnaître mes propres textes quand ils sont cités. »

« Je dois retourner dans le passé pour écrire aujourd’hui. Là est ma véritable détresse. Je sais où elle irradie, vibre, tire mon bras. Je sais le vertige au bord de l’escalier. L’écho du vide. Le corps touché par la peur. Écrire pour la refuser… Adolescente, je sens que c’est par ma volonté, mes rêves, mon imaginaire et ma solitude que je m’accomplirai. Il n’y a pas d’autre issue. L’enfance m’y a préparée, elle a été mon premier exil. »

« Mon plus lointain souvenir. Aller à la fenêtre, regarder la pluie. Avant d’arriver au voilage des rideaux, contourner le divan, des piles de journaux à ne pas faire glisser, des plantes en pot à ne pas renverser. Enfin les fenêtres françaises à tirer. Je me pose à la vitre, m’émerveillant du fil des gouttes d’eau, de leurs croisements, de leur fusion. Je m’emplis de ces éclats, roulements, tintements sur tout ce que la pluie touche… Écrire m’a autorisée à être. À prendre soin de la blessure, à veiller. »

« Était-ce le néant, un ravin, l’abîme ou tout simplement une nouvelle forme sculptée ? Toujours cette sensation d’être au bord du vide quand je commence un manuscrit. L’ombre est celle du texte qui va s’élargissant, s’augmentant, ajoutant chaque jour des strates. »

« "Le génie poétique n’est pas le don verbal […]. C’est la divination des ruines secrètement attendues, afin que tant de choses figées se défassent, se perdent, communiquent." Georges Bataille! »

« Le rêve et la poésie me permettent de faire des sauts dans le temps, de rapporter des images, des perceptions de ces ombres mouvantes, de ces masques qui tombent. Oracles à la manière des cartes que l’on retourne et qui fabriquent la matière d’un récit. En littérature, on retourne les textes comme on travaille la terre, exposant à l’air la couche souterraine. Action qui provoque une agitation intérieure, un bouleversement, une déstabilisation. Ce léger ou profond tremblement active la quête de sens et dynamise l’écriture. Émerge cette idée de retour sur ce qui a été, de mise en lumière pour le réactualiser. Revenir à soi, à ses origines, refaire le chemin, une démarche qui creuse et regagne progressivement la poésie, la pensée, une esthétique de la matière des choses. Le retournement vécu. »

« Je vois le fragment comme une saisie instantanée, le surgissement d’une intensité, en accord avec le mouvement de la pensée. L’écriture du fragment me permet de peaufiner la forme et de rendre ces tableaux immobiles, concentrés en eux-mêmes, resserrés. » (88)

« À peine entrée dans la bibliothèque Saint-Sulpice, à Montréal, je fus saisie par la gravité, l’austérité et le silence des lieux. Comment oublier les vitraux, les tables et les fauteuils en chêne, les lampes vertes au-dessus des pages des livres? Quel jardin mystérieux. »

« En copiant ce rêve, je vois dans le mot grésillement la mine de plomb, les pages que j’emplis. Quelque chose meurt et me parle de mutation. À la porte du vivant, j’écris le mot lichen. »

« La principale tâche de l’essayiste consiste à faire des liens, même étonnants. Il est heureux que les mots lichen et lien arrivent dans cet essai d’abord ouvert sur la citation et le collage. En effet, me vient spontanément une image d’excroissances, de formes inusitées, qui s’accrochent les unes aux autres et grimpent sur les murs, les souches, les troncs, les roches… Les nuages, les lichens, la poésie ou les bois m’offrent un laboratoire de formes, de la calligraphie, des signatures, des signes… Lire la poésie, racler les feuilles, regarder le paysage, espérer : autant de moments où je ressens la puissance de ce présent silencieux. Dans cette expérience d’être soi, de respirer, de s’accorder à ce rythme. »

« Lire, écrire, méditer, contempler, actes d’intime connexion avec la pensée, la présence à soi. En chacun je reconnais une dynamique, une régénérescence, une intensification du vivant… La lecture et l’écriture stimulent le vide. Elles savent en tirer parti. Là existe le prochain manuscrit. Ce que nous appelons le vide possède une mémoire, une conscience, que l’écriture reconnaît. Le vide, cette matière psychique, travaille, elle recèle une plasticité fantastique greffée aux émotions, aux sensations, aux perceptions. Ce réservoir s’emplit et me donne de la joie. »

Pour illustrer l’ensemble de sa démarche, Louis Warren propose une brève deuxième partie, une suite d’aphorismes exprimant des émotions fulgurantes pouvant trouver une éventuelle utilité dans des projets à venir. Elle éteint ainsi la lumière de son laboratoire intérieur qu’elle nous a fait visiter. Je vous invite à faire de même et de découvrir l’originalité de cet essai.