mercredi 26 août 2020

Hélène Vachon

Le complexe de Salomon

Québec, Alto, 2020, 104 p., 18,95 $ (papier), 12,99 $ (numérique).

 

La vie c’est du sérieux : rions-en!

 

Douze nouvelles, ça ne change pas l’univers de la narration, mais cela permet d’errer d’une émotion à une autre en revisitant –pour ne pas dire réinventant – diverses façons de développer les histoires brèves. C’est ce que propose Hélène Vachon dans Le complexe de Salomon en explorant divers univers, en braquant le projecteur de son imagination sur un ou deux personnages, et en alternant sérieux et ironie.


 

Le titre d’abord qui est aussi celui de la onzième nouvelle. Le Salomon en question fait référence à un juste à qui deux femmes se réclamant mère d’un enfant demandent de juger de la situation. Il propose de résoudre le litige en coupant l’enfant en deux, sachant que, sans aucun doute possible, la vraie maman préfèrera abandonner son enfant plutôt que de le voir mourir.

Ici, l’écrivaine suggère un conflit sans grande importance puisqu’il s’agit d’un billet de 20 dollars qu’un individu trouve sur le plancher d’un distributeur de billets et qu’il propose aux gens qui attendent à la porte. La justice du type les étonne au point où ils tergiversent plus sur son intention que sur le billet lui-même. Tant et si bien que le bonhomme finit par le mettre en pièce.

Revenons au premier récit, "L’arrêt 139". Sous un abribus situé en face d’une prison, un individu, venant d’en sortir après avoir purgé sa peine, attend en retrouvant la liberté. Surgit un homme qui fait devant lui un violent procès de la prison et de ses pensionnaires. Et il en remet, encore et encore, sa seule gentillesse à l’endroit de l’ex-prisonnier étant de lui offrir une cigarette. On entend au loin le bus qui s’amène comme un signal que le flot d’horreurs doit cesser d’être débité. Le vilain dit alors qu’il ne comprend pas que la victime de son discours a résisté sans réagir et qu’il croit qu’il pourra désormais « supporter le monde entier ».

L’"Amour maternel" relate l’histoire d’une mère castratrice, aux limites de la caricature, mais non moins risible. Que ne reproche-t-elle pas à sa fille Alyssia, de sa naïveté chronique à ses trois époux, l’ovni, l’illuminé, le mufle. La pauvre fille est ballottée entre les diktats de cette femme et les caprices de son troisième mari qui, entre autres, lui impose des canons de beauté pour répondre à ses fantasmes. L’exagération des situations racontées n’est pas sans rappeler un monde où prime l’image, ce qu’on ne cesse de décrier.

Je passe vite sur "Intelligence artificielle", une farce inspirée des inutilités présentées à l’occasion de forums et de salons sur les nouvelles technologies, ici une bouteille intelligente. Si le ridicule ne tue pas, j’imagine aisément un tel produit et sa mise en marché faite à coups de pop-up sur l’écran de millions de portables lors d’un périple dans le désert de la consommation outrancière. J’en ris encore!

"Les enfants du silence" fait un parallèle entre les enfants d’aujourd’hui et ceux de l’époque, pas si lointaine quand même, de la narratrice. Cette dernière pause dès la première phrase son point de vue : « Moi qui n’ai pas d’enfants, je suis toujours étonné de voir à quel point les parents modernes s’acharnent sur leurs petits. » Pour illustrer cette remarque, que je partage soit dit en passant, cette hyperactivité infantile programmée, elle raconte une promenade dans un boisé en compagnie de sa nièce et ses deux enfants durant laquelle et la mère et sa progéniture se rappellent mutuellement les éléments de botanique qu’ils y observent. La narratrice ne comprend pas que le silence nécessaire pour apprécier la nature luxuriante ne soit pas respecté, au point de faire fuir la faune qui l’habite. Puis, enfin, le silence revient. Cette image m’a rappelé les visiteurs de musées qui font de leur visite un shooting photographique, négligeant l’unicité du moment devant les toiles ou sculptures de maîtres.

"Boomerang ou comment se débarrasser de ses livres sans y arriver" jette le projecteur sur la réalité d’un écrivain à la plume prolixe littéralement emmuré dans les invendus de tous ses livres dont il ne parvient pas à se défaire. Il essaie par tous les moyens qu’il croit possible et, à la fin : « Il en déduisit, avec un embryon de joie au cœur et toujours aussi peu de logique, qu’ils [se livres] traverseraient les ans. » Quelle illusion!

L’histoire de "Sous haute surveillance", sa trame déjantée surtout, m’a bien fait rigoler. Comment peut-il en être autrement quand les personnages sont des caricatures d’individus aux actions démesurées? Je ne dirai rien de la chute, mais imaginez un gardien de prison timoré qui observe, impuissant, un pensionnaire au lourd dossier criminel devenir amoureux d’Aglaé Prudhomme, visiteuse humanitaire. Ronald Bourdon, le gardien, n’a jamais connu, à 64 ans, une telle passion qui pousse Aglaé et Ted Barbosa, le tueur en série, à convoler.

"Malentendant et malentendu" illustre de façon humoristique la difficulté rencontrée par une journaliste décidée d’« interviewer Astrup Pedersen, écrivain danois célèbre, vieillissant et dur d’oreille ». À son patron hésitant, elle dit qu’elle va préparer les questions et les réponses qu’elle enverra à l’écrivain qui n’aura qu’à lire son segment dans l’ordre, au fur et à mesure. Tout va très bien jusqu’au moment de la rencontre : Pedersen est radieux et n’a rien à voir avec l’homme qu’on lui a décrit. L’intervieweuse est à ce point ravie qu’elle se laisse aller à une présentation beaucoup plus longue, si bien que le Danois croit qu’elle a lié la première question à l’avant-propos et énonce la réponse proposée. S’en suit, vous aurez compris, une dérape où le propos de l’une n’a aucun lien avec la réponse de l’autre d’où résulte un quiproquo hilarant.

"Le vieux chien" de Jérémie est très mal en point : il souffre de son grand âge. Or, son maître le comprend, mais ne se résout pas l’amener chez le vétérinaire pour mettre fin à ses années de bonheur devenues d’insupportables douleurs. « Ils sont nés le même jour, ils ont tous les deux dix-sept ans. » Nous assistons ainsi à la valse-hésitation des rues qu’ils ont si souvent parcourues à l’officine du médecin où le compagnon aimerait bien s’arrêter pour en finir avec cette vie devenue misérable. Hélène Vachon a sûrement eu autour d’elle quelqu’un qui a longtemps hésité à abréger la vie de son animal préféré, à moins que ce soit elle-même, pour reproduire avec justesse la double misère entre vie et mort.

"Suspect" renvoie à un individu­ soupçonné, à tort ou à raison, d’avoir commis un méfait. C’est ici le cas d’Edmond dont la bonté extrême lui vaut l’opprobre de celui à qui il venait rendre son portefeuille égaré. Jo Duquette ne comprend tout simplement pas qu’on puisse poser un tel geste sans intérêt. De tergiversations en blâmes, voilà que le généreux Edmond devient le roublard décrié par Duquette comme lui ayant volé une partie de la somme que contenait le portemonnaie. Le ton monte, la police s’amène et joue au Salomon. La bonté naïve d’Edmond lui vaut 50 $ pour sa bonne action, somme qu’il finira par remettre à Duquette.

Avec "Entre psys", nous sommes en pleine crise paranoïaque d’un psy se confiant à un collègue, lui racontant que tous ceux qui l’entourent, femme et filles, sont « des gens heureux ». Il veut leur faire comprendre que la perfection est une qualité que les humaines ne peuvent atteindre, mais n’y parvient pas. Il en va aussi pour une patiente vue en train de faire l’amour sur la banquette arrière d’un bus en pleine euphorie. Le dialogue entre les deux professionnels, de plus en plus éthylique, est cocasse, mais très sérieux en ce qui a trait à l’analyse qu’ils font du bonheur comportemental qu’ils observent.

L’écrivaine a choisi de faire revivre l’écrivain autrichien Stefan Zweig à l’époque où il s’est installé à Pétropolis, au Brésil. Le titre de cette nouvelle, "Désenchantement", exprime de façon lapidaire l’état d’esprit de Zweig en février 1942, peu temps avant son décès. « Plus il vieillit, plus la proximité des autres lui devient difficile, l’impression douloureuse de ne plus pouvoir être seul, une main va se déposer sur son épaule, quelqu’un va lui parler, lui reprocher quelque chose, sa vie le suit comme une ombre. » Par exemple, cet homme qui lui dit que c’est un honneur qu’un homme comme lui se soit établi dans son pays, alors que lui croit que « l’exil n’a rien d’honorable ». Le personnage Zweig pousse ici sa réflexion sur le rôle de l’intellectuel comme de l’écrivain qui « a le droit de rester en marge, de s’extraire d’un monde qui ne le satisfait pas, de perdre de vue tout ce qui n’est pas son œuvre parce que là, et là seulement, est son salut. » Ayant fui la montée du nazisme, il se sent désormais démuni devant ce qui devient jour après jour son inexistence. La sensibilité d’Hélène Vachon lui permet d’imaginer ce qui a pu se passer dans la tête de Zweig avant son suicide et celui de Lotte, sa compagne.

Le complexe de Salomon est un recueil criant de vérité à travers diverses aventures humaines, jamais tristes, parfois drôles, et toujours hyperréalistes. L’écriture d’Hélène Vachon est en pleine maturité, un stade d’évolution littéraire que nombre restreint d’écrivains parviennent à atteindre. 

mercredi 19 août 2020

Marc Séguin

Jenny Sauro

Montréal, Leméac, 2020, 290 p., 28,95 $.

 

La vie qui bat ou

La vie après la vie

 

« Jenny Sauro est morte noyée le 29 décembre. Elle avait trente-six ans. » Ainsi débute le quatrième roman de Marc Séguin, Jenny Sauro. Cela m’a rappelé – « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » –, cette phrase du premier roman d’Albert Camus, L’étranger (1942).

Qui s’intéresse aux arts québécois et ne connaît pas l’artiste multidisciplinaire socialement engagé, Marc Séguin, a sans doute vécu les dernières décennies sur une autre planète. Le peintre, romancier et cinéaste n’a cessé de peaufiner son art en créant de nouvelles œuvres qui ont, généralement, connu une bonne réception du public et de la critique.

Du côté littéraire, il a enchaîné trois romans, un récit et un recueil de poésie depuis 2009; La foi du braconnier, son premier roman, a remporté le Prix littéraire des collégiens 2010. J’ai recensé ici tous ces livres avec un plaisir renouvelé en observant de l’un à l’autre une maîtrise de plus en plus assumée de l’art d’écrire qu’il a fait sien, de sa littérarité formelle et des préoccupations humanistes qui tapissent son imaginaire.

  



Voilà qu’en cette période trouble, il publie Jenny Sauro, un roman dont l’entièreté de la trame gravite autour du personnage éponyme, de son village North Nation, du lac des Onze milles et de celui de la réserve indienne d’Eleven. L’élément déclencheur du roman, je la répète : « Jenny Sauro est morte noyée le 29 décembre. Elle avait trente-six ans. Personne n’aurait pu envisager une telle tragédie dans le petit village de North Nation. »

Cet événement oblige un retour en arrière, sinon des retours en arrière pour faire connaître l’héroïne et une douzaine de personnages composant son univers. Émile et Arthur, son père et son fils, constituent sa garde rapprochée, ses partenaires d’une vie familiale unique, voire exemplaire sans qu’on ne leur dise. La mort de Jenny survient alors qu’elle sauve de la noyade Arthur qui s’est aventuré sur le lac et que la glace a cédé. L’enfant de six ans s’en tire sans conséquence immédiate autre qu’une hypothermie vite guérie.

Les pages qui suivent racontent les mois qui d’après la noyade jusqu’au vendredi saint où villageois et membres de la réserve amérindienne se réunissent dans l’église catholique en mémoire de Jenny. L’histoire et le rôle de chacune et chacun dans la vie de Jenny sont racontés alors, mettant ainsi en perspective la femme qu’elle était et ses rapports avec celles et ceux qu’elle côtoyait.

Rien de linéaire ou de temps continu dans cette fresque relatant des moments marquants des 36 ans de la noyée qui l’ont amenée à cette curieuse de fin d’itinéraire. Pour soutenir ces rappels, il y a la vie qu’Émile et son petit-fils Arthur se créent en l’absence physique de Jenny. Le nouveau rôle du grand-père face à l’enfant et l’absence à laquelle le gamin survit grâce au père de sa mère. L’apprentissage d’un nouveau mode de vie pour l’un et l’autre sert à combler ce vide tout en faisant leur deuil, un jour à la fois.

La plume de Marc Séguin n’est jamais noire tristesse relatant plutôt la présence de l’absente dans l’émergence de liens nouveaux entre Émile et Arthur, tout en consolidant ceux qu’ils avaient développés jusqu’alors. Dans une certaine mesure, l’événement fait vieillir l’un et l’autre, le lien familial chez l’aîné et le sens des responsabilités chez l’enfant.

Qu’en est-il des 36 ans de Jenny Sauro? Les événements qui nous sont racontés tracent le portrait d’une femme en pleine maturité qui accepte ce qu’elle a fait sciemment de sa vie à ce jour et selon les circonstances que le destin lui a imposées. Du nombre, il y a la séparation de ses parents quand elle avait une douzaine d’années et que sa mère a décidé d’aller vivre autre chose, ailleurs. Il faut peu de temps à Lise Mathers pour réaliser ce qu’elle sait déjà : elle n’a pas la fibre maternelle. Jenny retourne donc vivre auprès de son père quelques mois plus tard. Le père et la fille sont en harmonie, et la venue de Mireille, la seconde épouse d’Émile, n’altère en rien leurs rapports et comble l’absence la féminité, d’autant plus que la relation entre Jenny et sa belle-mère est harmonieuse.

À 17 ans, Jenny part pour Montréal y poursuivre ses études collégiales. La fin de son adolescence et la découverte de la relation amoureuse occuperont beaucoup de place dans ses années montréalaises, tout comme une constatation aussi importante : elle n’aime pas la vie urbaine. Ses projets d’études la déçoivent et sa brève relation avec François la comble. Finie l’université et début d’une grossesse menée seule. À 29 ans, Jenny Sauro revient chez son père qui l’accueille à bras ouverts.

Plus que jamais, le père et fille forment une famille capable d’éduquer un tout jeune enfant. Jenny se trouve un emploi au resto du village dont elle ouvre les portes six jours sur sept et accueille tous les matins les visages d’hommes du village, les uns en route pour le moulin à scie, les autres pour le début d’une journée faite d’habitudes. Il faut dire que Jenny est la plus belle fille du village et qu’elle connaît tout le monde, ce monde qui connaît tout de la vie de chacun, chacune.

Un détail qui a son importance : Jenny a joué au hockey dans le seul aréna du coin, celui situé dans la réserve amérindienne construit avec l’aide du gouvernement fédéral. Elle était l’unique fille à jouer avec les garçons et ni eux ni elle ne se faisaient de cadeaux. Comme on dit : « She was one of the boys. »

Elle aimait aussi les activités saisonnières, la pêche sur le lac l’été, la trappe dans la forêt environnante l’hiver avec son père. Au sujet de ce mode de chasse, Émile raconte qu’un jour il a ramené un renard piégé et gelé; dans l’atelier, alors qu’il se prépare à le dépiauter, l’animal a repris vie et pris la poudre escampette dès qu’on a ouvert la porte.

Jean Prince alias Jean-Jean alias Johnny Rock&Roll, Max Kendrick-Fontaine, Jeanne Roumier, Jackson Isaac, Annie Rousseau, John Viau, William Bourque policier et révérend, Robert Foster de la scierie, Milan Hébert le boulanger, Richard Brennan, Martine Johnson, Soreen Simon l’organiste : tous occupent un rôle dans l’univers de Jenny Sauro, selon l’importance qu’elle leur accorde. Ainsi, ils ont toutes et tous l’impression qu’ils sont au centre de sa vie à chaque fois qu’ils s’adressent à elle.

À 36 ans, Jenny Sauro a l’impression prémonitoire qu’elle arrive au bout de la route, convaincue qu’elle a généralement bien fait. Il n’y a qu’Arthur et Émile qui comptent désormais, mais elle croit qu’ils peuvent apprendre à vivre sans elle.

A-t-elle souhaité la noyade? Certes, non, car c’est la vie de son fils qui l’y a entraînée.

Tout son capital humain se manifeste lors de la commémoration du Vendredi saint à laquelle même Lise et François, sa mère et le père d’Arthur, assistent sans mot dire. Ce jour-là, celles et ceux qui prennent la parole expriment ce qu’on n’ose pas dire quand la personne à laquelle elles s’adressent est vivante, une sorte de pudeur mal endiguée.

Trois jours après la rencontre commémorative, le policier-révérend Bourque retrouve le corps de Jenny comme il l’avait promis à son père. La suite du récit se déroule à un autre niveau d’entendement, des pages qu’on peut croire appartenir à un genre littéraire différent, mais que je résume ainsi : « Et pourquoi pas », hésitant entre un point d’exclamation et un point d’interrogation.

Refusant d’être un divulgâcheur, je laisse à chacune, chacun de découvrir la chute du roman de Marc Séguin et d’avoir autant que moi le plaisir tout littéraire de vivre quelques heures en compagnie de la famille Sauro, du village qu’elle habite et des voisins amérindiens.

mercredi 12 août 2020

 Jean Lemieux

Les Demoiselles de Havre-Aubert

Montréal, Québec Amérique, coll. « Tous Continents », 2020, 29,95 $.

 

Le tour des Îles

 

À défaut de parcourir la longue route menant à Souris, le port de l’Île-du-Prince-Édouard où attend le traversier qui amène ses passagers, armes et bagages, aux Îles-de-la-Madeleine, j’ai fait le voyage en compagnie des personnages imaginés par le médecin et écrivain Jean Lemieux qui prennent vie dans Les Demoiselles de Havre-Aubert. Nous accompagnons le sergent-détective André Surprenant, de retour aux Îles pour ses vacances estivales bousculées par sa sixième enquête.

 

On se souviendra que le sergent-détective est originaire d’Iberville, qu’il a été élevé par une maman, née Goyette, abandonnée par son mari alors qu’il était encore jeune. Ces détails auront leur importance dans cette nouvelle histoire, car, comme le romancier en a le talent, des fragments d’aventures précédentes influencent la toile de fond de l’une à l’autre.

Surprenant est toujours à l’emploi de la SPVM, après des années à la Sûreté du Québec aux Îles et à Québec. Il s’apprête à partir aux Îles avec sa compagne Geneviève et les deux fils de celle-ci. Pour l’heure, il célèbre, avec sa famille élargie, la naissance de Paul, son petit-fils. Un coup de fil de LP Brazeau, son partenaire, vient le tirer de la fête : un certain Jeannot Boudreau a été assassiné au comptoir d’Argent POP, une pawn shop verdunoise propriété de Martine Boudreau dont il était le gérant.

Qui pouvait en vouloir à l’employé ou sa patronne? Surtout : pourquoi? Les premiers éléments de preuve pointent vers les Îles-de-la-Madeleine d’où la victime et sa patronne sont originaires. Puisque Surprenant et les siens y vont passer les vacances, va-t-il accepter d’y servir d’antenne du SPVM? Il faut d’abord convaincre Geneviève qui fut aussi policière aux Îles où elle connut Surprenant. Connaissant très bien son conjoint, elle acquiesce à sa demande en sachant que, de toute façon, il n’aura pas l’esprit tranquille tant qu’il n’en saura pas plus sur le meurtre de Jeannot B.

Après avoir obtenu l’aval de son patron, le sergent-détective part avec pour mission d’apprendre tout ce qu’il peut sur la victime, de rencontrer sa fille et de glaner le plus d’information possible sur Martine Boudreau. Il a convenu qu’en plus des heures supplémentaires qu’on lui paierait, il aurait deux semaines de vacances supplémentaires l’automne venu.

Jean Lemieux nous fait parcourir « la route des vacances » en direction des Îles à travers les Maritimes, puis sur le bateau en partance de Souris. Pendant ce temps, les informations sur la victime et sa patronne s’accumulent : Isabelle, la fille de la victime, est très éprouvée par ce décès et elle attend le corps de son père pour l’enterrer dans sa terre d’origine. Martine B. est devenue propriétaire d’Argent POP suite au divorce d’avec Claude Goyette, dit le Baron des Demoiselles; ce dernier, né à Saint-Jean-sur-Richelieu, est le petit-cousin de la mère de Surprenant; il serait chez lui à Havre-Aubert.

Ces données préliminaires en main, André, Geneviève et les enfants entreprennent leur séjour au pays des Madelinots. Nous explorons en leur compagnie divers endroits fréquentés par la population et les villégiateurs qui arrivent à flots réguliers en période estivale. Puisque Surprenant a travaillé sept ans sur place, il connaît très bien Mathieu Barsalou qui a été sous ses ordres et avec qui il a eu maille à partir, entre autres quand le subalterne s’est mis à flirter Geneviève, policière elle aussi.

André Surprenant n’a d’autre choix que de travailler avec son ancien camarade, malgré la méfiance qu’il nourrit à son endroit. Les aspérités entre les deux hommes s’atténuent au fur et à mesure que l’enquête se déroule, surtout lorsque le continent, comprendre le QG de la Sûreté, enverra un gradé pour prendre en charge l’enquête qui s’enlise.

En effet, le policier montréalais, après s’être entretenu avec Goyette sur ses liens avec Jeannot et Martine Boudreau, est appelé à constater la mort de son parent, tiré à bout portant sur la rive du Golfe du Saint-Laurent. L’enquête qui s’annonce n’est pas de son ressort, mais, Goyette ayant été l’époux de Martine et l’ami de Jeannot B., il ne peut s’empêche d’aller rencontrer Mercedes Fromm, la compagne que Goyette a ramenée de la République Dominicaine avec Lola, son ado de fille.

Au fur et à mesure que les informations concernant les acteurs faisant l’objet de l’enquête sur la mort de Goyette s’accumulent, les détails sur leurs allées et venues de chacun, les liens qui les unissent ou non entre eux, les alibis de chacune et chacun sont connus. On s’intéresse particulièrement à Mercedes, la belle et mystérieuse dominicaine avare de commentaires sur son défunt mari.

Entre temps, Martine est arrivée aux Îles un peu avant le décès du Baron, tout comme leur fille, accompagnée de son amoureux, et leur fils; ce sont les enfants qu’elle a eu avec Goyette et ils sont venus célébrer l’anniversaire de ce dernier. Le fils, la fille et son compagnon sont installés chez leur père, mais ils font maison nette quand ce dernier est assassin, préférant vivre le drame auprès de leur mère.

Est-il utile de souligner que la vie de famille est un thème récurrent du roman, compte tenu des rapports consanguins entre différents personnages et de l’intimité collective des gens des Îles. J’ai eu l’impression qu’à ce chapitre, Jean Lemieux s’en est donné à cœur joie, explorant cette piste à l’avantage de la trame de l’histoire.

Un détail de l’enquête survient alors que la tension entre l’envoyé de la SQ et André Surprenant est très vive. Se sachant protéger par ses supérieurs de la SPVM, le sergent-détective se permet des libertés, entre autres en taisant les confidences d’Iliens qu’il connaît, en défonçant la porte du voilier de Goyette pour le fouiller à sa guise et, surtout, en emportant le journal de bord du dernier voyage de Goyette dans lequel il a noté des détails que le policier souhaite élucidés.

Au fur et à mesure que des péripéties et des rebondissements se multiplient, le mystère entourant de décès de Boudreau et celui de Goyette s’épaissit. La découverte d’un troisième macchabée au fond du fleuve grâce au fameux journal de bord et le décès, à l’Île-du-Prince-Édouard, d’un individu connu comme étant le gardien de la maison de Goyette en son absence n’aident pas l’enquête policière.

Pour André Surprenant, les nuages qui s’accumulent repoussent les heures dont il pourra profiter avec sa femme et les enfants. Heureusement, Geneviève connaît les exigences de son métier et, comme ils ont convenu depuis longtemps, elle ne l’interroge sur son travail que lorsqu’ils sont seuls et qu’elle comprend que la narration de l’évolution du dossier permettra à son homme de mettre en perspective des informations ou des pistes.

Cette fois, les pistes de solution semblent enchevêtrées, trop de personnages aux Îles, à Montréal ou même en République Dominicaine peuvent avoir voulu la peau de Claude Goyette, peut-être celle des trois autres victimes. En arpentant la côte et les sentiers menant d’un lieu à l’autre, André Surprenant avance une hypothèse telle une solution de tous ces meurtres. C’est en réunissant la famille élargie du petit-cousin de sa mère qu’il met sa théorie à l’épreuve, et… Bien sûr, je ne serai pas un « divulgâcheur ».

Je ne suis pas lecteur de littérature de genre à laquelle appartiennent les romans policiers. Or, ceux qu’écrit Jean Lemieux exercent sur moi une réelle fascination. Les personnages, leurs aventures et péripéties me retiennent du début à la fin. J’ai même lu Les Demoiselles de Havre-Aubert jusqu’à tard dans la nuit, ce qui m’est contre nature. Je sais pourquoi : les paysages des Îles-de-la-Madeleine, son air salin et la langue truculente de ses habitants apportent une joie de vivre même quand les morts se succèdent. Alors, si vous voulez aller passer quelques heures dans ce petit paradis sans faire de route, l’aventure du sergent-détective André Surprenant vous ravira.

mercredi 5 août 2020

Gilles Archambault

Sourire en coin ou les ruses de l’autodérision

Montréal, Boréal, 2020, 128 p., 18,95 $.

L’abonné absent

Imaginer que la vie soit un virus intraitable et que vous ayez atteint les 87 ans, on fera tout pour que vous n’attrapiez pas ce mal. Comment pourriez-vous alors survivre à ce drame existentiel insoluble? C’est un regard oblique sur l’existence fragile d’un malade de la vie que propose Gilles Archambault dans un nouveau récit intitulé Sourire en coin ou les ruses de l’autodérision.

 

Cet écrivain n’a de cesse de publier depuis Une suprême discrétion, son premier roman paru en 1964 au Cercle du livre de France, cette maison fondée par le regretté Pierre Tisseyre. Citant Montesquieu, l’auteur note : «"J’ai la maladie de faire des livres et d’en être honteux quand je les ai faits." Pour ma part, je ne serais pas honteux, mais inquiet.» Or, cette inquiétude est au cœur de ce Sourire en coin.

S’il épingle la nature de son propos, identifié comme étant un récit, il donne l’illusion d’avoir d’abord eu le projet d’écrire un roman. C’est pourquoi le narrateur – auquel Gilles Archambault s’identifie, lui prêtant même certains traits de sa personnalité publique – arrive à Saint-Malo, en Bretagne, où il a loué une chambre d’hôtel, hors les murs, sur la côte de la Manche, prétextant ce roman en devenir. Mais aussi, surtout peut-être, pour revenir dans un lieu où il a séjourné autrefois avec son épouse en-allée.

Le narrateur rassemble quelques éléments qui peuvent lui servir à mettre en chantier son projet : l’attente d’un taxi sous la pluie devant la gare de la SNCF, ses observations des gens faisant comme lui dont Kim, une jeune Malienne dont il épie l’échange verbal avec un compagnon d’infortune. Il apprend ainsi qu’elle séjourne dans la Ville Corsaire pour prendre soin de Lydia Larionov, une concertiste retraitée.

Kim et Lydia deviennent ainsi les personnages d’une histoire incomplète qui sert, au mieux, de pivot au récit de divers souvenirs que l’écrivain raconte. Ces souvenirs assemblés composent une mosaïque dont l’ensemble brosse une fresque d’événements sublimés de l’existence du narrateur, les uns amenant les autres.

De la même façon, la citation de Cesare Pavese, placée en exergue, met en surbrillance la toile imaginaire sur laquelle repose la fresque : « Il y a quelque chose de plus triste que rater ses idéaux : les avoir réalisés. » Cette image douce-amère convient tout à fait à celle que Gilles Archambault cultive de lui-même d’un livre à l’autre. N’oublions pas cependant qu’il ne faut jamais confondre le narrateur d’une fiction et l’auteur, car, même s’ils semblent être des jumeaux identiques, ils s’inventent tous les deux au fur et à mesure de la trame.

Trente-et-un récits brefs forment la mosaïque et lui donnent les couleurs des sujets abordés, l’écriture étant la dominante. S’y ajoute la teinte des auteurs qui ont marqué les lectures du narrateur et celle que ce dernier cultive, livre après livre, sans pouvoir s’arrêter et, comme il l’écrit, « dans lesquels j’évoque mon étonnement de vivre. »

Ce voyage à Saint-Malo, réel ou imaginaire, l’a amené à décider de ne plus écrire de roman, car, selon lui : « Il est normal qu’on se désintéresse de ce que peuvent inventer les vieux écrivains. » Il a également entrepris de se délester de livres et de CD pour laisser le moins possible d’objets à ses enfants dont ils choisiront ou non de se débarrasser. Ce ménage aura un effet bénéfique : « Mon appartement me paraît plus accueillant depuis qu’il est presque vide. » "Place nette" est un titre approprié pour ce segment de la fresque, tout comme "Yannick Rieu" pour illustrer que « Pour la première fois depuis des mois, la musique me transporte. Je n’ai plus quatre-vingt-six ans, je suis revenu cinquante ans en arrière… »

Je mentionnais plus haut que plusieurs des pièces de la mosaïque illustraient des auteurs que le narrateur a aimé fréquenter. Figurent sur cette liste Alain Grandbois, Balzac, Stendhal et Henri Calet dont le narrateur raconte les liens que leurs œuvres ont établis avec le lecteur qu’il était, selon les époques ou les circonstances, et qui leur ont donné de l’importance. L’intérêt de ces souvenirs littéraires permet de constater une certaine influence que ces plumes ont pu avoir sur l’alter ego de G.A., des points de vue qu’il a intégrés à sa personnalité créatrice.

Vouloir filtrer tous les passages de Sourire en coin ou les ruses de l’autodérision dans lesquels le narrateur met en cause son habitude d’écrire, la considérant presque comme une tare, ne serait rien d’autre qu’un copier-coller du livre. Ce n’est pas la première fois que Gilles Archambault s’interroge et sur le nombre d’ouvrages écrits au fil des ans, et sur le besoin intrinsèque qu’il a de s’adonner à cette activité intellectuelle devenue comme l’eau du moulin. Il va de soi que "Pourquoi j’écris", "Les écrivains" ou "Écrivain prolifique" sont des passages plus directement reliés à l’écriture, comme celui intitulé "Salon du livre". Cependant, les cellules de la mosaïque évoquées permettent à l’écrivain d’être plus critique envers lui-même et envers l’institution dont il préfère aujourd’hui se tenir éloigné, sans pour autant négliger ses rares amis. Le thème de l’écriture littéraire serait incomplet s’il n’était pas question des critiques; ce mal nécessaire que sont ces derniers ne semble plus l’atteindre : « Je n’attends rien des recensions qui saluent la publication de mes livres… S’avouer auteur d’un livre est déjà l’expression d’une étrange autosatisfaction. » Puis, de dire : « Le seul critique que je me reconnais est François Ricard, mon conseiller littéraire depuis plus de quarante ans. »

Je ne peux terminer cette recension sans surligner avec insistance ce qu’Archambault appelle « les ruses de l’autodérision ». L’expression se résume à dire qu’il a fait de cette manifestation d’humour son pain et son beurre, sinon un trait significatif de sa personnalité… littéraire. Plus que jamais, me semble-t-il, G.A. justifie cette forme d’humour de soi qui masque une timidité qui pourrait être étouffante s’il n’y avait pas cet écran protecteur. Ai-je raison de dire que je vois là un lien direct avec le jazz dont il est un connaisseur de haut niveau?

Sourire en coin ou les ruses de l’autodérision sera-t-il le dernier ouvrage de Gilles Archambault? Égoïstement, j’espère que non, car ce serait nous priver de cette plume capable de fondre en divers élans le regard oblique que l’écrivain jette sur ses semblables et sur l’art qu’il pratique avec un plaisir renouvelé. Jouissif, allais-je écrire. S’il paraît conscient que ses romans, ses récits, ses chroniques et ses articles de presse ne passeront pas à la postérité, ce mot ayant été rayé du vocabulaire de nos contemporains, il n’en croit pas moins faire œuvre utile, cela dit avec modestie.

Je lis et recense de l’écrivain Archambault depuis la parution de Parlons de moi, en 1980. D’un livre à l’autre, je renouvèle le plaisir de trouver une voix, la sienne, si souvent entendue à la radio, aux modulations sans cesse renouvelées, la ligne musicale demeurant la même. Comme un air de jazz, quoi!