mercredi 30 avril 2025

Jules Richard

Paul-Émile Borduas : tableaux d’une vie

Montréal, Somme toute, 2025, 84 p., 19,95 $.

Pour en finir avec Refus global

Bien que je considère le pamphlet Refus global d’août 1948 comme une œuvre phare de la révolution artistique québécoise, préalable à la Révolution tranquille, j’ai peine à lui accorder autant d’influence qu’on lui octroie en dehors du réseau des intellectuels de l’époque. La grève de l’amiante, dite la grève d’Asbestos, en février 1949, a eu une importance aussi, sinon plus déterminante pour la population en général, notamment pour les gagnepetits et les catholiques. Le fait est que Mgr Charbonneau, ayant appuyé les grévistes, a été pointé du doigt par Duplessis jusqu’à Rome et que l’Église le forçat à démissionner de l’archevêché de Montréal et l’envoya en Colombie-Britannique.

Que dire de l’émeute au Forum de Montréal de 1955 lorsque Maurice Richard fut suspendu? Ou de la remarquable dramaturgie de la regrettée Denise Boucher, Les fées ont soif, présentées au TNM en 1978?

On a beaucoup parlé de Refus global, surtout au tour de Jean-Paul Riopelle, au cours des dernières années. A-t-on oublié que la paternité du manifeste est attribuée au professeur et peintre Paul-Émile Borduas? J’ai fait référence à cet artiste de Saint-Hilaire à l’occasion de la recension de Madeleine et moi (Leméac, 2024), un récit dans lequel Marc Séguin, lui-même peintre et plasticien multidisciplinaires, nous entraîne sur la piste de toiles et des décors d’églises d’Ozias Leduc (1864-1955). Or, Borduas fut un élève et un compagnon de Leduc dans la réalisation de certains projets de tels décors.

Profitant de la parution de Paul-Émile Borduas : tableaux d’une vie, une monographie atypique de Jules Richard, j’ai voulu mieux connaître ce grand artiste dont on réduit le talent et l’importance dans l’histoire de l’art québécois au seul pamphlet.

En préparation de la recension de cet ouvrage, j’ai revisité Écrits I (PUM, collection « BNM », 1987), une édition critique d’André-G. Bourassa, Jean Fisette et Gilles Lapointe. On y trouve plus d’une trentaine de textes variés, certains portant sur la pratique de l’art et les nouveaux mouvements. « La carrière du peintre Paul-Émile Borduas a été constamment ponctuée par l’écriture : traités et conférences, manifestes et apologie, propos en direct et en différé. Les textes (souvent inédits) qui sont réunis sous le titre d’Écrits I vont d’une "défense" de la perspective au rejet de la ligne d’horizon, de l’"illustration" de l’art décoratif et de l’artisanat à l’automatisme et à l’expressionnisme abstrait, de la théorie de la transformation continuelle de l’art et de la vie jusqu’à celle de la rupture totale. Ce sont en quelque sorte les temps forts de l’accession du Québec à la modernité qui sont reproduits — et parfois produits — par l’œuvre de Borduas. »

J’en viens au modeste ouvrage de Jules Richard qui a des particularités littéraires originales, notamment que l’auteur a préféré intituler « tableau » chacun des trente courts chapitres auquel il ajoute un sous-titre évoquant l’atmosphère de l’époque de la vie de Borduas dans lequel se déroule l’événement ou dans quel état d’esprit était l’artiste. Si l’ordre chronologique est suivi, certains rappels du passé sont nécessaires pour être le plus près possible de la pensée du peintre de Saint-Hilaire.

Paul-Émile Borduas : tableaux d’une vie n’est peut-être pas le grand essai biographique racontant Borduas, mais il permet de connaître celui qui fut le maître, au sens scolaire et d’autorité, d’une génération, les signataires de Refus global, mais aussi au-delà de ces femmes et de ces hommes qui prirent le document qu’ils endossèrent au pied de la lettre, leur famille en payant le lourd tribut.

« Ironiquement, Borduas mourra à Paris en février 1960, juste au moment où le Québec allait enfin sortir de sa noirceur. C’est comme si le manifeste des Automatistes de 1948 avait enfin porté ses fruits. Mais ce serait injuste et inexact de réduire Borduas à ce cri de révolte, même s’il aura payé très cher cette audace, dans un Québec obscurantiste régi par le clergé et la morale des bien-pensants.

Né au début du XXe, dans une famille catholique, et formé à l’art religieux par Ozias Leduc, il n’aura cessé de chercher, de se réinventer, de briser les codes, d’épurer sa démarche. Ce parcours le conduira vers l’abstraction. Véritable chef de file de l’automatisme au Québec, il aura servi d’inspiration à toute une génération de peintres: Riopelle, Mousseau, Ferron, Barbeau, Arbour, Sullivan, pour ne nommer que ceux-là. »

Borduas pouvait-il imaginer que les élèves à qui il avait insufflé un esprit contestataire, voire révolutionnaire, allaient appliquer la règle du « tout refuser » à leur vie personnelle et familiale? Il n’avait sûrement pas pu se figurer les « enfants du Refus global » dont la triste histoire fut racontée par la cinéaste Manon Barbeau; elle a trois ans et son frère François un an quand leurs parents, Suzanne Meloche et Manon Barbeau, les abandonnent.

Paul-Émile Borduas, fort de ses convictions, ne pouvait entrevoir que certains de ses élèves allaient connaître un succès retentissant et en venir l’abandonner à son triste sort, lui qui allait mourir seul et miséreux à Paris?

« La vie de Borduas fut parsemée d’embûches. Forcé de quitter le Québec au début des années 50, il ne trouvera son eldorado ni à New York ni à Paris. Paris, qu’il avait tant magnifiée, sera pour lui une amère déception tant personnelle que professionnelle. Personnage complexe, Borduas aura toujours été tiraillé entre sa vie de famille, brisée à la suite du manifeste, et sa vie d’artiste.

Voici donc un portrait de Borduas en 30 tableaux où s’entremêlent la vie et l’œuvre de cet artiste visionnaire. C’est un portrait forcément incomplet, parfois même un peu fantasmé.»

mercredi 23 avril 2025

Pauline Vincent

La femme de Montréal

Lévis, Alire, coll. « Romans », 2024, 324 p., 27,95 $.

Quand politique et religion manigancent

Il y eut, en 2017, la parution de La femme de Berlin, une nouvelle version d’un roman de Pauline Vincent qui raconte l’histoire d’une Saguenéenne, mère d’une jeune fille, qui épouse un noble allemand avec qui elle a un fils. La montée du nazisme étant, le comte envoie son épouse et sa fille en Amérique. On imagine la turbulence des émotions qui s’en suivit.

L’autrice nous revient avec La femme de Montréal. Se déroulant en 1934-1935, la trame du roman nous entraîne dans les méandres de l’Ordre de la Patrie, un organisme catholique ultranationaliste calqué sur l’Ordre de Jacques-Cartier, aussi appelé « la Patente » (voir note en bas de page). Cette dernière, une société secrète fondée en 1926, avait pour devise « Pour Dieu et pour la Patrie » et « Honneur et Loyauté » pour chant patriotique.

La Montréalaise se nomme Claude Dufresne. Elle est la fille de Jacques Dufresne, président des assurances Ville-Marie et membre de la haute bourgeoisie métropolitaine. Claude a maille à partir avec son père, qui lui a toujours laissé l’impression qu’il aurait préféré avoir eu un fils. Claude « appartenait à cette race de jeunes femmes fortes et intrépides déterminées à s’imposer dans un monde d’hommes par tous les moyens. »

Ses études lui permettent d’être autre qu’une femme au foyer, sans pour autant lui assurer un emploi à sa mesure. Elle est parvenue à se faire engager par le journal "La Laurentie" grâce à un subterfuge osé : elle s’est donné une nouvelle identité, celle de Claude Dumesne, un jeune homme installé dans un modeste appartement du Carré Saint-Louis.

À cette époque, des informations circulent autour de l’Ordre de la Patrie. Les membres de cet organisme sont uniquement des hommes triés sur le volet, ses règles sont très strictes, parfois à la limite de la légalité. Le jeune journaliste Dumesne, à l’apparence transformée, s’est mis en tête de se faire admettre dans l’Ordre pour constituer un solide dossier sur cette organisation. La qualité de ses articles attire l’attention, si bien que Robert "Bob" Cousineau, un collègue, est chargé de l’inviter à une réunion « d’une association de patriotes qui a à cœur l’avenir des Canadiens français. »

La rencontre se tient dans le sous-sol d’une église. Parmi les autres « invités », elle reconnaît des collègues, des personnes du milieu des affaires, des professionnels et des politiques. Le temps venu, on leur remet une cagoule qu’on leur demande de porter. Le protocole consiste en un engagement formel de ne jamais divulguer leur appartenance à l’Ordre, ni les codes leur permettant de se reconnaître entre eux, pas plus que les missions qui pouvaient leur être confiées.

Lors de l’événement, un signal d’alarme retentit et la soirée tourne au drame lorsqu’un cri monte : « Kill the frogs! Kill the pea soup! Kill the frogs! Kill the pea soup! » Dans le brouhaha, le « grand commandeur se jeta sur Claude, la projetant au sol. » Je note que la romancière utilise toujours le féminin, qu’il soit question de Claude Dufresne ou de Claude Dumesne.

Cette dernière est entrée au journal en même temps qu’Alexandre Ouellet, tous deux venant d’un milieu fort différent. « Éduquée dans les meilleures écoles de France et de Suisse, tiraillée entre son héritage français et irlandais, [Claude] avait dû à l’âge de l’émancipation faire des choix. Très disciplinée, elle avait élaboré un plan à courte échéance qui se résumait ainsi : quitter la maison en bons termes avec ses parents, s’installer dans un appartement, être engagé à "La Laurentie", le journal le plus lu du Québec, et vivre dans l’anonymat, sans profiter des avantages que son nom de famille lui procurait. » Quant à Alexandre, « c’était le beau garçon et l’intellectuel de Rivière-Ouelle, dans le Bas-Saint-Laurent. Les Ouellet formaient un clan traditionnel avec leurs quatorze enfants aux personnalités trempées dans l’acier. »

Deux autres personnages retiennent rapidement notre attention : Maître Rosaire Favreau et Philippe Lavergne, son fidèle employé. « Homme torturé, ambivalent, souvent machiavélique, Rosaire Favreau était d’abord et avant tout un intellectuel intransigeant. Un vendeur d’idée qui savait les propulser au rang de missions… En fin connaisseur de la nature humaine, il jonglait comme un prestidigitateur avec les faiblesses et la vulnérabilité de son entourage. »

Son voyage à Rome, au début du roman, est une mission diplomatique. Il y est comme ambassadeur de l’Ordre afin de rencontrer le père Lecomte, « un dominicain correspondant officiel de l’Ordre du Saint-Siège », afin de resserrer les liens avec les hautes instances de l’Église catholique. L’avocat doit également retrouver un ami de longue date, l’italien Emilio Baldi, un proche de Mussolini, chef du parti fasciste, qu’il doit lui faire rencontrer. Les choses ne tournent pas comme prévu, la somme que Baldi exigeait n’était pas complète, car Favreau a puisé dans les coffres de l’Ordre et détourné un certain montant pour son propre usage.

Du côté de Philippe Lavergne, quelque chose chez lui dérange Claude. Or, Alexandre Ouellet, son collège, fréquente à l’occasion Marguerite Lavergne, la sœur de Philippe. Les deux journalistes sont ainsi invités à dîner chez les Lavergne. Au cours du repas, la conversation porte sur les articles d’Alexandre sur Me Favreau. Claude ne partage pas l’enthousiasme de son collègue et elle n’hésite pas à donner son avis. Philippe prend la défense de son patron, le ton monte surtout lorsque l’intention de l’avocat de prendre le pouvoir au gouvernement du Québec est évoquée. Pour Claude, le portrait de Favreau est trop parfait, car on oublie ses propos antisémites et son admiration du Duce.

Surgit Émile Gauthier, un jeune prêtre membre de l’Ordre. Il visite Loulou Labranche, une amie de longue date, à qui il demande depuis longtemps d’être son bourreau en lui assénant des coups de cravache pour racheter le mal qui le hante : son homosexualité. La jeune femme refuse cette fois. Était-ce ce pour quoi Gauthier se pend dans le sous-sol de l’église Saint-Louis-de-France ou à cause d’une lettre et des photos sur lesquelles « les flagellations sont prises sous plusieurs angles et, surtout, des clichés de fornication avec Philippe Lavergne et d’autres membres de l’Ordre »? C’est là un des nombreux cailloux que Pauline Vincent essaime tout au long du roman en marge de l’intrigue principale et qui auront leur utilité le moment venu.

Un jour, Claude Dumesne se voit confier une mission de l’Ordre par l’intermédiaire de Georges Tremblay – commissaire des Écoles catholiques de Montréal lui aussi membre – d’espionner (sic) le milieu des arts de la Métropole.

Entre-temps, Élodie Letellier, la mère de Philippe Lavergne, vient rencontrer Jacques Dufresne, le père de Claude. Elle lui apprend qu’à l’époque où il a rompu leurs fréquentations « tu m’as laissé un cadeau inestimable… » : elle était enceinte de Philippe. « Cette démarche m’est très pénible. Si je suis venue te voir, c’est par devoir. Pour soulager ma conscience de ce fardeau… et à cause de ma santé fragile… » Puis, elle avoue à Ernest, son époux, que Philippe est le fils biologique de Dufresne; à son grand dam, son mari lui affirme être au courant depuis toujours et qu’il a préféré lui laisser supporter seule le poids de cette erreur. Plus tard, après son décès, Philippe reçoit des mains de son père Ernest une clé que sa regrettée mère lui a léguée, celle d’un coffre à bijoux dans lequel se trouve une lettre où elle lui dit la vérité sur son père biologique.

Le décès annoncé d’Élodie Lavergne est l’occasion pour sa fille et son époux d’organiser les funérailles dans la plus pure tradition des familles catholiques fortunées. Tout le gratin de la Métropole y assiste, notamment les notables de l’Ordre. Claude Dumesne s’y présente et c’est l’occasion d’une rencontre fortuite avec certains membres, dont son propre père qu’elle n’imaginait pas faire partie de l’organisation. Georges Tremblay l’apostrophe et lui demande de rendre compte de la mission qu’il lui a confiée; elle avoue n’avoir rien fait et qu’on ne lui impose pas ce qu’elle doit faire ou non.

Après cet échange acrimonieux, Claude est convoqué par le directeur du journal qui la renvoie chez elle pour réfléchir avant d’en faire à sa tête. C’en est assez : Claude Dumesne cesse de se camoufler et redevient Claude Dufresne avec les conséquences que cela entraîne. Premier choc : Alexandre Ouellet se présente chez elle, découvre qui elle est vraiment et leur amitié se transforme spontanément en une relation torride.

Une autre surprise attend Alexandre : Philippe Lavergne sonne chez lui en pleine nuit pour lui faire de graves confidences. « Après une courte pause, il débita d’une traite, sans chercher d’excuses, les grands événements de sa vie… Son homosexualité, la menace de chantage, la filature, la relation de Marguerite avec Favreau et enfin l’existence du plan Fleur-de-Lys… [un projet politique dont Favreau est un partisan] Je suis en danger et je ne suis pas le seul… Entre les mains de Favreau, toute la province le sera. Avec l’aide de l’Ordre, il peut contrôler toute l’activité industrielle, économique et politique. »

Le jour où Lavergne découvre sa jeune sœur Marguerite en train de faire l’amour avec Favreau, une violente rixe s’en suit entre les deux hommes. Favreau, mal en point, met sous le nez de son jeune adversaire des photos dévoilant le secret de son homosexualité. « D’autre part, si vous vous avisiez de lancer une rumeur, qui croyez-vous que l’on croira? Une tapette qui s’envoie en l’air avec de jeunes prêtres et des dignitaires, ou moi, le prochain premier ministre, le sauveur de la Patrie, comme l’a écrit votre ami Alexandre Ouellet dans son article? »

Au cours d’un dîner au Club Saint-Denis, Rosaire Favreau et son ami Georges Tremblay discutent privément de leurs projets politiques. « Leur recrutement par l’Ordre de la Patrie avait été un point déterminant de leur ascension. Tout en épousant avec enthousiasme la cause de la confrérie, ils camouflaient leurs vraies aspirations de pouvoir, ce qui leur conférait un air de légitimité. » Cependant, l’un est incertain de l’attitude de Claude Dumesne, l’autre, inquiet de ce que Philippe Lavergne peut faire des informations au sujet de son appétit de très jeunes femmes. Tremblay dit à Favreau qu’il s’en occupera, mais ce dernier lui conseille d’utiliser les services de Tino Infinitti que son ami l’italien Baldi lui a envoyé à titre de chauffeur et d’homme de main.

Les événements se bousculent grâce à l’art de la romancière de diviser en courts plans séquences la trame du récit, alternant d’un personnage et d’un lieu à l’autre, d’un geste d’éclat à l’autre. La coordination des diverses actions essaimées au cours de la trame convergent vers une apothéose, un climax dont elle parvient à garder le mystère jusqu’à la fin. Toutes les voies ouvertes se referment l’une après l’autre, certaines dans l’apaisement des consciences, d’autres dans le fracas des vérités.

Pauline Vincent a, à nouveau, bien fait ses devoirs de préparation à l’aventure historique à laquelle La femme de Montréal nous convie. Soyez rassurés : il n’est pas nécessaire d’être féru de la véritable histoire de l’Ordre de Jacques-Cartier pour apprécier celle imaginée de l’Ordre de la Patrie. Cependant, la fiction nous permet de mettre en perspective un pan de notre histoire nationale peu reluisant. Peut-être aussi, de comprendre qu’aucune société, aussi démocratique soit-elle, n’est jamais à l’abri des dérives du pouvoir.

[Pour en connaître plus sur l’Ordre de Jacques-Cartier, je vous suggère la lecture de La Patente : L’Ordre de Jacques-Cartier, le dernier bastion du Canada français (Septentrion, 2024), un essai de Hugues Théorêt.]

mercredi 16 avril 2025

Louise Warren

Recueillir

Montréal, Noroît, coll. « Chemins de traverse », 2025, 144 p., 24,95 $.

Dans un laboratoire de création littéraire 

La collection « Chemins de traverse » des éditions du Noroît a été « créée pour permettre aux écrivains et aux artistes de mener une réflexion sur la création, la poésie ou l’art en général; elle se veut un lieu exploratoire de la pensée artistique ». Depuis le premier livre de ces chemins, j’ai été attentif à chacun d’eux, car il me donne l’impression d’entrée dans l’arrière-boutique de son auteur-e.

L’écrivaine Louise Warren nous propose une telle incursion dans les pages de Recueillir, un hors collection, même s’il a tous les aspects des précédents « Chemins de traverse ». En effet, l’auteure nous invite à regarder par-dessus son épaule afin de découvrir différents aspects de sa quête poétique, tant l’idéation de ses livres, si elle parvient à les faire arriver dans leur grosseur, que dans la cueillette de divers matériaux nécessaires à d’éventuels projets qu’elle pourrait utiliser, d’où le titre. Ce n’est donc pas par hasard qu’elle a retenu cette phrase de Marie Darrieussecq mise en exergue : « La veilleuse en moi est toujours allumée. »

La façon de composer cet essai poétique m’a incité à faire de même et d’en rendre compte en utilisant des segments « recueillis » dans la première et principale partie de l’ouvrage. En lisant les fragments de ce livre, c’est l’écrivaine elle-même qui vous guide. Je crois que vous voudrez ensuite lire l’ouvrage dans son entièreté pour apprécier tout cet assemblage.

 

« Depuis longtemps, je m’attache à une pratique littéraire de la citation, à laquelle j’accorde une spécificité et un soin particulier. J’ai ponctué mes livres de citations extraites de mes lectures, en épigraphe à un volume, un chapitre, un poème, voire un passage dans un essai… Citer, c’est exposer. Isolée, l’épigraphe devient un tableau. Dans cette image, les liens entre les arts visuels et la littérature se croisent une fois de plus. »

« Avant d’écrire et de publier, je transcrivais sur de grandes fiches Rhodia quadrillées les phrases marquantes des livres que je lisais… Cette pratique de retranscription sur des fiches s’est déplacée dans les carnets illustrés que j’ai tenus dans les années 1980 et début 1990… À cette époque, j’applique à l’écriture le même procédé de découpage que je fais subir aux images prélevées dans les magazines ou à toute autre publication imprimée. Sans le savoir, je manipule déjà le fragment… Ainsi j’entre en littérature par la lecture, la déchirure du papier, la citation et le collage, ce qui a tout à voir avec l’assemblage de fragments qui constitue pour moi un livre… Commençons par ces gestes : souligner, recueillir, découper, déchirer, superposer, coller. Une entrée dans la matière. »

« D’abord, il y a le crayon qui souligne. Surpiqûre, faufil, couture, nouveau pli dans le texte. Le crayon et son parcours fléché, ses signes personnels qui encerclent les mots, mine pâle, trace de la pensée, d’une citation à venir ou d’un texte, qui sait. Ce que retient la trace dans le périmètre de la page. En refaire le parcours, en reformuler le dialogue… Ainsi ma façon de lire, de découper, de coller, de citer a façonné mon écriture. Le collage est un langage de détails, de liens insolites, de formes qui se réinventent et où la réalité n’est plus la même, comme dans le poème. »

[C’est exactement l’exercice à laquelle je m’adonne en entreprenant la lecture de tout nouvel ouvrage, du moins d’en souligner divers passages qui éclairent la trame ou la pensée de l’auteur-e, qui sont d’une littérarité particulière ou autre. Ces passages soulignés guideront ensuite la recension que je ferai tels des cailloux semés pour retrouver mon chemin.]

« Un texte est une traversée et je ressens ce temps autre qui se met en action. Je ressors quelques livres qui pourront me servir, comme si je préparais ma valise pour un long voyage… Cet imaginaire et celui de la maison vivent ensemble. Le rêve d’un espace inconnu lance le signal de départ, l’arrivée du nouveau territoire. Cette image fondatrice du livre et du lieu, je la dois certainement au coffret Andersen de mon enfance où, pour accéder à la bibliothèque du château dans lequel se tiennent les livres miniatures, il faut ouvrir plusieurs portes. »

« Dans une œuvre d’art, la recherche et la création se mettent au service d’une forme. Ce travail se fait par tâtonnement, accident, pressentiment, éveil. Je ne sais pas ce que je vais découvrir, mais j’ai la certitude que je dois entamer ce parcours, qu’il est à l’origine de mon écriture… Tous mes projets d’écriture se lient à une période préparatoire, où j’ai cette impression d’écrire dans la marge des livres, en périphérie… À présent, de plus en plus, je me retire dans un poème de peu de mots. Telle une pierre que l’on aime, un espace de méditation. Recueillir ces états de veille me garde lucide. »

« Les poètes sont les vigiles du monde, ils en explorent les surfaces. Pas étonnant que toute personne qui écrit soit sujette à l’insomnie, car cette hypervigilance la tient aussi aux aguets lorsqu’elle observe son écriture… L’expérience d’être soi a commencé là, elle a jailli dans les marges des barreaux, des livres et des cahiers. Un ruisseau coule en moi, je l’entends. Depuis si longtemps j’écris dans ma tête et je donne forme à ce lien avec l’invisible. Je vis dans cet éveil, cet élan de créer. "Une eau vive", disait ma mère, comme si elle entendait ce ruisseau… L’écriture d’un poème me permet d’accueillir mes incertitudes. Elle met en œuvre mon imaginaire, ma plasticité à valoriser le langage. La manière de décrire un paysage parle aussi de l’état que je traverse ou d’un mouvement de la démarche. »

« Le rêve me dit d’élaguer ce qui ne convient pas, de regarder autrement les événements du passé. »

« Marie Uguay fut la première de mon cercle rapproché à diffuser sa poésie. Elle a contribué à concrétiser mon désir. Je me souviens de l’ébranlement, de la joie ressentie quand elle m’a appris la parution de son premier recueil. Ce faisceau lumineux allait éclairer ma vie quatre ans plus tard et le rêve d’un seul livre deviendrait une œuvre discrète, les réponses silencieuses, l’obscurité de la nuit, le scintillement de la neige. »

« La lecture est nul doute l’expérience par laquelle j’approche au plus près de moi-même, de cette intensité choisie, concentrée, qui afflue dans tout mon être. Traversée par elle, je me sens vivre… En poésie, un vers se présente comme le prêt-à-porter de la citation. Il vient vers nous. Sorti de la trame du poème, il se révèle autrement. Il m’arrive de ne pas reconnaître mes propres textes quand ils sont cités. »

« Je dois retourner dans le passé pour écrire aujourd’hui. Là est ma véritable détresse. Je sais où elle irradie, vibre, tire mon bras. Je sais le vertige au bord de l’escalier. L’écho du vide. Le corps touché par la peur. Écrire pour la refuser… Adolescente, je sens que c’est par ma volonté, mes rêves, mon imaginaire et ma solitude que je m’accomplirai. Il n’y a pas d’autre issue. L’enfance m’y a préparée, elle a été mon premier exil. »

« Mon plus lointain souvenir. Aller à la fenêtre, regarder la pluie. Avant d’arriver au voilage des rideaux, contourner le divan, des piles de journaux à ne pas faire glisser, des plantes en pot à ne pas renverser. Enfin les fenêtres françaises à tirer. Je me pose à la vitre, m’émerveillant du fil des gouttes d’eau, de leurs croisements, de leur fusion. Je m’emplis de ces éclats, roulements, tintements sur tout ce que la pluie touche… Écrire m’a autorisée à être. À prendre soin de la blessure, à veiller. »

« Était-ce le néant, un ravin, l’abîme ou tout simplement une nouvelle forme sculptée ? Toujours cette sensation d’être au bord du vide quand je commence un manuscrit. L’ombre est celle du texte qui va s’élargissant, s’augmentant, ajoutant chaque jour des strates. »

« "Le génie poétique n’est pas le don verbal […]. C’est la divination des ruines secrètement attendues, afin que tant de choses figées se défassent, se perdent, communiquent." Georges Bataille! »

« Le rêve et la poésie me permettent de faire des sauts dans le temps, de rapporter des images, des perceptions de ces ombres mouvantes, de ces masques qui tombent. Oracles à la manière des cartes que l’on retourne et qui fabriquent la matière d’un récit. En littérature, on retourne les textes comme on travaille la terre, exposant à l’air la couche souterraine. Action qui provoque une agitation intérieure, un bouleversement, une déstabilisation. Ce léger ou profond tremblement active la quête de sens et dynamise l’écriture. Émerge cette idée de retour sur ce qui a été, de mise en lumière pour le réactualiser. Revenir à soi, à ses origines, refaire le chemin, une démarche qui creuse et regagne progressivement la poésie, la pensée, une esthétique de la matière des choses. Le retournement vécu. »

« Je vois le fragment comme une saisie instantanée, le surgissement d’une intensité, en accord avec le mouvement de la pensée. L’écriture du fragment me permet de peaufiner la forme et de rendre ces tableaux immobiles, concentrés en eux-mêmes, resserrés. » (88)

« À peine entrée dans la bibliothèque Saint-Sulpice, à Montréal, je fus saisie par la gravité, l’austérité et le silence des lieux. Comment oublier les vitraux, les tables et les fauteuils en chêne, les lampes vertes au-dessus des pages des livres? Quel jardin mystérieux. »

« En copiant ce rêve, je vois dans le mot grésillement la mine de plomb, les pages que j’emplis. Quelque chose meurt et me parle de mutation. À la porte du vivant, j’écris le mot lichen. »

« La principale tâche de l’essayiste consiste à faire des liens, même étonnants. Il est heureux que les mots lichen et lien arrivent dans cet essai d’abord ouvert sur la citation et le collage. En effet, me vient spontanément une image d’excroissances, de formes inusitées, qui s’accrochent les unes aux autres et grimpent sur les murs, les souches, les troncs, les roches… Les nuages, les lichens, la poésie ou les bois m’offrent un laboratoire de formes, de la calligraphie, des signatures, des signes… Lire la poésie, racler les feuilles, regarder le paysage, espérer : autant de moments où je ressens la puissance de ce présent silencieux. Dans cette expérience d’être soi, de respirer, de s’accorder à ce rythme. »

« Lire, écrire, méditer, contempler, actes d’intime connexion avec la pensée, la présence à soi. En chacun je reconnais une dynamique, une régénérescence, une intensification du vivant… La lecture et l’écriture stimulent le vide. Elles savent en tirer parti. Là existe le prochain manuscrit. Ce que nous appelons le vide possède une mémoire, une conscience, que l’écriture reconnaît. Le vide, cette matière psychique, travaille, elle recèle une plasticité fantastique greffée aux émotions, aux sensations, aux perceptions. Ce réservoir s’emplit et me donne de la joie. »

Pour illustrer l’ensemble de sa démarche, Louis Warren propose une brève deuxième partie, une suite d’aphorismes exprimant des émotions fulgurantes pouvant trouver une éventuelle utilité dans des projets à venir. Elle éteint ainsi la lumière de son laboratoire intérieur qu’elle nous a fait visiter. Je vous invite à faire de même et de découvrir l’originalité de cet essai.

mercredi 9 avril 2025

Gilles Archambault

Les années s’écoulent lentes et légères

Montréal, Boréal, 2025, 112 p., 19,95 $.

Sortir de chez soi suivi d’Une démarche de chat, Le Tricycle et Bud Cole Blues

Montréal, Boréal, coll. « Boréal, compact », 2025, 192 p., 14,95 $.

Pour saluer Gilles Archambault

Boréal publie simultanément Les années s’écoulent lentes et légères, un recueil de vingt-deux nouvelles inédites de Gilles Archambault, et Sortir de chez soi suivi d’Une démarche de chat, Le Tricycle et Bud Cole Blues, deux essais parus au Noroît en 2013 et 2016, accompagnés de deux pièces radiophoniques publiées chez Leméac, en 1974.

Les nouvelles composant Les années s’écoulent lentes et légères sont des aquarelles minimalistes où apparaît, en transparence, l’image d’une femme ou d’un ami abîmé par l’âge. Ces souvenirs intimes aux couleurs délavées sont puisés à l’aune d’un passé presque oublié. L’écrivain Archambault poursuit ainsi cette quête de flots, entre tumulte et apaisement, le menant à bon port.

Dans « Lentes et légères », le plus long récit du recueil, le narrateur – alter ego l’écrivain comme il en a l’habitude – découvre qu’un locataire de la tour où il habite est André Melin, un écrivain âgé dont il a descendu en flèche un des premiers romans, lorsqu’il était lui-même un jeune chroniqueur prétentieux. Melin, non seulement le reconnaît, mais il en fait son interlocuteur privilégié. Le poids de l’âge de l’un et l’autre se manifeste par l’évocation de souvenirs épars confondant les hauts et les bas du passé.

Je retiens ces mots particulièrement cruels à l’égard de Melin, : « On prétend un peu moins qu’il est une des figures québécoises importantes de sa génération. Comme il fallait s’y attendre, des écrivains plus jeunes ont surgi qui traitent dans leurs romans de préoccupations nouvelles dont lui [Melin], l’ancêtre, n’a même pas notion. »

Une représentante de la génération émergente est au cœur d’Une démarche de chat, l’essai de 2016 repris dans Sortir de chez soi. Il s’agit d’Ariane, une jeune femme qui a partagé quelques années de son enfance avec le narrateur, à l’époque où Esther, sa mère, en était l’amoureuse. Cette dernière, redevenue en bons termes avec son vieil amant, souhaite qu’il conseille Ariane afin qu’elle évite les écueils auxquels se heurtent les débutantes.

Le vieil écrivain accepte d’occuper le chalet d’Esther, partie en voyage, pour s’occuper du chat qu’elle vient d’adopter. Il en profite pour écrire à Ariane. L’exergue de cette correspondance, tiré « De livre en livre » de Michel Cournot, oriente son propos : « L’importance d’un écrivain ne repose pas sur ce qu’il dit. Elle repose sur sa voix, qui est aussi une démarche, une façon de mettre un mot devant l’autre, comme on met ses pieds. Lorsqu’un écrivain manque d’allure, ce qu’il dit ne porte pas. » Cela s’appelle avoir du style, un style reconnaissable d’entre tous.

Donneur de conseils! Le narrateur s’en défend, se considérant un débutant tout comme Ariane. « De toute manière, comment peut-on être un écrivain "arrivé"? » Pourquoi alors cette lettre, sinon parce qu’il éprouve une profonde affection pour celle qui fut et demeure l’enfant de « l’autre » comme cela arrive fréquemment avec la progéniture d’une nouvelle compagne ou d’un nouveau compagnon, avec qui on développe un lien, aussi profond que gratuit, et qui ne saurait être effacé par une rupture amoureuse.

Sans que cette affection soit explicite dans le propos, elle me semble finement inscrite en filigrane. « Comment puis-je être à tes yeux autre chose qu’un vieil homme qui a la caractéristique d’écrire des livres?... Comment puis-je faire l’impasse sur ce qui nous sépare? J’y parviens sans trop d’efforts. C’est le privilège du vieil âge. Laisser sa place sans regrets, toujours vains… Ne me serait resté, Ariane, que le souhait d’une exigence. N’accepte jamais pour trop longtemps de laisser entrer dans ta vie ce que tu estimes être de la médiocrité. »

La classe de maître débute ainsi. Nulle autre leçon ne viendra, sinon lorsqu’il relate quelques-unes de ses expériences d’écrivain sur un vieil air de jazz à la Archambault. « Le passé nous nourrit souvent de bien étrange façon. Quand on me demande pourquoi j’écris, je ne sais pas toujours répondre qu’écrire correspond pour moi à une tentative pour échapper à l’inconscience… J’oserais dire que la vie ne m’a jamais autant satisfait qu’à ces moments où je me noyais dans l’écriture… l’enchantement de l’écriture en ce temps-là, c’est une ivresse que je te souhaite. »

Les questions existentielles que le narrateur se pose tout au long de sa lettre à Ariane sont autant de chausse-trappes qu’il lui souligne sans plus. « Écrit-on, vraiment écrire, non seulement chercher à divertir, si on n’est pas possédé d’une angoisse qui nous captive?... Un écrivain trop sûr de lui est un écrivain mort… Apprendre à écrire est une ascèse qui n’a jamais de fin. »

Le narrateur ne peut s’empêcher, au tournant d’un paragraphe, de jouer de la profondeur, passant du récit au témoignage. « Nos proies à nous, ma chère, sont modestes. À peine des morceaux de notre vie que nous souhaitons recréer pour d’éventuels lecteurs.

Je n’oublie pas les années qui nous séparent. D’une certaine manière, je ne penserais qu’à elles. Me croirais-tu si je te disais que je ferais beaucoup pour t’éviter des démarches inutiles? Je parle d’écriture, de rien d’autre. Pour ce qui est de la vie elle-même, c’est une autre paire de manches. »

Puis, comme si de rien n’était, le vieil écrivain fait une digression en parlant de Flaubert, le chat qu’il a ainsi nommé. Un long paragraphe, près d’une page, illustre l’acuité des observations qu’un auteur peut recycler en phrases aussi descriptives qu’un tableau hyper réaliste animé comme les nymphéas de Claude Monet. Nous voyons la froidure de la neige et les hésitations du chat à y poser les pattes, nous le voyons aussi jouant avec un sac de papier comme si c’était le plus merveilleux jouet.

Arrive enfin le : « Tu possèdes un don rare, ton univers n’est en rien vulgaire. J’ai confiance en toi. Un vieil écrivain pétri de doutes dans mon genre ne fait pas souvent de découvertes qui le bouleversent. Tu lui en as proposé quelques-unes… Pourtant, non, ce n’est pas pour t’être agréable à tout prix que je te livre ces impressions de lecture. "De toute œuvre littéraire, si elle n’est pas la musique d’une voix intérieure, elle n’est rien", écrit Serge Doubrovsky dans Un homme du passage. Cette musique, je l’entends en te lisant. »

Cette lettre s’achève sur quelques souhaits, dont celui d’entretenir le lien entre elle et lui : « Je ne te demanderais que de continuer à écrire, si bien évidemment, tu en ressens le besoin. Cet air de musique dont toi seule possèdes le secret, j’en suis avide. Certains jours de désolation, j’aime y avoir recours. Tout lecteur a son panthéon. Sans que tu le saches, tu rejoins le mien… » (96) Il l’invite à ne pas trop porter attention aux critiques. Quant aux lecteurs : « Traite-les avec reconnaissance, ceux-là, mais de loin. Surtout, ne les aie pas en tête quand tu écris. Chercher à plaire serait bêtise. Qu’ils viennent à toi, ne va pas à leur rencontre. » (98)

Gilles Archambault aurait laissé Une démarche de chat comme dernier souvenir d’une œuvre enviable qu’il aurait bouclé la boucle de lui à nous, de lui à lui. Il a choisi – l’a-t-il vraiment fait ou était-ce un des derniers "spasmes de vivre" de son état d’écrivain? – d’offrir Les années s’écoulent lentes et légères comme « une méditation crépusculaire sur les mots, sur leur maigre retentissement et leur postérité illusoire, mais aussi, et peut-être par-dessus tout, sur le modeste pouvoir qui est le leur de combler le vide que le temps laisse inexorablement sur son passage. »

Merci Gilles Archambault, maître ès ironie et autodérision!

mercredi 2 avril 2025

Frédéric Arnould

C’est aussi ça, l’Amérique : portraits d’un pays polarisé

Montréal, Québec Amérique, coll. « Essai », 2025, 288 p., 29,95 $.

« Eux autres, ils l’ont l’affaire… » 

Vous avez sans doute reconnu cette célèbre phrase d’Elvis Gratton, le bien nommé personnage imaginé par Pierre Falardeau et si bien incarné par Julien Poulin, deux éminents et regrettés créateurs.

Je ne suis pas un féru d’Histoire, celle avec une majuscule depuis qu’elle s’inscrit comme le miroir de toutes les époques, même celle où elle reposait sur la tradition orale. Cependant, ce que je vois se dérouler sur les écrans de télé, à la une de la presse traditionnelle sur papier ou électronique, ou montant à distance des chambres à écho que sont les réseaux sociaux, tout cela me ramène aux notions de fascisme, de nazisme ou de totalitarisme. De tels systèmes restreignent l’opposition individuelle à l’État et tendent à exercer une mainmise sur la totalité des activités de la société.

Prenant un pas de recul, j’ai voulu aller sur le terrain en compagnie du journaliste radio-canadien Frédéric Arnould racontant que C’est aussi ça, l’Amérique : portraits d’un pays polarisé. Ce faisant, je souhaitais avoir un point de vue différent de celui des clips de quelques minutes, celui observé au moment même de la cueillette des informations, dans le non-dit sur lequel s’appuie un professionnel de l’information qui a une vaste et riche expérience, et dont la pratique de son métier de journaliste est irréprochable.

La matière est riche et il allait de soi que M. Arnould s’intéresse à plusieurs aspects de la vie sociopolitique d’un pays qui se considère souvent comme un continent, oubliant qu’il n’est que les États-Unis d’Amérique. Le continent, faut-il le rappeler, est composé de l’Amérique du Nord, l’Amérique centrale et l’Amérique du Sud, chacun de ces territoires comptant plusieurs pays. C’est d’ailleurs pourquoi j’identifie toujours nos voisins du sud comme des États-Uniens. Pour les besoins de cette recension, je vais conserver les appellations Amérique et Américains pour éviter la confusion.

La matière est riche, dis-je. Arnould a donc choisi une dizaine de sujets qui caractérisent différents aspects illustrant l’état des lieux où la population et les États sont de moins en moins unis. Le titre des chapitres donne d’ailleurs un aperçu de son propos : « quand un mensonge menace la démocratie; des Américains poussés au divorce; la fameuse "Gerry-mander"; quand les armes à feu abîment les vies; quand 538 personnes décident pour 345 millions de citoyens; quand le patriotisme affiche ses couleurs; des lois pour les femmes entre la vie et la mort?; silence, on désinforme; quand la justice crée des rois; les chrétiens à l’assaut de la démocratie; les guerres de culture avant une vraie guerre? »

Chacun des chapitres s’intéresse au sujet de son intitulé en rassemblant divers événements, dont l’existence est confirmée par plusieurs sources, une des règles fondamentales du journalisme de terrain. J’ai choisi trois des onze thèmes développés croyant qu’ils nous aident à comprendre la complexité socioculturelle et sociopolitique d’une population morcelée en diverses communautés monolithiques.

Premier sujet qui nous est incompréhensible parce que si diamétralement opposé à notre conception de la démocratie et de la vie politique : un vote ne se traduit pas par l’élection d’un représentant. Comme le résume parfaitement l’essayiste, ce sont 538 personnes qui décident pour 345 millions de citoyens. Ces décideurs appartiennent aux « grands électeurs ».

« Ainsi, pour gagner la présidence américaine, il faut qu’un ou une candidate obtienne le chiffre magique de 270, soit la moitié du total plus un. Ce qui ne veut pas dire que celui qui gagne une majorité de votes des grands électeurs a forcément remporté le vote populaire. En fait, dans l’Histoire américaine, cinq présidents ont été élus sans avoir remporté le suffrage populaire : John Quincy Adams en 1824, Rutherford B. Hayes en 1876, Benjamin Harrison en 1888, Georges W. Bush en 2000 et Donald Trump en 2016. La logique implacable du collège électoral s’applique, peu importe. »

Pourquoi est-ce si compliqué? « C’est qu’à l’origine, les grands esprits qui ont fondé les États-Unis étaient divisés. Le Congrès devait-il choisir le président ou devait-il s’en remettre au peuple? Ils ont choisi l’option mitoyenne des grands électeurs parce qu’ils craignaient beaucoup de choses… Peur d’un pouvoir exécutif trop étendu, peur que le Congrès contrôle le locataire de la Maison-Blanche, peur que le président soit à la merci d’influences étrangères ou encore peur que certains politiciens abusent d’électeurs mal informés. »

On imagine que ces peurs peuvent profiter aux membres du collège électoral et au parti politique qu’ils représentent. Mais il y a mieux : la fameuse "Gerry-mander" qui permet de modifier la carte électorale presque selon la volonté des partis politiques qui contrôlent des territoires depuis des lustres et qui veulent les conserver coûte que coûte. Pour y parvenir, ils s’appuient sur le recensement national tenu tous les dix ans. « Les données ainsi rassemblées sont ensuite utilisées pour établir les cartes des circonscriptions électorales du Congrès et des États, ainsi que pour accomplir le redécoupage au niveau régional, notamment pour les conseils de comté, les conseils municipaux et les districts scolaires. »

Résultat de cette pratique, « ce sont les élus qui choisissent leurs électeurs, afin d’assurer leur réélection sans problème. Les communautés pauvres et les communautés de couleur sont touchées de manière disproportionnée par ce charcutage électoral, ce qui a pour effet de diluer leur pouvoir politique, un pouvoir qui leur est souvent déjà difficile à acquérir et exercer. »

C’est dans ce bourbier politicoélectoral que s’enlisent deux autres sujets sur lesquels Frédéric Arnould s’est penché : le contrôle des armes à feu et le droit des femmes de réguler les naissances, l’avortement étant un des moyens.

« Quand les armes à feu abîment les vies » relate les plus tristes et choquantes tueries de masse. « Les États-Unis comptent déjà plus d’armes que d’habitants (le chiffre de 400 millions d’armes à feu en circulation revient toujours dans les estimations) et il est donc évident que cela ne fonctionne pas. Et même si c’était le cas, comment identifier les "mauvaises personnes" avant qu’elles ne commencent à tirer. Mais si c’était vraiment le problème, ces mêmes hommes politiques ne soutiendraient-ils pas une politique pour empêcher les personnes souffrant de troubles mentaux d’avoir accès aux armes à feu? »

En toile de fond du sombre tableau que dessinent les armes à feu, réelles ou bricolées, on invoque toujours le « sacro-saint deuxième amendement de la Constitution américaine. Cet amendement consacre un droit tant et si bien interprété avec largesse par les plus hauts tribunaux du pays qu’il est devenu impossible de légiférer de quelque manière qui soit pour établir un semblant de contrôle sur la circulation et l’usage des armes à feu. L’amendement se traduit ainsi : "Une milice bien réglementée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple de garder et de porter des armes ne sera pas violé." Un droit enchâssé dans la Constitution à partir de 1791 dans le cadre de la Déclaration des droits… on a [par la suite] dénaturé le deuxième amendement pour en faire, depuis, un droit quasiment inaliénable et universel de porter et d’utiliser des armes pour se défendre. »

Dernier sujet retenu de cet incontournable essai dans le contexte du début houleux du mandat du 47e président : « des lois pour les femmes entre la vie et la mort? » Qui n’a pas entendu parle de l’arrêt Roe v. Wade qui stipule, en matière d’avortement, « les conditions suivantes : au cours du premier trimestre de la grossesse, l’État ne peut pas intervenir dans la décision d’une personne d’avorter dans des circonstances normales. Au cours du deuxième trimestre, l’État peut réglementer les procédures d’avortement afin de protéger la santé des femmes enceintes, mais il ne peut pas interdire complètement les avortements. À partir de la fin du deuxième trimestre, l’État peut réglementer ou interdire les avortements afin de protéger la santé de la personne enceinte ou de préserver la viabilité du fœtus. En aucun cas, cependant, l’État ne peut criminaliser les avortements nécessaires pour protéger la vie ou la santé de la femme enceinte. »

C’est ce qu’on appelle un jugement à la Salomon, loin de la liberté initialement réclamée par Norma McCorvey, alias « Jane Roe » dans les documents judiciaires pour la protéger de la violence morale des lobbies pro-vie. Le journaliste relate cette histoire et d’autres sur ce sujet délicat, particulièrement dans certains États. Cela rappelle le combat mené chez nous par le Dr Henry Morgentaler qui « a contribué à établir l'accès légal à l’avortement pour les femmes au Canada et a plaidé pour la protection des choix reproductifs des femmes en vertu de la loi. »

La vaste fresque des États-Unis d’Amérique qui se dégage de C’est aussi ça, l’Amérique : portraits d’un pays polarisé, c’est que ce creuset « où des personnes d’origines très diverses se mêlent et se confondent » n’a pas fini de surprendre. « Ce qui est sûr [de conclure Frédéric Arnould], c’est que les Américains ont bien plus en commun que ne le laissent paraître ces divisions qui percolent dans la société. Dans une démocratie où les campagnes électorales ne prennent pas un jour de congé, même au lendemain d’une présidentielle, la roue tourne et les États-Unis empruntent des détours à droite et à gauche, au grand dam, souvent, des observateurs et des nations qui font affaire avec eux. Mais au bout du compte, ce pays reste fascinant, capable du meilleur comme du pire. Parce que, c’est aussi ça l’Amérique… »

Le Bureau ovale de la Maison-Blanche est devenu le studio d’une téléréalité quotidienne, diffusant toujours les plus mauvais scénarios qui soient, tout comme l’avion présidentiel, Air Force One, où Lyndon B. Johnson fut assermenté président des É.-U. après l’assassinat de JFK, en présence de Jacqueline Bouvier-Kennedy portant son tailleur rose maculé du sang de son époux. Quel manque de respect envers l’Histoire et les règles élémentaires de la démocratie collective états-unienne!