mercredi 28 mai 2025

Marie-Sissi Labrèche

Un roman au four

Leméac, 2025, 160 p., 22,95 $.

Conciliation fragile entre écriture et famille

Huit romans déjà? Et bien oui, déjà vingt-cinq ans que Marie-Sissi Labrèche a fait une entrée fulgurante dans le beau monde de la littérature grâce à Borderline (2000) et à La brèche (2002). Ces histoires ont été portées à l’écran, par Line Charlebois en 2008, sous le titre de… Borderline.

Labrèche n’a pas fini d’en découdre avec son alter ego littéraire et elle lui fait vivre une nouvelle aventure grâce à Un roman au four. Ou serait-ce une "inaventure", de celle où les obligations quotidiennes squattent l’entièreté du temps que son antihéroïne aimerait bien consacrer à autre chose. Mais, que voulez-vous, elle est mariée « à un workaholic et [elle est] mère d’une adolescente victime d’intimidation à la polyvalente. »

La narratrice voudrait écrire, mais « elle est constamment happée par les mille et une tâches quotidiennes : le linge sale qui s’empile, les draps à changer, la toilette à nettoyer, les emplettes à aller chercher, les repas santé à préparer, les légumes à éplucher, à mettre en dés ou en biseaux, les viandes à décongeler, les sauces à touiller, les devoirs de la petite à superviser, les comptes à payer, les médicaments à gérer, la litière de la chatte à changer et rebelote… et, bien sûr, le poulet à mettre au four, le satané poulet qui poursuit l’écrivaine jusque dans ses rêves où elle se voit enceinte de croquettes. »

« T’appelle ça vivre, toi Marie-Sissi? », aimerait-on chuchoter à l’oreille de la narratrice, mais cela ne suffirait pas, j’en suis sûr. Il vaudrait mieux lui crier haut et fort pour qu’elle sorte la tête du four infernal dans lequel le quotidien la laisse s’user à petit feu… d’ici à ce qu’elle y enfourne le roman qu’elle finira bien un jour par écrire. Elle sait pourtant que « la meilleure façon d’écrire un roman c’est une phrase à la fois, je ne suis pas sortie du bois, de l’auberge, de mon putain de bungalow pourri. »

À l’autofiction qu’elle privilégie par-dessus tout, la romancière ajoute un nouvel ingrédient : un récit sans point ni coup sûr, oups je parle littérature non pas baseball. Un récit, dis-je, sans point, mais qui fait un usage stratégique de la virgule. Pour une narratrice qui avoue ne pas toujours comprendre l’orthographe de certains mots – l’histoire des moines qui, au Moyen Âge, ajoutaient des lettres aux mots, car ils étaient rémunérés à la lettre, lui revient – ou de ne pas retenir la signification de certaines figures de style, l’oxymoron par exemple, ou encore le combat persistant qu’elle mène avec le participe passé qu’un politicien de chez nous aimerait bien faire disparaître une fois pour toutes – de quoi se mêle-t-il? – et toutes les questions de langue qui lui sont une suite de problèmes récurrents J’avoue partager certaines de ses inquiétudes et, comme la narratrice du temps où elle enseignait la mise à niveau ou donnait des ateliers d’écriture au collégial, je comprenais parfaitement le regard dubitatif de certains élèves se sentant comme Sisyphe devant l’impossible montagne lexicale ou grammaticale à grimper.

Comment demeurer créatif quand on est la seule à tenir la maison et la famille à bout de bras? Quand il y a peu ou pas de reconnaissance pour les écrivaines, les vraies et non celles qui se sont hissées au rang des vedettes et dont je tais le nom? Il faut aussi courir après quelques contrats – de pubs débilitantes, d’articles gnian-gnians, etc. – pour ramener des sous à la maison afin de garder l’impression d’être encore un peu financièrement indépendante.

Marie-Sissi Labrèche fait presque l’inventaire des tâches domestiques jadis dévolues aux femmes au foyer pour lesquelles son ingénieur de conjoint – Français pour compléter une caricature cocasse et désobligeante à souhait– n’a aucune appétence. Si elle le lui fait remarquer, il s’y essaie pour démontrer sa totale incompétence. Puis, il ne faut pas oublier Bérénice, son ado de fille qui, intimidée à l’école, se pose en victime incapable de lever un petit doigt pour se défendre. Aider sa mère? Nenni, les tâches domestiques. Il faut dire que cette mère, comme l’écrivaine l’a raconté dans son premier roman, a subi une enfance qu’elle ne veut pas reproduire avec sa fille. Comment alors parvenir à lui donner une bonne éducation quand les modèles qu’on a eus sont pourris?

Malgré tout, la narratrice persiste à s’asseoir à sa table de travail, jour après jour, car, « faire de la création littéraire ne veut pas nécessairement dire sortir des choses de son imaginaire, de toute façon on ne peut pas inventer à partir de rien, et puis la création littéraire n’était finalement que la volonté de raconter le plus justement possible ce que cette salope de vie nous fait subir… » Il lui faut alors « se boucher les oreilles pour ne plus entendre les demandes incessantes du mari, de la gamine, de la chatte, du poulet à mettre au four et, comme une Sisyphe des temps modernes, elle se remet à la tâche, pousse son rocher et écrit. »

Mais, se couper du monde ne signifie pas se couper de son propre monde qui, dieu sait, grouille de toutes sortes de souvenirs, ceux de sa mère schizophrène morte en institution après lui avoir fait subir une enfance de misère, la seule qu’elle connaisse et dont l’écriture, a-t-elle compris, est le seul remède pour protéger sa vie d’adulte, une adulte qui ne sait pas trop comment vivre son manque d’une enfance irrécupérable.

Si on a parfois l’impression que la trame du récit est une suite d’élucubrations sur la quête d’une raison d’être une femme émancipée, une mère pas tout à fait indigne et une écrivaine, « une recluse qui se joue dans les tripes à cœur de journée », c’est que s’adonner à l’autofiction s’est se mettre à nu sans réserve, sans pudeur.

Offrir ainsi ses tripes au premier lecteur, c’est aussi exprimer son point de vue sur tout ce qui dépasse du jupon de la société et qui l’agresse. La richesse, par exemple, qui octroie aux très, très bien nantis tous les privilèges qu’on vous refuse, même les chiches bourses pour travailler à un prochain roman. L’écrivaine a l’œil averti et ses observations de certains travers de la société, entre autres le capitalisme abusif ou toutes les obligations périphériques qu’on impose aux auteur-e-s pour en faire des marchands de culture, sont toujours en accord avec son discours personnel.

En refermant Un roman au four, j’ai eu l’impression d’avoir pris un café avec une amie qui, à bâton rompu, m’a entretenu de ce que lui est arrivé depuis notre dernière rencontre, tout en faisant des rappels d’événements d’autrefois qui l’amènent encore à penser ainsi ou à poser des gestes sans prévoir les conséquences immédiates. Le récit décousu de cette amie est à l’image de sa personnalité publique, du moins celle qu’elle entretient depuis vingt-cinq ans et la parution de Borderline. Le seul filtre qu’elle se permet pour notre plus grand plaisir, c’est de teinter son propos d’une autodérision qui désamorce même les événements les plus dramatiques qu’elle raconte.

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