mercredi 30 mars 2022

Dominique Fortier

Les ombres blanches

Québec, Alto, 2022, 248 p. 25,95 $ (papier), 12,99 $ (numérique).

« Combien de personnes pour faire un livre »

Le premier trimestre de 2022 aura apporté de nombreuses fictions de grandes qualités littéraires, dont celles de Marie Hélène Poitras, François Gravel et Sylvie Drapeau. S’ajoute à cette remarquable cohorte Les ombres blanches de Dominique Fortier.

Ce huitième ouvrage de l’écrivaine et traductrice fait écho à son précédent récit, Les villes de papier (2018), qui remporta le Prix Renaudot essai 2020. L’autrice y entrebâillait la porte de l’univers d’Emily Dickinson (1830-1886), poétesse états-unienne dont l’œuvre émergea de nulle part après le décès de cette solitaire iconoclaste, tout de blanc vêtu. Dans une note à la fin de l’opus, Dominique Fortier explique que le sujet de son nouveau livre lui est venu à la fin de l’été 2020, alors qu’elle portait en elle une fiction sans parvenir à en saisir l’essence; cette quête l’amena jusqu’à Amherst, ville du Massachusetts où habitait la famille Dickinson depuis 1813. Les personnages qu’elle avait dérangés en s’octroyant le droit d’écrire sur leur chère Emily sans leur consentement l’y interpelaient.

Ces gardiennes de mémoire, dont on en vient à comprendre la nature du privilège, ce sont Lavinia, sœur cadette d’Emily; Susan Gilbert, sa meilleure amie, épouse de son frère Austin et mère de Martha, Edward et Gilbert [décédé à l’âge de 8 ans]; Mabel Loumis, épouse de David Todd, maîtresse d’Austin Dickinson et mère Millicent, une enfant d’une dizaine d’années.

Tous habitent trois propriétés si près l’une de l’autre qu’on pourrait croire qu’un même toit les abrite. Cela fait image, comme si elles étaient réunies en une vaste demeure étagée dont la coupe longitudinale donne à voir, simultanément, l’intérieur de ces maisons et la vie quotidienne de leurs habitants. Le rez-de-chaussée, c’est Homestead, le manoir de la famille Dickinson où sont nés Austin, Emily et Lavinia. L’étage loge Austin, son épouse Susan et leurs enfants (The Evergreens). La demeure de l’astronome David Todd, son épouse Mabel et leur fille est dans les combles (The Dell). Cette vaste fresque permet en outre d’observer l’influence croisée entre les résidents, ce que nous en entendons ou comprenons.

Dominique Fortier a recours à la technique du plan séquence cinématographique pour articuler la trame narrative, faisant alterner les domaines et les actions de leurs habitants. Ceux-ci se croisent de façon furtive pour animer d’indispensables interactions, mais un personnage à la fois mène presque toujours la scène. Au cœur de la trame, la publication des nombreux poèmes écrits sur des bouts de papier recyclé qu’Emily Dickinson a laissé épars dans un tiroir. Cela sans oublier les quarante fascicules et l’abondante correspondance à laquelle on fait référence et qui illustre son talent d’écrivaine.

Lavinia est la seule de la fratrie à toujours habiter la maison patrimoniale des Dickinson. C’est elle qui a découvert les poèmes d’Emily, les a rangés dans une « valise en carton bouillie » (41) et qui désire les voir publiés. « Sans Lavinia, Emily serait morte comme tombe un arbre dans la forêt quand personne n’est là pour l’entendre, sans bruit et sans écho. » (37) Mais, la cadette Dickinson considère ne pas avoir la compétence ni les connaissances nécessaires pour entreprendre cette tâche. Quel talent a-t-elle, se demande-t-elle d’ailleurs, sinon de tenir vivante la grande maison où, dans son imaginaire, habitent toujours Père, Mère et Emily?

Lavinia exerce une influence tranquille sur les autres personnages, car elle trouve d’habitude une façon de modérer leurs ardeurs ou de les encourager à poser les gestes appropriés en de telles circonstances. La bonne Lavinia va ainsi assurer la pérennité des poèmes et de la mémoire de sa sœur Emily : « Cette femme toute seule dans une chambre était, à son insu, en train de prendre l’une des décisions les plus importantes de la littérature. » (37).

Malgré son apparent manque de confiance, Lavinia « voudrait dire que, pour ce qu’elle en comprend, la poésie de sa sœur est le contraire de la correction, qu’elle appartient au domaine de la faute, de ce qui ne figure ni dans les manuels ni dans les dictionnaires, qu’elle réside dans cette distance qui l’éloigne de ce qui est normal, attendu, que la poésie vit dans cette surprise, qu’elle se construit avec de l’étonnement comme la ruche se construit avec du miel. Les poèmes d’Emily sont le contraire d’une ligne droite – labyrinthe, vol d’abeille – en même temps qu’ils vont droit vers leur but, comme la flèche vers sa cible, qu’ils sont à la fois la flèche, la cible, la main qui tire et l’air fendu par la pointe d’acier. » (111)

C’est Lavinia qui réconforte sa belle-sœur Susan, la meilleure amie de la défunte poétesse, mais surtout la mère d’un enfant décédé en bas âge et l’épouse trompée sous les yeux de tous. Comment l’altruisme dont fait constamment preuve Lavinia peut-il perdurer? D’abord par une certaine naïveté du personnage, parfois par les plaisirs simples que la domesticité – jardinage, couture, tricot, etc. – lui apporte. Puis, par l’improbable explosion d’émotions grâce à la venue de Holden, un saisonnier dont elle a accepté l’aide pour entretenir le vaste terrain de Homestead et chez qui elle découvre une bonhommie narquoise qui la séduit.

Qu’en est-il de Susan? Sa vie est de plus en plus calamiteuse. La relation adultérine de son époux Austin avec Mabel Todd trouble sans arrêt son quotidien, car tout Amherst chuchote sur son passage et qu’elle aperçoit, à répétition, son mari et sa maîtresse sur la propriété des Todd jouxtant la leur. La mort prématurée de son fils cadet et le décès de son inséparable amie Emily furent des ouragans dévastateurs. La solitude de Susan est de plus en plus profonde, si bien que seul Lavinia mérite encore sa confiance. Il n’est pas surprenant que lorsque cette dernière projette publier les poèmes d’Emily, ce soit vers Susan qu’elle se tourne, celle à qui Emily a écrit 40 ans plus tôt : « We are the only poets, and everyone else is prose. »

Susan ne se sentant pas plus de talent et d’habileté que sa belle-sœur pour préparer l’œuvre posthume, Lavinia demande donc l’avis de son frère Austin qui n’ose lui dire sur le champ que ce travail conviendrait à Mabel. Lavinia se tourne enfin vers celui « qu’Emily, dans les dizaines de lettres qu’elle lui a écrites, appelait son maître. Thomas Higginson – écrivain, journaliste, critique littéraire, abolitionniste de la première heure – est un homme accompli, de belle apparence, et qui le sait. » (78-79) Ce dernier accepte de la guider dans le choix d’une personne pouvant mener à bien le gigantesque travail qu’exige l’édition des poèmes épars d’Emily, mais il refuse net de faire la première étape du travail.

Qu’en est-il de Mabel Loomis Todd? Personnage éthéré, elle n’a qu’un but dans la vie : être reconnue et admirée du plus grand nombre. Dans une certaine mesure, la personnalité de Mabel est l’opposé de celle de Lavinia, l’une flamboyante et égoïste, l’autre effacée et altruiste. Ce n’est pas tant l’amour d’Austin Dickinson qu’elle entretient, mais l’admiration qu’il lui voue que David, son mari, Millicent, sa fille, ne semblent pas entretenir par-devers elle. En acceptant de préparer les poèmes d’Emily pour l’édition, elle veut montrer à tous son talent et associer son nom à celui des Dickinson.

Comme l’écrit la romancière, « Mabel ne jette rien, jamais. Comme dans le but de documenter sa propre existence… Elle garde surtout les lettres de ses nombreux sou­pirants, qu’elle range dans une boîte en carton rose fermée par un ruban de soie. Elle les ressort tous les quelques mois pour en repasser le contenu en revue. Là reposent, en strates quasi géologiques, les témoignages de ceux qui au fil des ans ont prêté hommage à sa beauté, à son esprit, à son intelligence. En relisant ces témoignages, elle a enfin l’impression d’être un personnage de roman, c’est-à-dire d’exister pour vrai. » (48-49)

L’époux de Mabel, David Peck Todd, est astronome, professeur et conférencier réputé. Bien qu’au fait de la relation de son épouse et d’Austin Dickinson, il se préoccupe surtout de ses recherches et de sa fille. Millicent est telle une éponge prête à absorber toutes les connaissances que son père partage avec elle. D’ailleurs, il semble plus être son père que Mabel, sa mère.

Millicent est le personnage le plus attachant de la microsociété imaginée par la romancière. À dix ans, elle a une telle curiosité de tout que son père David alimente en lui faisant découvrir les astres, les étoiles et d’autres merveilles de la nature. La fillette est déjà capable de faire le lien entre imaginaire et réalité. Elle n’a d’ami que les livres, les atlas étant ses préférés, les plantes, les fourmis et, pour « que ses collections soient complètes, il ne lui resterait plus qu’à découvrir comment faire aussi un herbier de gouttes de pluie ou de flocons de neige. » (70).

Millicent est, dans une certaine mesure, la réincarnation d’Emily dont elle parvient à lire l’écriture qu’elle compare à des fourmis, au grand dam de sa mère. L’enfant parvient aussi à tisser des liens avec Lavinia et même avec Susan. Je note qu’elle a aussi des traits de caractère d’autres personnages de Dominique Fortier, sinon de l’autrice elle-même, entre autres, de faire des listes ou des collections sur presque tout. Ainsi ses « notations matinales ont permis à Millicent de découvrir une passion. Si sa mère tient son journal, écrit des articles et compose de la musique, si son père rédige des essais scientifiques et aligne des formules, elle dressera des listes, qui lui sont une façon d’organiser ce monde trop vaste dont elle ne connaît encore presque rien. Dans un deuxième cahier, acheté celui-là avec son argent de poche, elle consigne la liste de ses mois favoris (décembre, janvier, février, novembre); celle des légumes qu’elle abhorre (navet, salsifis, chou-fleur) ; ses étoiles favorites (Sirius, Bételgeuse, Stella Maris, Vénus qui n’est pas une étoile mais tant pis) et les pays qu’elle rêve de visiter (tous). Quelques pages plus loin, il y a la liste des oiseaux vus dans une journée, de ses fleurs préférées, des couleurs qu’on peut discerner dans la nacre d’une seule coquille d’huître, des variétés de pommes les plus juteuses, des plus grandes qualités des chiens, de ses adjectifs favoris, des bruits de la nuit, des écrivains qu’elle préfère à tous les autres. » (53)

Un dernier exemple de l’intelligence de Millicent : « Ce soir-là, en s’endormant, elle trouve une autre réponse à la question de son père : les poèmes de mademoiselle Emily non plus n’ont pas d’ombre. Ces poèmes sont des ombres blanches, des textes tissés à même les silences entre les mots, une maison faite en fenêtres. » (178)

J’aurais pu intituler cette recension Présence de l’absence (1956), empruntant le titre d’un recueil de Rina Lasnier, car la défunte Emily Dickinson est omniprésente tout au long du roman, que ce soit à travers le quotidien de Lavinia, la peine de Susan ou l’imaginaire de Millicent; d’ailleurs cette dernière peut être son double dans sa solitude d’enfant comme dans son amour de la nature (entre autres illustrer par son herbier et ses autres collections), des mots et des livres.

Contrairement à ses habitudes, Dominique Fortier intervient peu dans la trame de Les ombres blanches. Elle s’est plutôt réservé quelques « encarts » narratifs où elle s’exprime en réfléchissant des éléments spécifiques de son récit. Par exemple, le deuxième encart illustre sa relation avec ses personnages : « Depuis des mois maintenant, je suis Millicent, Mabel, Susan, Lavinia. Cela peut vouloir dire deux choses : que je marche dans leurs pas pour suivre leur trace, ou que j’existe, d’une certaine façon, chez toutes les quatre. Ces deux choses sont vraies en même temps. Chez chacune de ces femmes, j’ai versé un peu de ce que je sais, de ce que je crois, de ce que je crains et de ce que je fuis, puis je les ai placées comme les points cardinaux sur une rose des vents, en espérant que l’une ou l’autre finira par m’indiquer le chemin à suivre. Mais voilà, plutôt que de rester sagement là où je les avais mises, elles ont commencé à se déplacer d’abord imperceptiblement, puis d’un pas plus assuré, s’éloignant ou se rapprochant l’une de l’autre, une danse que je n’avais pas ordonnée et dont je ne connais pas encore la musique. Qu’elles l’entendent avant moi, cela me rassure : elles sont vivantes.

Le chemin à suivre – c’est une question que ne se serait jamais posée Emily, qui savait parfaitement où aller : nulle part. Elle était déjà arrivée. Elle n’était jamais partie. » (73)

Les ombres blanches va bien au-delà de l’emprunt référentiel à la vie d’Emily Dickinson comme Les villes de papier, car, même en s’inspirant des notes biographiques des proches de l’écrivaine, Dominique Fortier a donné à chacun d’eux toute la latitude que son imaginaire lui permettait, tout en préservant un réalisme idoine. Même ses propres interventions, je le répète, sont comme une voix hors champ qui commente son expérience de créatrice. Quant aux qualités littéraires intrinsèques, à la littérarité de l’œuvre, le roman met en perspective l’actuelle maîtrise de l’écrivaine qu’elle continuera sûrement à peaufiner pour le plus grand plaisir de son lectorat.

mercredi 23 mars 2022

Thierry Pardo

Petite éloge du mouton

Montréal, du passage, 2022, 64 p., 19,95 $.

Alpage urbain aux allures bucoliques

Le premier mouton de ma souvenance passait tous les ans sur un char allégorique accompagné d’un enfant blond et frisé, vêtu d’une peau d’agnelet, représentant Saint-Jean-Baptiste. Cette fête est devenue, des décennies plus tard, notre Fête nationale. Le second mouton croisé fut celui de Panurge, personnage de François Rabelais, cet auteur français du XVe siècle dont j’aime revisiter la prose tonitruante.

Or, voilà que paraît Petit éloge du mouton, un livre de Thierry Pardo. Il s’agit du récit poétique de Biquette, un projet d’écopâturage en ville, installé au Parc Maisonneuve – quartier montréalais de Rosemont-La Petite-Patrie – et qui se tint du 13 juin au 5 septembre 2021. « Les trois objectifs du projet Biquette étaient de pâturer par l’entretien des espaces verts de façon alternative et écologique par les moutons; éduquer par la création d’un espace pédagogique sur l’écopâturage et l’agriculture urbaine et la réalisation d’une étude scientifique sur le pâturage en milieu urbain; égayer par des activités ludiques et des ateliers virtuels. »

Je me suis rappelé Weedon ou la vie dans le bois (du passage, 2020), un récit également signé Thierry Pardo, qui portait sur l’espace de liberté de cette municipalité de la MRC du Haut-Saint-François, en Estrie. En exergue, il y a cette phrase de H. D. Thoreau : « Je partis dans les bois parce que je voulais vivre selon mûre réflexion, affronter seulement les faits essentiels de la vie, et voir si je ne pouvais apprendre ce qu’elle avait à enseigner, pour ne pas, quand je viendrais à mourir, découvrir que je n’avais pas vécu. »

Je vois, dans ce livre et maintenant dans Petit éloge du mouton, un appel à une vie distincte de celle de la majorité des citadins, différente aussi de la vie de campagne que les fin-de-semainiers s’inventent sur les rives d’un lac, d’une rivière ou même à la montagne. Une vie zen, occasionnellement contemplative.

Le projet Biquette compte sur une équipe des bénévoles qui veillent sur le petit troupeau et sur les passantes et passants, adultes ou enfants, surpris de voir les moutons en liberté. L’auteur fait remarquer qu’on « s’aperçoit assez vite que notre connaissance de cet animal si familier est grandement lacunaire. » Par exemple, « on ignore parfois que mouton est le nom générique désignant les brebis (femelles), les béliers (mâles), les agneaux et les agnelles (jeunes). »

Cette méconnaissance se raffine quand on pense que le mouton vit en écosociété avec ses semblables avec, pour principale préoccupation, de paître la journée longue. « D’où que l’on se tourne, le mouton est là, placide, occupé à brouter comme si le reste du monde était suspendu à sa mastication. »

« Le mouton et la laine maillent notre histoire » est un des onze chapitres du livre, chacun portant sur un aspect de l’existence du mouton, dont ses rapports avec ses semblables ou les humains. « La sélection des espèces par les pasteurs de toutes les époques a permis d’avoir des moutons pourvoyeurs de fibres, créant ainsi une dépendance à la tonte, aux ciseaux et aux bergers. » (19)

En observant attentivement chacune des bêtes, l’auteur Pardo constate que la « personnalité des moutons est aussi diverse que la nôtre. Les plus jeunes suivent leur mère et tentent de lui voler une tétée par surprise. Parmi eux, il y en a toujours un qui lance la course, ou la bataille. Face à face, les agneaux se donnent des coups de crâne. Il y a toujours un jeune moins joueur, plus réservé que les autres. Les adultes ne participent pas à ces joutes. » (38)

La différence notable entre eux et nous repose, selon ma lecture, sur le fait que « le travail trône au panthéon [de nos] valeurs » (47) et que cueillir l’herbe est l’activité principale de l’animal. « Les moutons ont une période de récolte et une de repos où ils ruminent leur repas, et, pendant leur moment de cueillette, ils n’aiment pas être importunés. » (49)

Et le berger, alors? « En réalité, le berger se laisse guider par le mouton et pas seulement physiquement à travers le parc. Il se laisse bercer par la régularité de sa mastication. Cela agit comme un mantra méditatif sur l’âme et, petit à petit, le berger s’apaise de l’intérieur. » (53)

Le pâturage montréalais n’est pas un jardin zoologique et permet plutôt « la rencontre naïve, simple et anachronique avec un troupeau de moutons au détour d’un bosquet montréalais. Cette anomalie temporelle crée chez l’enfant, chez l’ancien une émotion immédiate. La surprise est encore plus belle lorsque le promeneur se rend compte que les moutons sont libres, sans collier ni clôture. Cette liberté est d’une incroyable insolence à l’époque où tout doit être sous contrôle. » (59)

La transhumance urbaine des moutons est sûrement moins exotique que celle des vastes troupeaux amenés dans les alpages où, presque laissés à eux-mêmes, ils profitent d’un vaste et vert pâturage l’été durant. On dit même qu’il en fut ainsi jadis dans certaines régions du Québec. Maintenant, un coin de métropole se donne des allures alpines et permet à des apprentis bergères et bergers de s’initier à une pratique millénaire. Merci, Thierry Pardo de nous avoir fait voir et comprendre ce paysage bucolique.

mercredi 16 mars 2022

Alain Beaulieu

Le refuge

Montréal, Druide, coll. « Reliefs », 2002, 232 p., 21,95 $.

La vie? Un vortex qui nous avale

Des retraités quittent parfois la ville et s’installent dans leur chalet, transformé en maison de campagne où couler leurs vieux jours. C’est ce qu’ont fait Antoine Béraud et Marie Broussilovski, le couple au cœur du roman d’Alain Beaulieu, Le refuge.


Lui, jadis professeur de création littéraire à l’université; elle, travailleuse indépendante au service des autres. Lui, souvent émotif, elle, rationnelle en toutes circonstances. Ce jeu d’équilibre leur a permis une longue vie de couple et de parents. Ils ont grand besoin de cet aplomb, car leur château en Espagne est sans eau ni électricité et qu’ils doivent compter sur eux-mêmes pour l’essentiel. Heureusement, le village n’est pas loin et ils en connaissent les habitudes.

Très indépendant l’un de l’autre, ce qui semble nourrir leur complicité, chacun vaque à ses occupations, tantôt pour répondre aux exigences de leur refuge, tantôt pour satisfaire une passion, elle de jardiner, lui d’écrire. Bref, tout baigne pour couler des jours heureux, quitte à revenir en ville plus tard. Le romancier laisse à chacun d’écrire leur histoire, lui d’abord plus nerveusement, elle, plus cartésienne, commente, corrige ou ajoute à son récit. Ce qu’on appelle un roman choral.

Un soir qu’ils sont au lit, on frappe à la porte en criant qu’un feu approche à vive allure. Antoine va vite ouvrir et se trouve en face de deux gaillards cagoulés. Marie derrière lui, tous deux restent interloqués. Les malfrats réclament l’argent qu’ils cachent sûrement. Le couple leur remet un maigre 200 $. Ce n’est pas suffisant, l’un d’eux frappe Marie et exige plus. La tension est palpable jusqu’à ce qu’on leur donne une somme plus substantielle. Les voleurs s’enfuient alors, Antoine saisit la carabine qu’ils n’ont pas vue, part à leur poursuite et tire dans le noir. Revenu s’occuper de son épouse, il lui dit avoir atteint le plus petit des voleurs.

L’invasion de leur domicile va mettre fin à leur quiétude. Les décisions qu’ils vont prendre dans les minutes, les heures, voire les jours qui suivent font tout basculer. Ainsi, après avoir constaté le décès du petit, Antoine ramène le corps pendant que Marie creuse une fosse, profonde et à bonne distance du chalet, dans laquelle ils enterrent la victime.

Bouleversés par les événements, la réaction de chacun d’eux semble à mille lieues des valeurs humaines qu’ils croyaient avoir. Comme l’écrira Antoine : « Nous ne sommes en fin de compte que des pantins que personne ne manipule, laissés à eux-mêmes et dont les fils s’emmêlent au gré du vent, brises ou bourrasques, mis à l’épreuve ou préservés du danger selon des lois non écrites et constamment transgressées. »

Marie et Antoine apprennent à vivre avec le poids d’un fardeau, moral et psychologique, pour lequel ils n’étaient pas prêts. Comme si cela ne suffisait pas, ils déterrent le cadavre et le brûlent pour être certains qu’il ne soit jamais retrouvé.

Martin, un ancien élève d’Antoine, habite le village avec sa conjointe. Les deux hommes se rencontrent parfois pour prendre une bière et discuter littérature. Lors de l’une de ces visites, Martin parle d’un cousin de sa femme en proie à une sévère dépression et il demande à Antoine de le conseiller étant donné qu’il était déjà passé par là. Ne se croyant pas habilité à apporter une telle aide, Martin le convainc malgré tout d’accepter de l’écouter. Quand ce dernier s’amène, Marie et Antoine reconnaissent le plus grand des deux voleurs sans que celui-ci réagisse. Ce n’est que plus tard qu’il revient et leur demande ce qu’il est advenu de son comparse. Entre-temps, Marie élabore un scénario, digne d’un documentariste, et le grand jeune homme tombe dans le piège.

Le temps passe et rien n’y fait, la vie de campagne de Marie et Antoine est devenue un bourbier duquel ils ne parviennent pas à se dépêtrer. La situation va même s’aggraver suite au décès du voleur dépressif et à l’enquête que mène la SQ, car l’hypothèse d’un suicide ne semble pas tenir. À la deuxième visite des policiers, ces derniers leur montrent une carte sommaire de leur propriété trouvée dans l’appartement du défunt. Marie et Antoine sont pris au dépourvu ne sachant quoi leur répondre.

Malgré tous les efforts que fait le couple, ils ne parviennent pas à prendre une distance suffisante de la situation dans laquelle ils se sont enfermés. Un autre choc va les ébranler : celui qu’il croyait avoir tué, enterré et brûlé n’est pas la personne qu’il croyait être. La SQ a en effet découvert que cet homme vit dans l’ouest du pays et qu’il a été arrêté. Mais alors, qui donc est celui dont les cendres reposent dans leur refuge?

Parallèlement au développement de cette énigme, nous sommes témoin de l’évolution de la pensée de Marie et d’Antoine en regard de l’éducation qu’ils ont reçue, fort différente l’une de l’autre, des valeurs et des engagements qu’ils ont pris tout au long de leur existence, comme individu ou comme couple. Cela donne au romancier Beaulieu un vaste champ d’exploration de la nature humaine dans ce qu’elle a de meilleur et de pire, tant au niveau de la philosophie de l’individu que du destin, imprévu parce qu’imprévisible.

Marie et Antoine ne sont pas observés comme des rats de laboratoire. Au contraire, ils sont parfaitement incarnés et le combat qu’on leur a imposé illustre que le moindre imprévu peut tout remettre en question. C’est pourquoi le couple quitte le refuge et rentre en ville, espérant y retrouver une certaine quiétude. Antoine se remet à l’écriture et Marie, au bénévolat.

Cet engagement sociétal, croit-elle, devrait alléger sa conscience d’avoir commis un crime. Voilà pourquoi elle a choisi d’aller en milieu carcéral tenir compagnie à des délinquants abandonnés de tous. Elle a aussi un intérêt secret : rencontrer celui qu’ils ont cru avoir tué. Son souhait va se réaliser et, hélas! exacerber la cascade de malheurs qu’elle et Antoine ont subis.

Le refuge a comme toile de fond un crime qui tourne mal. Cette situation permet à Alain Beaulieu de mettre en perspective les liens qui cimentent la relation d’une femme et d’un homme sans que chacun perde sa personnalité, laquelle devient les forces et les faiblesses du couple. Le romancier réfléchit aussi sur la littérature et les valeurs qu’elle véhicule. Au passage, il rappelle la relation prof-élèves semblable à celle relatée dans le film de Peter Weir, La société des poètes disparues. Marie est une femme d’actions à la fois réfléchies et spontanées, donnant l’image d’une grande force et d’une grande maturité, celle d’une femme capable de maintenir l’équilibre dans la vie du couple. Quant à Antoine, il est l’antithèse du mâle alpha, son humanisme hésitant entre l’action et l’inertie, le rêve et la réalité.

mercredi 9 mars 2022

Jean Désy

Nous sommes poésie : rencontres sur les sentiers de la poéticité

Montréal, XYZ, 2022, 280 p., 24,95 $ (papier), 18,99 $ (numérique).

À la mémoire d’un ami poète

Les années durant lesquelles j’ai fréquenté Jean Royer furent et demeurent marquantes pour l’homme vieillissant que suis. De tout ce que mon ami Jean m’a appris, la plus importante que la poésie est d’abord et avant tout une façon d’appréhender la vie en considérant ce qui nous entoure dans son essence plutôt qu’en son apparence. J’évoque Jean parce que je crois qu’il aurait adhéré aux propos de Nous sommes poésie : rencontres sur les sentiers de la poéticité, une suite de « rencontres sur les sentiers de la poéticité essentielle » qu’a eu Jean Désy et dont il relate l’essentiel du verbatim.

Jean Désy est une figure marquante de la polyvalence des êtres humains, celles et ceux qui ont le talent de ratisser large sur les routes qu’ils croisent, n’hésitant pas à emprunter les chemins de traverse. Polyvalence professionnelle d’abord puisqu’être médecin ne lui a pas suffi, même s’il s’est engagé dans une pratique dans divers pays avant que le Grand-Nord devienne son port d’attache. Polyvalence professionnelle, car, passionné d’écriture, Jean Désy est retourné sur les bancs d’université pour apprendre à colletailler les grandeurs et les misères de la littérature, une voie royale pour communiquer ses passions grâce au récit ou à la poésie. Il a même convaincu les autorités d’accepter qu’il enseigne la littérature en classe de médecine.

Je vous suggère d’ailleurs de lire, gratuitement, le numéro 165 de la revue Lettres québécoises sur le site Érudit (https://www.erudit.org/fr/revues/lq/2017-n165-lq02958/) pour le mieux connaître.

Revenons à Nous sommes poésie, un essai empruntant la forme d’un dialogue entre l’auteur et une trentaine de connaissances. Ces rencontres ont eu lieu dans la nature familière à Jean Désy et qui convenait aux dix sujets de discussion proposés. L’élaboration de chacune de ces conversations, animées par la passion des interlocuteurs, est introduite par une mise en situation cernant les domaines abordés mais jamais conclus, sinon en évoquant des pistes que lectrices ou lecteurs peuvent développer à leur guise ou selon leurs intérêts.

Je retiens deux mises en situation à titre d’exemples. L’écrivain-médecin présente ainsi « Poéticité et vie nature » : « Il existe, certes, des poésies urbaines, des textes de qualité supérieure essentiellement inspirés par la ville, certaines grandes villes en particulier, et par la multitude humaine. En ce qui me concerne, je dois avouer que le monde des forêts, des rivières, des lacs vierges et des animaux sauvages, de la taïga et de la toundra, a constitué le terrain privilégié où j’ai pu ressentir la poésie du monde. » Il en va ainsi des « Différents langages poétiques », mise ainsi en situation : « Les différents langages poétiques utilisés sous leur forme "parabolique" (parabolique étant utilisé dans le sens "telle une parabole") sont essentiels parce que l’imagination active importe, surtout si on accepte de l’intégrer à la lecture, à la réception d’un texte. Les seules compréhensions logique ou rationnelle ne suffisent pas à nourrir une création, qu’elle soit littéraire ou autre, à la faire évoluer jusqu’à ce que, grâce au lecteur, à la lectrice, elle prenne son envol. »

« Une autre étape de la révolution cartésienne [« bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences »] amorcée depuis plusieurs siècles, qui a mené l’humanité au bord de l’effondrement, doit cette fois tourner autour de la quête de grâce, c’est ma conviction intime… Ces années-ci plus que jamais, donc, l’essentiel révolutionnaire se doit d’être poétique. Personne ne peut s’épargner d’intenses plongées dans la poésie des lieux, des espaces, du temps et des êtres. Il faut considérer que ce ne sera que dans une réelle volonté de fusion rationaliste-irrationaliste, dans un amalgame foré entre le matérialisme technoscientifique et les arts… que l’humanité pourra reprendre contact avec l’amour des sols, des montagnes, des arbres, des insectes, des oiseaux et des mammifères. L’amour, mais un amour gratuit, agapan [amour en grec], représente la bouée vers laquelle l’humanité doit diriger son navire dans ce voyage qui est le sien. Et pour boussole, je propose la poéticité, avec en vigie, le poète. »

« Entrer en poéticité, c’est accepter qu’une portion de l’essentiel du monde nous imprègne, nous transforme, nous transporte, nous ouvre les portes d’un universel auquel nous rêvions, peut-être, mais que nous n’avons pas encore vraiment touché, ou auquel nous n’avons pas rêvé. »

Or, « Les voies poétiques sont hermétiques qu’en apparence. Il s’agit que tout être épris de liberté laisse voyager son imagination, comme ses aspirations les plus intimes, pour que la poéticité s’empare de son esprit. »

Nous sommes poésie : rencontres sur les sentiers de la poéticité n’a absolument rien d’ésotérique en proposant de regarder le monde dans son entièreté – les individus, la nature animale et végétale, le climat et ses composantes –, non seulement le percevoir mais d’y adhérer de façon novatrice. Ainsi, les deux dernières années planétaires, baignées dans les eaux troubles de la pandémie, sont l’occasion de changements drastiques des paradigmes de vie en société. Revenir à une certaine normalité – qui peut d’ailleurs la définir? – ne peut être la même qu’avant ce bouleversement durant lequel tous les enjeux sociétaux ont été exacerbés, notamment l’écart entre richesse et pauvreté. Les fossés de tout ordre, même en les voyant se creuser jour après jour, n’ont ainsi fait que s’élargir. Or, la « poéticité » proposée par Jean Désy, ses interlocutrices et interlocuteurs, sans être la panacée, me semble être une voie inspirante pour effectuer une vraie transition entre l’hier idéalisé et le lendemain novateur.

mercredi 2 mars 2022

Sylvie Drapeau

Le jeu de l’oiseau

Montréal, Leméac, 2022, 120 p., 17,95 $.

Théâtre de survivances

Grâce à la tétralogie intitulée Le fleuve, la comédienne Sylvie Drapeau a fait une entrée remarquée dans le cercle des écrivaines, car, en quatre livres, elle est parvenue à établir son style, cette signature littéraire si difficile à atteindre. Non seulement a-t-elle su partager des faits puisés dans l’histoire de sa famille, mais elle a réussi à transmettre des émotions universelles reconnues par un vaste lectorat.


Début 2022, elle nous proposait un nouveau roman, Le jeu de l’oiseau. Elle y ouvre la porte d’une autre cellule familiale, celle-là totalement dysfonctionnelle. En effet, il règne sur la vie de la mère et de ses enfants une telle frayeur qu’ils sont comme des pantins sur la scène d’un théâtre de survie installée entre les murs d’une maison en débriscaille, tel un radeau dans une tempête dont les vents ramènent sans cesse des vagues déferlantes toujours plus hautes.

Fabienne, c’est la mère; Raymond et Claire sont des jumeaux âgés d’une dizaine d’années; le père, c’est la bête dont la fureur règne en maître absolu sur la maisonnée, même sur le pauvre chien Ricky. Le climat est à ce point pourri que la mère a inventé le jeu de l’oiseau qui permet, à elle et ses enfants, de survivre en tout temps. Ainsi, pour désamorcer la violence, ils se réfugient dans un univers onirique donnant l’illusion d’un brouillard, tantôt épais tantôt diffus, contre lequel on ne peut rien, sinon jouer. Pour marquer ce rêve éveillé d’une empreinte littéraire forte, l’autrice a confié à Claire la narration, permettant de suivre les péripéties du côté des victimes.

J’ai remarqué que la romancière utilise l’imparfait de l’indicatif, ce temps qui exprime une action toujours en voie de se réaliser comme si elle était sans fin. J’ai compris que ce choix était obligé afin de soutenir l’interaction entre les personnages, laquelle se répète comme un maelström incessant, sinon dans de brefs instants où une lueur d’espoir laisse entrevoir une sortie de la gangue dans laquelle le père les a emprisonnés.

La famille habite au rez-de-chaussée d’une maison appartenant à monsieur Maloney, qu’ils appellent Baloney. La description des lieux, à l’intérieur comme à l’extérieur, donne l’image d’un endroit où il est impossible de vivre décemment, ce qui ajoute à la misère des occupants. À l’arrière, au fond de la cour, il y a une décharge, qu’ils appellent le trou, où coulent les eaux usées de l’aluminerie dont les lumières brillent au loin; pour les jumeaux, ce bout de leur monde est aussi pourri que leur propre existence. C’est d’ailleurs dans ces eaux boueuses qu’ils abandonneront les vestiges de leur impossible vie.

La romancière, sans identifier la région où se déroule le récit, fournit quand même quelques indications. Il y a l’aluminerie, la description de fragments d’une modeste municipalité et même le fleuve qui suggèrent qu’il s’agit de la Côte-Nord. Elle a donc planté à nouveau le décor de son récit sur les terres de son enfance.

Revenons à Claire et Raymond. Ils sont inséparables, non seulement parce qu’ils sont jumeaux, mais aussi parce que c’est ainsi qu’ils affrontent la risée des autres enfants. Leurs camarades répètent que leur mère Fabienne est une femme battue et que ses enfants sont infréquentables. La violence familiale se répand ainsi de façon insidieuse dans tous les pores de leur existence et les jumeaux n’ont d’autre choix que de se protéger l’un l’autre.

Sylvie Drapeau a créé un père de la démesure. Camionneur au volant de poids lourds, il se déplace dans un vieux pick-up qu’on entend venir à la fin de l’après-midi, signale que la mère et les enfants doivent cesser de jouer leur existence, de se faire transparents pour ne pas soulever l’ire de la bête. Ce rituel est réglé comme du papier à musique : une bière, nourrir le chien, d’autres bières, le repas, d’autres bières encore, les enfants au lit, les cris de la mère. Parfois, Maloney frappe dans le plancher pour faire taire le bruit. Quand la fin de semaine arrive, tout le monde respire puisque le père ne rentre que le dimanche soir, totalement ivre.

Le jeu de l’oiseau auquel s’adonnent la mère et les jumeaux n’est autre qu’une fuite sensorielle et émotive de l’enfer dans lequel ils vivent. Les enfants se sont créé un univers qu’ils ne partagent pas. « Pour Raymond et moi [de dire Claire], ce jeu avait été le point de départ de toutes nos inventions, de toutes nos envolées au-dessus du trou ou de la cour d’école. »

La mère joue son rôle de mère en tentant de les protéger des colères de son époux. Écrire est le seul refuge qu’elle s’accorde; elle a ainsi noirci plusieurs cahiers Canada qu’elle cache sous le matelas du lit conjugal. Un jour, elle a échappé de l’un d’eux la photo d’un beau jeune homme, les enfants l’ont ramassé et scruté avant de la lui rendre.

Fabienne s’habitue-t-elle à une telle violence? Pourquoi ne pas avoir quitté son mari? Jusqu’où les enfants sont-ils conscients des conséquences physiques et psychologiques des coups que leur père lui porte quotidiennement? Un soir d’hiver, le violent met sa femme à la porte alors qu’elle est nue; en allant la recueillir, Claire et Raymond constatent pour la première fois son véritable état. Cela réveille leur instinct de survie qui les oblige à tout faire pour les sortir de cet enfer.

Claire cherche à savoir ce que fait leur père durant les fins de semaine pour que, du haut de leurs douze ans, ils posent les gestes qui leur permettent de comprendre la situation au-delà des jeux. Les événements vont faciliter leur action : le père n’entre pas un soir, puis deux, suscitant malgré tout l’inquiétude des siens. C’est alors qu’en « ouvrant la porte [ils voient] un homme, mais dans une variante nouvelle, inédite. » Jimmy, nouveau venu, est un Amérindien dont ils reconnaissent les traits, ceux du jeune homme sur la photo que cache leur mère.

Nous découvrons en même temps que les jumeaux qui est Jimmy, les liens étroits que leur mère et lui entretiennent depuis qu’on les a éloignés l’un de l’autre, un Amérindien ne pouvant fréquenter une blanche à cette époque. Jimmy raconte comment leur père l’a souvent pourchassé sur les routes et, qu’il y a quelques jours, il a manqué une courbe et s’est retrouvé au fond d’un ravin, le coup brisé.

Fabienne, les jumeaux et Jimmy prennent la route à destination d’un nouveau départ. Les kilomètres parcourus font voir aux enfants un monde libre et paisible dont le fleuve devient le symbole.

Le jeu de l’oiseau développe un thème d’une telle misère humaine que le « le jeu de l’oiseau », que la mère et ses enfants ont adopté pour s’élever au-dessus de la violence paternelle, créée une véritable distance, comme un rêve qui les protège tel un instinct de survie plus fort que tout.

Sylvie Drapeau

Fleuve (Le fleuve, La terre, L’enfer et La terre)

Montréal, Leméac, coll. « Nomades », 2022, 344 p., 16,95 $.

Naissance d’une écrivaine

C’est sous ce titre qu’est réunie la tétralogie autobiographique de l’autrice. Nous sommes d’abord sur la Côte-Nord, une enfant raconte la vie sans histoire de sa famille, parents et fratrie. Nous la suivons au fil des âges et de leurs aléas. « Le fleuve, c’est ce qui traverse, comme une veine primordiale, ces récits à la fois intimes et universels. C’est cette force, cette puissance qui caractérise aussi "la meute", cette famille que ni les drames, ni la maladie, ni la mort prématurée n’arrivent à détruire. Tour à tour enfant, puis jeune fille, puis mère, puis femme mûre, la narratrice se transforme et se dévoile à travers ses liens avec ses frères, ses sœurs et ses parents, chacun contribuant à façonner celle qu’elle est devenue. En faisant d’eux les personnages d’une histoire éternelle et lumineuse, elle leur rend le plus magnifique des hommages. »