mercredi 16 octobre 2024

Yara El-Ghadban

La danse des flamants roses

Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Roman », 2024, 280 p., 29,95 $.

Équilibre entre dystopie et utopie?

Un récent documentaire portant sur la désertification de territoires agricoles du Maroc, notamment les difficultés sinon l’impossibilité qu’ont les oasis de fournir l’eau nécessaire à la culture et à l’élevage, m’a fait voir en images et par des témoignages – agriculteurs, éleveurs et scientifiques – un peu de ce que Yara El-Ghadban raconte dans La danse des flamants roses, une fable contemporaine où la conscience sociale est plus aigüe que toute morale inspirée de quelque religion que ce soit.

Pour reprendre un terme à la mode en littérature comme en politique, nous sommes dans la remembrance d’une terrible dystopie où la population de la vallée de la Mort a été évincée de son territoire ancestral par Dame Nature, sur la rive de la mer Morte. L’assèchement de celle-ci que personne ne pouvait croire possible s’est bel et bien produit avec une telle rapidité que tous furent déconcertés.

L’écrivaine imagine ce drame à travers des personnages archétypaux, jamais caricaturaux, dont la majorité est composée d’adultes ayant connu cette désertification, il y a une vingtaine d’années au moment du récit. La catastrophe environnementale est survenue lorsque le sel de mer a fait figure de sable fin, du genre qu’on imagine responsable de tempêtes dévastatrices pires que ce que la neige de certains hivers peut nous faire craindre. D’autant plus que le sel est une ressource d’une telle importance que l’on ne peut s’en passer malgré les dangers qui lui sont associés.

Sans faire la généalogie de ces personnages et de leur famille, considérons-les un après l’autre pour mettre en perspective les liens qui les unissent au-delà du malheur qui les a frappés. Il y a d’abord Maïmoun, rabbin israélien, conjoint d’Aman, botaniste palestinienne; ils sont les parents d’Alef, le premier né du clan – celles et ceux qui ont fui la désertification subite – qui est le narrateur de la majeure partie du roman. Cette famille exerce un certain leadership sur la communauté des rescapés, ne serait-ce que par le fait que Maïmoun écrit le "Livre des vivants", un recueil des éphémérides au quotidien qui lui donne un certain ascendant sur le groupe et une certaine sagesse lui permettant de rappeler qu’il vaut mieux créer une société nouvelle capable d’éviter les écueils de celle d’avant. C’est d’autant plus vrai que les enfants nés ces vingt dernières années n’ont pour toutes références culturelles que celles apparues depuis leur naissance.

Parmi les autres personnages influents de et sur la communauté, il y a Isaac, le trompettiste, conjoint de la sage-femme Zeinale; le couple a une fille, Anath. Cette dernière sculpte des blocs de sel et fait preuve d’une liberté de penser et d’agir qui en dérange plusieurs, surtout ceux qui ont connu l’avant-séisme ou qui ont été éduqués selon les règles d’alors. Anath est l’amoureuse d’Alef et elle portera leur enfant au grand dam de plusieurs.

Il y a également Hos, militaire et général; Hypatia, réfugiée de la ville, éducatrice et gardienne de la Cave aux lettres, une des cavernes habitées par la population des rescapés; Toz (alias Barthos), artisan de la beauté, esthéticien et pédicure. Enfin, il y a Ankabout, une araignée (femelle) qui fait figure d’autorité plénipotentiaire sur tout un chacun, selon la crainte ou le respect qu’elle leur inspire.

Il ne faut pas surtout pas oublier que celles et ceux nés après le cataclysme sont associés à un flamant, sorte d’ange protecteur depuis que ces échassiers ont secouru les rescapés du drame.

Chaque section de la trame raconte qui un événement, qui les répercussions du terrible incident, passé ou actuel (le passé fait toujours référence au temps d’avant la fuite provoquée par l’assèchement). Les premières pages racontent de façon minimaliste, imagée et séquentielle, l’époque où la population vivait harmonieusement avec la nature, l’exode et les difficultés auxquelles elle fut exposée.

Ne vous laissez pas intimider par la première séquence dont la narration évoque des personnages ou des moments forts de la migration obligée grâce à des images plus que par des descriptions qui, de toute façon, tenteraient d’exprimer l’indicible de la situation. Cette douzaine de pages mérite notre attention grâce à son discours poétique et aux images fulgurantes choisies par l’écrivaine pour donner la juste mesure des événements et des obligations auxquelles la population a été confrontée. Nous sommes en pleine allégorie, laquelle se transforme petit à petit en une métaphore filée, laquelle n’est autre que le fil conducteur du récit.

Il y a donc deux univers qui se distinguent, celui d’avant, celui d’après le grand dérangement. Comment cette microtribu a-t-elle dû se réincarner en mettant de côté le mode de vie ancien et en s’inventant une organisation sociale toute neuve, c’est-à-dire en choisissant parmi les lois et autres obligations que leur société d’origine s’était imposées au fil des ans. Toutes et tous ont dû faire preuve d’un esprit d’ouverture selon leurs habitudes et leurs croyances, d’une résilience exceptionnelle. L’exemple du couple formé de Maïmoun, rabbin israélien, et d’Amana, botaniste palestinienne, donne le ton à l’humanisme dont ils devront faire preuve s’ils veulent tisser serrer leur vie et celle d’une société nouvelle.

La philosophie du "nouveau monde", celui d’après la fin de l’autre monde quand les eaux, si faible que fut leur courant, arrosaient la mer Morte, peut se résumer ainsi : « Comprendre sans nommer sans posséder est une danse. Alors dansons dansons dansons la danse des flamants. Et personne ne danse mieux qu’Anath [l’amie d’Alef le narrateur]. J’ai toujours admiré sa capacité de se laisser emporter par le courant. Accepter les choses et les énigmes des choses. Rire danser créer déguster aimer sans attacher à chaque acte une interrogation. Vivre le mystère vivre la magie. Laisser les questions planer nuages dans le ciel. »

Les individus et les familles se sont installés dans des cavernes. Cela m’a rappelé « l’allégorie de la caverne exposée par Platon dans La République. Elle expose en termes imagés les conditions d’accession de l’humain à la connaissance du Bien, au sens métaphysique du terme, ainsi que la transmission de cette connaissance. » Plus prosaïquement, il leur faut trier parmi les us et coutumes celles à conserver et celles à reléguer à l’oubli. Ce faisant, le roman nous initie à des habitudes et des pratiques millénaires, parfois vitales, dont il faut mesurer la réelle importance. Ce qui allège le poids de la réflexion, surtout des échanges entre les différents personnages, ce sont les nombreuses références sociales et les diverses activités qu’évoque Yara El-Ghadban dans le processus de revitalisation de la société où faire du neuf avec du vieux n’est pas simple, mais possible.

Par exemple, on amène fréquemment les enfants à faire une « sarah », c’est-à-dire une promenade ou une excursion dans leur environnement natal jusqu’aux frontières du monde de l’enfance de leurs parents, représentées par une muraille dont il faut éviter le regard malveillant des gardiens.

Autre exemple plus révélateur encore, la langue. « Combien de langues les humains avaient-ils inventées? Combien en avaient-ils oublié? Il a fallu la fin du monde pour retrouver la première de toutes les langues, celle qui nous liait à la vie. Celle qui nous liait à tous les vivants de cette terre. Celle qui nous a ôté le nom des prédateurs. Celle qui nous a appris à attendre attendre que la vie nous nomme. »

L’agora se nomme ici « Arbre de vie », c’est là où se tiennent les palabres. « Chaque survivant devait faire son aveu, partager ses rêves et traumatismes, avouer tout ce qu’on avait fait ou n’avait pas fait lors de l’effondrement, exposer les cauchemars les regrets les pires secrets. Tout le monde devait écouter sans jugement sans rétribution. La seule condition était la vérité, la vérité afin de vivre parmi les autres. Sinon il devait tenter sa chance dehors, dans le trou noir qu’était devenu le monde extérieur. »

Enfin, retenons que la quasi-totalité de la narration est faite par Alef, fils de Maïmoun et d’Amana, premier à naître dans ce nouveau monde. Ce n’est pas un hasard qu’il en soit ainsi, car le personnage d’Alef représente bien l’effet de « tabula rasa », la virginité de la société nouvelle par-devers les us et coutumes d’autrefois. Alef joue parfois l’empêcheur de tourner en rond quand le ton monte entre les anciens, la génération de ses parents, et les nouveaux, celles et ceux des flamants roses.

Après vingt ans, l’inévitable question se pose : doivent-ils franchir le mur et retrouver leur ancien mode de vie maintenant qu’un bouclier kinesthésique semble protéger leurs anciens concitoyens? doivent-ils pour ce faire abandonner tout le travail qu’ils ont fait pendant ces années d’isolement? comment les enfants nés durant cette période vont-ils vouloir ou pouvoir vivre dans une société qui n’est pas la leur à proprement parler? Voilà autant de questions auxquelles toutes et tous devront répondre, tout comme les lectrices et lecteurs de La danse des flamants roses devant leur propre défi de bouleversements sociaux engendrés, entre autres, par les changements climatiques et la montée de divers extrémismes.

L’allégorie sociologique proposée par Yara El-Ghadban a une dimension universelle tirée d’un cataclysme climatique imaginaire survenu en mer Morte – laquelle est partagée entre Israël, la Cisjordanie et la Jordanie et réputée pour sa salinité extrêmement élevée – mais qui peut survenir ailleurs sur la planète. Puis, compte tenu du territoire où le récit se déroule, il n’est pas sans rappeler les conflits ethniques et religieux auxquels sont soumises les populations de cette région.

mercredi 9 octobre 2024

Lise Gauvin

Créer. Écouter. Portraits d’artistes et d’écrivain.es

Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Essai », 2024, 160 p., 29,95 $.

L’univers littéraire de Lise Gauvin

Cela peut sembler prétentieux de parler de l’univers d’une écrivaine à l’œuvre multiple, telle Lise Gauvin. Pourtant, ce n’est là que rendre compte de sa réalité, considérant tout ce que son travail embrasse. Ne pensons qu’à Des littératures de l’intranquillité (Karthala. 2023) où l’ensemble des littératures francophones, de ses artisanes et artisans, sont représentées.

Mme Gauvin nous revient avec Créer. Écouter. Portraits d’artistes et d’écrivain.es (Mémoire d’encrier, 2024). L’essayiste a organisé sa riche matière en deux sections : elle fait d’abord un survol de l’œuvre de la plupart des artistes et des écrivains étudiés ayant marqué leur époque; puis, elle donne à lire une part du verbatim des rencontres qu’elle a eu avec la majorité d’entre eux, tout en mettant en contexte le moment, le lieu ou le climat socioculturel de ces conversations.

À sa façon, « Lise Gauvin rend hommage aux artistes et écrivains exceptionnels qu'elle a côtoyés et qui l'ont marquée au cours de son parcours. Ses invités sont : Édouard Glissant, Jean-Paul Riopelle, Gaston Miron, Marie-Claire Blais, Assia Djebar, Anne Magnan, Anne Hébert, Joséphine Bacon. »

D’ailleurs, elle souligne qu’il « y a dans toute rencontre quelque chose d’imprévisible et de suspendu. Celles qui sont présentées dans cet ouvrage ont eu pour effet de me rendre sensible à cette pensée du tremblement que Glissant décrit comme étant l’emblème de notre modernité. Puisse cet archipel d’artistes et d’écrivains inspirer également les générations à venir. »

Situons brièvement ces gens? J.-P. Riopelle est le peintre plus grand que nature que l’on sait à qui Gauvin a consacré Chez Riopelle : visite d’atelier (l’Hexagone, 2002) dont la transcription est reprise ici. De plus, le tableau 29 de L’hommage à Rosa Luxembourg illustre la quatrième de couverture du présent livre.

La présentation de l’œuvre de Marie-Claire Blais, intitulée « L’amie prodigieuse », fait écho à Les lieux de Marie-Claire Blais (Nota bene, 2020), un ouvrage où sont réunis les diverses conversations que mesdames Blais et Gauvin ont eues à Montréal, Paris ou à Key West. La synthèse de l’ensemble de l’œuvre de la regrettée M.-C. Blais est remarquable du point de vue du chroniqueur que je suis, car ma première relation littéraire avec l’écrivaine ne fut pas un succès. Devoir enseigner Une saison dans la vie d’Emmanuel – pour des raisons administratives de l’école – n’était vraiment pas au niveau de la littéracie des élèves de 16 ou 17 ans, pas plus qu’au jeune prof de littérature que j’étais. La conséquence fut que je n’ai plus lu que quelques pages de Blais comme ce fut le cas de Réjean Ducharme pour d’autres raisons. Donc, l’analyse sommaire de l’œuvre et l’échange que propose ici Lise Gauvin m’ont « réconcilié » avec les livres de son « amie prodigieuse », au point où je me suis procuré Parcours d’un écrivain : notes américaines (Boréal compact, 2024) et entrepris sa lecture.

Édouard Glissant, « le visionnaire errant », est aussi un collègue et un ami de l’essayiste. Elle semble connaître l’ensemble des théories littéraires – concept concepts d’« antillanité », de « Tout-monde » et de « Relation » – que l’écrivain martiniquais a développées, mises en valeur et défendues tout au long de sa vie. Il est aussi le créateur du prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde, en 1989 et les rédacteurs de la revue Carbet, prix qui récompense annuellement une œuvre témoin des imaginaires et des identités en résonance. Lise Gauvin a été « recrutée en 1991 par des membres du comité de rédaction de la revue Carbet ».

Assia Djebar est une femme de lettres algérienne d’expression française dont le parcours et la carrière sont remarquables à tous points de vue, d’autant qu’ils ont été reconnus par l’Académie française dont elle fut sociétaire de juin 2005 à février 2015, au moment de son décès. « L’oralité des femmes est une oralité cahotée, comme suspendue dans un souffle entre eux silences immémoriaux. Assia Djebar a toujours été l’écouteuse, celle qui entend les voix jusque-là inaudibles pour les faire advenir au statut de parole écrite, et par là même transmise aux générations avenir… Dans la vie comme dans ses romans, Djebar était cette écouteuse toujours disponible pour participer à une rencontre afin des= discuter d’écriture et de littérature. » C’est dans le cadre de certains de ces forums que Mme Gauvin a rencontré l’Académicienne avec laquelle elle s’est ensuite entretenue. Un de leurs échanges, paru en 1996 sous le titre « Territoires des langues », est ici repris in extenso avec une intéressante mise en contexte.

Revenons au Québec, sans trop nous éloigner de la France, car parler de Gaston Miron c’est aussi parler de la mission que « l’homme rapaillé », « Miron le magnifique » s’est donné de promouvoir la littérature québécoise, devenue littérature nationale dans son discours. Le peu que je connaisse de Gauvin et de Miron me permet d’imaginer le conflit organisationnel qui pouvait parfois surgir, l’une étant hyper structuré, l’autre, un peu brouillon. J’entends leur voix discutant des choix d’écrivaines et d’écrivains devant se retrouver dans les pages d’Écrivains contemporains du Québec. Anthologie dont l’édition revue et mise à jour parut à l’Hexagone / Typo peu après le décès de Miron. Mme Gauvin n’a rien changé de leur révision, sinon d’ajouter le nom et quelques poèmes de son regretté collègue. On retrouve dans Créer. Écouter. Portraits d’artistes et d’écrivain.es l’admiration réciproque des deux littéraires et un exemple des joutes verbales qu’on peut imaginer lors de leurs discussions, la différence des personnalités et l’intelligence de chacun sont en soi des pages de littérature raisonnée.

« Joséphine Bacon est la poète autochtone la plus populaire et la plus connue au Québec aujourd’hui. Innu de Pessamit, elle est cinéaste, traductrice, interprète et parolière. Depuis son premier recueil, Bâton rouge / Tshissinuatshitakana (2009), publié en français et en innu-aimun, elle a ouvert la voie à ce type d’édition bilingue de plus en plus répandu. Par ses nombreux prix littéraires, elle a contribué à la valorisation des figures d’écrivain.e et de poète à l’intérieur des communautés autochtones. » (Maurizio Gatti, Littératures autochtones francophones du Québec, Montréal, Bq, 2024, p. 157)

Lise Gauvin intitule, avec justesse, son bref tour d’horizon de l’œuvre de Joséphine Bacon « La rapailleuse » et l’entretien, la « survivante d’un récit qu’on ne raconte pas ». L’essayiste raconte : « Je n’ai rencontré Joséphine Bacon qu'à quelques reprises mais chaque fois j’ai été éblouie par la justesse de ses propos, la qualité de sa présence et ce calme philosophe qui la distingue et qui émane d’elle malgré une démarche cahotante. Ne nous trompons pas, la tranquillité n’est qu’apparence. Joséphine Bacon a reçu un des héritages les plus lourds à porter, celui de la culture amérindienne, qu’elle préfère nommer "indienne", une culture dont on commence à peine à soupçonner l’ampleur. C’est à cet héritage qu’elle a consacré sa vie et qu’elle s’évertue à transmettre. »

Deux femmes complètent cette généalogie littéraire, l’écrivaine Anne Hébert et la mystérieuse Anne Magnan.

Est-il encore nécessaire de faire le bilan de l’œuvre pluriforme de la grande Anne Hébert? C’est possible, je vous suggère alors de lire l’article que lui consacre le dictionnaire collaboratif Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_Hébert), cela devrait vous inciter à lire l’un ou l’autre de ses livres, poèmes ou romans. Mieux, l’intégrale de son œuvre, parue aux Presses de l’Université de Montréal, sous la direction de Nathalie Watteyne, fondatrice du Centre Anne Hébert de l’Université de Sherbrooke.

La rencontre de l’essayiste et de l’écrivaine est chaleureuse; leur conversation reflète à mon avis l’image douce et mystérieuse que Mme Hébert a entretenue, tout en donnant au lecteur une occasion de plus d’apprécier aussi bien l’œuvre que l’autrice.

Je termine ce tour d’horizon avec ce curieux personnage que Mme Gauvin a choisi de présenter : Anne Magnan. « J’ai rencontré Anne par hasard, un jour qu’on m’avait invitée à participer à une émission de radio à propos de la francophonie d’Amérique. On m’avait alors offert en prime le nom d’une aïeule, Anne Magnan. Elle m’a tout de suite émue. Ses quinze ans. Son origine parisienne. Sa traversée. Son destin. Tout cela si lointain et si proche à la fois. Je désirai la connaître. Mettre mes pas dans les siens. D’elle je savais peu de choses. Tout au plus son nom, son âge, son arrivée en 1165 et son statut de "Fille du roi". Ce qu’on a dit et médit à propos de ces femmes m’intriguait. »

Les onze pages que l’essayiste consacre à la jeune femme sont à la fois historiquement factuelles et le fruit de son talent d’écrivaine. Ces pages sont parmi celles que j’ai préférées, car elles sont l’occasion de rappeler l’importance historique des "Fille du roi" dont a trop longtemps terni la réputation, ce que des historiens contemporains ont rétablie dont Yves Landry, Johannais d’origine, entre autres dans son livre Les Filles du roi au XVIIe siècle (Bibliothèque québécoise, 2013).

Retenons ceci : « Comme les Filles du roi étaient majoritairement "francisantes", leur présence contribua à l’unification de la langue qui se produisait en Nouvelle-France beaucoup plus tôt que dans la métropole où les patois étaient toujours prédominants… Il est en effet attesté que l’unification du français s’est opérée en Nouvelle-France bien avant son institution comme langue commune en France, ainsi que le démontre l’enquête effectuée par l’abbé Grégoire au XVIIIe siècle qui conclut dans son rapport, en 1794, que sur vingt-huit millions d’habitants, douze millions ne connaissent pas le français et trois millions seulement le parlent correctement. »

En conclusion, je suis d’avis que l’essayiste Gauvin fait, avec ce nième livre, une œuvre pédagogique tant par l’intelligence de ses analyses des créations artistiques de ces remarquables écrivains.es, que par les échanges qu’elle a eus avec eux, dont le verbatim nous fait entrer dans leur intimité littéraire. « Qu’y a-t-il de commun entre ces êtres qui ont ainsi suscité mon admiration? Précisément cela, leur capacité d’admirer, leur qualité d’écoute, leur façon de favoriser autour d’eux une atmosphère propice à la création et la générosité de leur accueil. »

mercredi 2 octobre 2024

Dominique Fortier

La part de l’océan

Québec, Alto, 2024, 328 p., 27,95 $ (papier); 16,99 $ (numérique).

Lecture-fiction version Dominique Fortier

Soyez bienvenus au domaine champêtre d’Herman Melville! L’écrivaine et traductrice Dominique Fortier nous y convie dans les pages de La part de l’océan, son nouvel opus. Après Emily Dickinson, la poétesse dont l’œuvre a vu le jour au lendemain de son décès, ou peut-être un peu plus tard voire jamais n’eut été des siens, voilà que la romancière se lie à un autre monument de la littérature états-unienne, sinon universelle.

Si vous doutez de cette affirmation, consultez les pages que Wikipédia consacre à Melville. De façon plus pragmatique, rappelez-vous la trilogie que Victor-Lévy Beaulieu lui a consacrée intitulée Monsieur Melville (lecture-fiction) qui a connu trois éditions distinctes dont une en France, chez Flammarion.

Évidemment la plume de Fortier et celle de Beaulieu sont fort distinctes. Chacun d’eux, au moment de s’approprier l’univers de Melville écrivant Moby Dick et fréquentant Nathaniel Hawthorne, est à pérenniser sa propre littérarité, son style dont l’originalité permet au lecteur de reconnaître d’emblée la signature littéraire d’elle et lui.

Il n’en demeure pas moins que ces deux écrivains partagent un semblable univers – un fragment de la vie de Melville qui s’émeut de la présence de Hawthorne à proximité et de leur « Fraternelle mélancolie » (Arla, 2018), comme l’écrit Stéphane Lambert.

Concentrons-nous sur La part de l’océan. Dominique Fortier est une écrivaine « bonne élève » qui sait respecter les règles qui régissent l’écriture d’une fiction narrative tout en les faisant siennes. Par exemple, elle organise la trame de son roman selon le cadre historique, c’est-à-dire l’époque où Herman Melville écrit Moby Dick en craignant que son roman ne soit pas à la hauteur de son dédicataire, Hawthorne.

Pour mettre en perspective les aléas entourant l’écriture du roman de Melville, Dominique Fortier s’invente un alter ego à qui elle raconte le livre qu’elle-même est en train d’écrire et que nous avons en main maintenant, comme s’il s’agissait d’une histoire dans une histoire, une mise en abyme d’un univers à un autre. Pour que cet aspect du roman ait une certaine profondeur narrative, elle dialogue avec son ami Simon sur le processus de la création littéraire, les hauts et les bas de cette activité, surtout le si important poids des mots. « Nous avons le même rapport à l’étymologie. Il nous faut sans cesse aller vérifier ce que les mots recouvrent, ce qu’ils recèlent, les trésors qu’ils cachent à la vue, les déplier pour en faire apparaître tous ces autres sens dont les ont dépouillés les siècles mais dont ils gardent la trace comme la pierre garde l’empreinte d’un coquillage des millénaires après que la mer s’est retirée. Ces sens comme autant de fossiles, le passage d’océans oubliés. »

Puisqu’il est ici question de la littérarité de Fortier, je me permets de souligner ce que j’appelle son côté proustien. Une phrase-paragraphe parmi d’autres illustre cette affirmation : « Chaque fois qu’arrive l’automne, les foins et les épis secs, les feuilles flambant dans les arbres, la lumière dorée, et sur tout cela l’odeur des feux qu’allument les lointains voisins, chaque fois que montent vers les nuages ces minces filets de fumée, sinueux et légers comme de l’eau, Melville se retrouve au pays de son enfance. »

L’histoire racontée par l’autrice de Les ombres blanches débute « aux premières heures de l’aube, le 8 août 1850 » alors que Melville va écrire « pendant quatre jours… un long texte qui commence par trois mensonges et renferme plus de vérité qu’il n’en a jamais dit dans ses livres ou dans sa vie ». « Dès ces premières phrases, il invente le décor et lui-même. Il se rêve différent, écrivant, car il ne connaît pas d’autre moyen de répondre à la fiction que par la fiction. Mentir est son seul moyen de dire vrai. »

J’écris Melville, mais il est plus juste de dire « le » Melville imaginé par Dominique Fortier, comme il en est d’autres personnages qui évoluent dans le même espace historique dont Elizabeth Shaw, l’épouse de Melville qu’il prénomme Lizzie. Le rôle de cette dernière est, entre autres, de transcrire lisiblement les pages que son écrivain de mari produit d’un jour à l’autre. Elizabeth n’est pas que copiste, car elle intervient, parfois directement, dans l’écriture de son époux que l’urgence de dire rend brouillon. Malgré tout, Lizzie est surtout considérée comme la bonne à tout faire pour la maisonnée qui a peu ou pas de reconnaissance à son égard. Ne se plaignant jamais, elle espère secrètement que quelqu’un aura enfin un peu de gratitude à son égard.

C’est à travers les treize séquences dont elle est la narratrice – séquences dont le texte est en italique et sans ponctuation, mais remarquablement scandé ou rythmée grâce au ton de son discours – que nous partageons le quotidien des Melville et les visites de la famille Hawthorne composée de Sophia (Peabody) et de leurs trois enfants, dont Una une fillette pour le moins perspicace.

Je soulignais que Dominique Fortier est à nouveau passé de l’autre côté du miroir de la fiction en intégrant à la trame ses échanges avec son ami Simon. À mon avis, il s’agit là de la genèse même de La part de l’océan qui est mise en parallèle avec celle de Moby Dick. À cela s’ajoutent les doutes qu’elle et son ami ressentent lorsqu’ils élaborent un projet d’écriture. Malgré cela, ce « récit, cette rencontre authentique, c’est le début d’un roman, un "vrai" roman comme je m’étais promis que j’allais en faire un cette fois, avec des personnages, une intrigue, une progression dramatique, une histoire qui ne serait pas la mienne et qui se suffirait à elle-même. »

Une fois l’ébauche terminée arrive le montage comme le faisait son « ami cinéaste »; elle va y parvenir en écrivant à Simon. « "Je crois que je n’aurai pas d’autre choix que de me mettre au milieu de ce roman, mais si je le fais, je t’emmène avec moi"… »

Le corps de la trame, c’est bien sûr Melleville travaillant son Moby Dick et les passages à vide qu’il rencontre, malgré son urgent besoin d’argent pour assurer ses obligations personnelles et familiales. Or, un autre obstacle de taille se dresse devant lui : son admiration sans bornes pour l’œuvre de Nathaniel Hawthorne. C’est d’ailleurs pourquoi il envoie une recension dithyrambique du dernier livre de celui-ci à The literary World, sans signer son texte. Dès la parution de l’article, Melville ose frapper à la porte des Hawthorne où il constate que son papier a été bien reçu, au point où Sophia considère que l’auteur anonyme est un des rares critiques à avoir compris une œuvre de son mari.

Cette reconnaissance insuffle une énergie nouvelle à Melville, si bien que : « Le romancier cet automne-là de lance chaque matin dans son manuscrit comme on se jette à la mer, yeux fermés, en retenant son souffle. Il écrit au fil de la plume sans s’arrêter, une longue coulée qui jaillit de la pointe dorée pour aller danser en vagues sur le papier. » Puis, le « romancier navigue parmi les bélugas blancs comme du lard; les cachalots dont la grosse tête renferme une épaisse substance laiteuse, le spermaceti; les grands requins aux yeux éteints. »

Hélas, La part de l’océan nous l’apprend, son imagination connaît de plus en plus de ratés dès qu’il pense aux qualités littéraires des livres de Hawthorne, à qui il dédie d’ailleurs Moby Dick. Cette admiration tourne à l’obsession dans laquelle Melville s’enferme. Par exemple, il va à la poste tous les jours – une, deux ou même trois fois – pour voir si Hawthorne ne lui a pas envoyé un pli en réponse aux nombreuses lettres qu’il lui a adressées. Cela sans parler des visites impromptues qu’il lui fait, parfois au grand dam de Sophia H. qui finit par être exaspérée.

Dominique Fortier imagine littéralement la lourdeur de la passion dévorante, sinon débilitante, de Melville à l’endroit de Hawthorne. On dirait qu’il y a là cette balance qui représente l’idéal de la justice : dans un plateau, un livre qui s’écrit à pas de tortue; dans l’autre, une passion qui submerge toute autre activité. La romancière pousse littéralement Melville dans les cordages de ce combat existentiel qui le rapproche physiquement de son idole. « Moby Dick, c’est l’histoire d’un amour qui n’a pas su commencer, et d’un livre qui refusait de finir. Une année et demie, ce n’est pas suffisant pour faire un roman. Il aurait fallu d’autres juillets. »

Comme si cela ne suffisait pas pour imaginer le poids de cette scène, banale en soi, la romancière imagine une liaison furtive entre l’épouse de Melville et Hawthorne, comme si Lizzie transcrivait avec grâce la maladresse de son mari. On le sait, ce n’est pas la première fois que Dominique Fortier s’approprie une histoire avérée et en fasse le tissu original de sa propre fiction tout en y insérant, vingt fois ici, le fil de sa propre histoire, aussi imaginée que personnelle, en discussion avec Simon. Est-il nécessaire de distinguer la part du vrai et du mensonge imaginé? Réponse simple : non. Réponse longue : cela peut confondre le lecteur qui observe les activités publiques de l’autrice, notamment sur les médias sociaux.

Il n’en demeure pas moins que Melville « écrit une histoire de cachalot parce qu’il n’existe rien de plus grand qui vive sur terre ou dans l’eau. S’il le pouvait, il choisirait l’océan pour un personnage (il l’a presque fait), la tempête qui le ravage, la nuit qui s’abat sur lui, le merveilleux bestiaire des constellations peuplant le ciel. (Il l’a presque fait). // Écrire, c’est un autre mot pour aimer. »

« Qu’est-ce donc, après pareil exploit d’imaginer un vaisseau, son équipage, sa grande proie blanche et l’océan sur lequel il navigue? Peut-être pas un jeu d’enfant, mais enfin, la véritable invention, périlleuse, semée d’écueils, n’est-elle pas celle par laquelle il aurait créé presque de toutes pièces le lecteur qu’il lui fallait pour pouvoir écrite son roman? »

La conclusion la plus juste de La part de l’océan me semble aussi celle que tout lecteur, ou lectrice devrait avoir et que Dominique Fortier propose : « Un livre nous appartient quand on a la certitude, en le lisant, d’écrire la moitié qui manque ou, plus justement, quand il vient non pas à combler mais construire cette part en nous qui toujours reste manquante – rêve, ombre, désir. Un livre nous est destiné quand il nous apprend à écrire notre nom. »

Bref, un livre n’est initialement rien en soi qu’un assemblage de feuilles imprimées. Il ne devient une ode, un récit, une étude et je ne sais quoi d’autre que lorsque nous nous l’approprions. De là à dire qu’il n’y a pas de mauvais livre, mais plutôt de mauvais lecteurs, il n’y a qu’un pas, ce à quoi j’adhère en ajoutant qu’il y a aussi un temps pour chaque livre. Question d’âge, d’atmosphère, de quotidien et de mille autres facteurs qui influence immanquablement toute lecture.