mercredi 21 décembre 2022

Pascale Navarro

La classe de danse

Montréal, Leméac, 2022, 120 p., 14,95 $.

La passion comme art de vivre

Il est des voix qu’on entend, mieux qu’on écoute, et qui laissent une trace indélébile dans notre arrière-mémoire, laquelle nous les rappelle fréquemment comme si leurs échos nous appartenaient depuis la nuit des temps. La journaliste, écrivaine et conférencière Pascale Navarro est une de ces voix entendues à l’époque où elle était chef de pupitre de la section "Livres" et responsable de la chronique "Danse" de l’hebdo Voir. Je crois avoir lu la plupart de ses recensions dont la pertinence critique et la justesse de ton correspondaient alors à ma façon d’aborder la littérature.

C’est cette voix influente que j’ai retrouvée dans La classe de danse, son deuxième récit autobiographique après La menthe et le cumin (Leméac, 2020). Je vous suggère d’ailleurs de lire la chronique que Mario Cloutier a consacrée à ce livre dans La Presse (27-09-20), certain que vous courrez chez votre libraire vous procurer ce livre, ce que j’ai fait et les courts récits qui le composent illustrent parfaitement ce qui réunit les familles d’immigrants autour d’une table, chacun des mets rappelant une personne, un événement et, surtout, un mode de vie adapté à ce pays d’adoption.

Revenons à La classe de danse qui est un exercice de mémoire animé par des souvenirs très précis, jusque dans les moindres détails. D’entrée de jeu, c’est la forme du récit qui m’a séduit, car, même si je ne connais absolument rien de cet univers, le monde de la danse tel que Pascale Navarro nous le fait découvrir a quelque chose d’émouvant. Comment pourrait-il en être autrement quand notre guide est une enfant passionnée pour qui la classe de danse est son univers fait de musiques, de mouvements et d’efforts constants. C’est aussi celui de l’apprentissage d’une discipline personnelle qui, l’ignorant alors, transcendera la seule pratique de la danse qui s’introduit dans la vie de l’enfant jusqu’à devenir préalable à tout mouvement du cœur, du corps et de l’esprit. Bref, la classe de danse est tels l’alpha et l’oméga de sa vie bien qu’elle soit « partagée entre le plaisir de danser et la panique à l’idée que des yeux m’observent. Cette impression d’une faille qui se creuse ne me quittera plus. » (45)

La trame du récit est organisée comme une véritable classe de danse en faisant sien ce qui me semble être ses cinq temps : la barre, le centre, la scène, les coulisses et le mouvement. Puis, chacune des séquences compte divers exercices visant à les pratiquer de la meilleure façon possible jusqu’à ce que chacune des habiletés requises atteigne ce qu’on appelle alors « la perfection ». Oserais-je écrire : l’enfant s’en va en guerre, l’échec est impensable.

Puis, l’écrivaine – n’oublions pas que Pascale Navarro est d’abord et avant tout une professionnelle de l’écriture – ajoute à tous les instants la référence à la pièce musicale utilisée par les professeures comme ambiance de la répétition : de Bach à Tchaïkovski en passant par Smetana et Adolphe Adam, mais aussi par André Gagnon ou Gipsy Kings. Peut-on parler de l’éclectisme musical des professeures ou de la jeune narratrice? Pour cette dernière, ses références musicales sont d’abord classiques et elle devient plus curieuse au fur et à mesure qu’elle prend une distance avec l’art du mouvement et laisse son adolescence se manifester et s’exprimer.

Lire quelques passages de La classe de danse en écoutant la pièce musicale à laquelle le texte fait référence est une expérience que je recommande, car vous verrez peut-être comme moi les artistes en plein apprentissage. Vous visualiserez alors le lien entre la narration et la trame musicale qui l’inspire. Vous comprendrez, j’en suis certain, que lorsqu’on lit, on ne sait jamais si ou quand l’émotion surgira. Il ne faut surtout pas l’attendre, mais la laisser poindre cette charge sensorielle difficile à traduire en mots, sinon en l’évoquant.

La classe de danse est tel le journal intime d’une enfant de huit ans, d’une adolescente et d’une jeune adulte de dix-huit ans qui vit un rêve jusqu’à ce qu’elle comprenne, comme Brel dans « La quête », qu’elle fait un impossible rêve. Comment alors donner un sens à son existence centrée sur la passion d’un art pour lequel elle a engagé sa jeune existence, voire hypothéquer l’avenir? Pascale Navarro communique avec finesse la violence qu’elle ressent lorsqu’on lui dit crument qu’elle est renvoyée de l’école de danse. Une violence aussi agressante que celle ressentie un soir de ses quinze ans où elle va « rejoindre cet ami de la famille à l’université, où il enseigne… Quand je sortirai de là [écrit-elle], quelques minutes plus tard, ma vie sera sens dessus dessous. Je sais que je ne serai plus jamais la même. » (39) Finesse et violence ne vont pas ensemble, direz-vous, mais c’est ce qu’on comprend dans ces passages où on l’oblige à renoncer à ses projets d’avenir comme on l’a fait de son innocence.

Que faire alors? « Je dois prendre ma place, je ne sais pas laquelle, ni ne sais de quoi mon avenir sera fait. » (102) Après le visionnement de Pas de deux (1968), un documentaire de Norman McLaren produit par l’ONF, elle se demande : « Comment dire cette fusion entre la musique, le mouvement, les corps? On dirait que la danse veut se frayer un chemin dans ma tête. Par ma main qui écrit, elle veut continuer à exister. » (103) La suite de cette réflexion fait l’histoire.

On connaît le militantisme féministe de Mme Navarro. En lisant La classe de danse, il me semble manifeste que passion, militantisme et discipline sont indissociables de la femme qu’elle est. Il ne faut surtout pas oublier l’importance, parfois déterminante, des camarades de classe et des amitiés, balises vitales sans lesquelles parcourir cette route aurait été difficile, voire impossible.

Ne vous laissez pas intimider par son titre, car La classe de danse est d’abord le décor dans lequel Pascale Navarro s’est installée pendant une dizaine d’années et qui est devenu, sans qu’elle le sache ou le comprenne alors, le lieu d’événements fondateurs de la femme qu’elle est devenue. En refermant cet émouvant récit, j’ai revu « La petite danseuse de quatorze ans », une sculpture d’Edgar Degas exposée au Musée d’Orsay, une œuvre dont l’hyperréalisme valut l’opprobre à l’artiste, mais qui est tant apprécier depuis.

mercredi 14 décembre 2022

Bianca Joubert

Couleur chair

Québec, Alto, 2022, 192 p., 25,95 $ (papier), 15,99 $ (numérique).

De l’Histoire aux histoires

L’Histoire universelle apprise au temps de mon enfance n’est plus tout à fait la même, les sciences et les recherches en ayant rayé des pages et écrit d’autres, dont certaines de l’Histoire dite du Canada. J’ai compris depuis que le mot Histoire, avec une majuscule, fait référence à des faits marquants pour une part de l’humanité, un maillage d’événements survenus en même temps dans plusieurs territoires de la planète. L’influence du climat, des régimes politiques, des religions et des cultures pèse lourdement sur la façon d’écrire l’Histoire.

Quant au mot histoire avec une minuscule, il fait entre autres partie de ce que la littérature considère comme la trame narrative d’un récit, tous genres et toutes formes confondus, chacun ayant emprunté divers moyens d’expression au fil des siècles.


Ce long préambule pour souligner que la romancière Bianca Joubert s’est habilement jouée de plusieurs pages de l’Histoire – des Histoires devrais-je plutôt écrire – pour en faire la trame narrative de son roman, Couleur chair. Ainsi, la narratrice est d’origine autochtone par son arrière-grand-mère Adriana, une Micmaque transplantée dans une famille de colons blancs. Il y a aussi cet homme, à la peau foncée et aux cheveux hirsutes, un noir états-unien qui a fui ce pays où l’entière liberté n’était pas encore gagnée, malgré la loi mettant fin à l’esclavage en les émancipant.

La quête de la narratrice peut se résumer ainsi : « Dis-moi d’où tu viens, je te dirai où tu vas. » Ou encore comme l’exprime elle-même : « Loin de me donner une image claire de ma généalogie, mes recherches ne faisaient qu’agrandir le puzzle auquel s’ajoutaient sans cesse des morceaux. À Adriana et Louis Lepage se greffaient toute une famille élargie et, finalement, presque une histoire de l’Amérique à ma petite échelle. » (140)

On comprend que la romancière ratisse large en tissant un patchwork empruntant formes et couleurs aux histoires d’une communauté amérindienne et à celles d’un noir états-unien ayant fui le pays où sa famille a été amenée d’Afrique à bord des négriers. La vastitude de ce corpus peut devenir une entrave pour qui veut suivre le fil conducteur du récit qui va jusqu’à amalgamer les histoires racontées simultanément.

La quatrième de couverture titille assurément l’intérêt de la lectrice et du lecteur, mais elle traduit aussi avec justesse l’essentiel de la trame des récits croisés. « D’une lignée où les origines sont entourées de mystère, une femme explore la construction de l’identité autour de la couleur de la peau. Elle retrace la trajectoire de ses ancêtres à travers des vies, des scènes, des mémoires liées à des points charnières de l’Histoire.

Adriana, enfant micmaque transplantée dans une famille blanche à la mort de ses parents, y croise le chemin d’un esclave en fuite. Ce dernier éveillera en elle la curiosité des livres et une ouverture à l’autre.

Dans ce roman où se brouille la frontière entre les mondes physique et invisible, les cousins savent voler, les amants secrets marchent sur les murs et les animaux se transforment à leur guise. La quête des racines côtoie celle de la liberté du corps et de l’émancipation de l’esprit. »

L’originalité littéraire de Bianca Joubert, c’est qu’elle joue du temps comme d’un miroir réfléchissant à la fois un passé composé, un passé simple et un présent évanescent. Ces trois dimensions tiennent à la structure du livre en autant de sections – Mère, Père et Esprit – auxquelles s’ajoutent prologue et épilogue qui s’avèrent nécessaires si on considère la complexité de la trame narrative. Chacune des sections compte plusieurs tableaux décrivant ou illustrant des situations précises de l’action, des détails nécessaires autant à l’évolution de l’histoire qu’à son horloge spatiotemporelle. En effet, si on va d’un siècle à l’autre (du 16e au 21e siècle) et d’un territoire à l’autre (de la Nouvelle-France aux États-Unis en passant par le Sénégal), et d’une femme micmaque à un noir états-unien, ces points d’ancrage sont d’essentiels repères à la compréhension du récit aux sujets plus actuels que jamais quand on pense au sort réservé aux communautés amérindiennes canadiennes ou à Black Lives Matter.

J’ai choisi, il y a très longtemps, de faire de « la critique de consécration » en fournissant toutes les raisons du monde de lire les ouvrages recensés. L’enchevêtrement des histoires, des lieux et des époques de Couleur chair m’a d’abord fait hésiter. Ce sont finalement les sujets abordés autant que les qualités littéraires du livre qui ont eu raison de mon hésitation, car Bianca Joubert sait capter et retenir notre attention grâce à des personnages forts et en associant des pages d’Histoire rarement mises en parallèle ou associées comme celle des autochtones et des noirs d’Amérique.

mercredi 7 décembre 2022

Poésies aux couleurs saisonnières

En cette fin de saison dévêtue et tout en grisaille en attendant son blanc manteau, la couleur des mots apaise le spleen que l’atmosphère répand sur son passage, souvent bien malgré nous. Je vous propose une potion littéraire qui vous fera voyager dans l’univers de quatre poètes qui nous invitent à nous approprier leurs mots.

Jacques Audet

Ne retiens pas le feu

Montréal, Noroît, 2022, 88 p., 22 $ (papier), 17 $ (numérique).

Premier univers à visiter et partager, celui de Jacques Audet, écrivain et professeur au cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu. Ce deuxième recueil, intitulé Ne retiens pas le feu, est composé de cinq suites, chacune explorant un aspect du thème qu’évoque le titre. Le poète propose à celles et ceux qui s’aventurent dans son univers les pistes de sa quête personnelle : « S’animer et embraser, enlacer ou s’éteindre, croître, réchauffer, puis disparaître… Ces gestes que nous expérimentons chaque jour dans le monde, le feu s’en fait le miroir circonspect. À la fois objet et rêverie, exercice de fascination et nécessité de vigilance, le feu nous expose à sa lumière et à sa force. Mais au moment où nous nous en approchons, il s’échappe, impossible à contraindre, ne laissant que le spectacle de sa liberté qui est aussi celui de sa violence et de sa fuite. Nous n’avons cependant d’autre choix que de courir le risque de le laisser croître et parfois de le laisser mourir. Et chaque poème tente de créer un risque de cet ordre : une latitude propre, un jeu, un mouvement que rien ne puisse prévoir ni retenir. »

À nous de nous approprier un à un les mouvements poétiques offerts. Pour ma part, "Matrices" et "Embrasements" ont retenu mon attention dès la première lecture tant par ce que chacun résonne chez moi que ce que suggèrent leurs exergues. « La mort est la mère des formes » (Octavio Paz) pour le premier et C’est la fenêtre / qui la première / reconnaît le matin » (Dominique Robert) pour le second.


Mélanie Béliveau

La femme meurt en juillet

Montréal, Mains libres, coll. « Poésie », 2022, 112 p., 20,95 $.

Arrive ensuite – l’ordre alphabétique n’a rien à voir avec un jugement sur le mérite de chacun des recueils répertoriés – le recueil de Mélanie Béliveau. Comment taire l’émotion que suscite la suite de poèmes qui nous font partager, les unes après les autres, les étapes bien réelles que vivent celles devant un cancer qui s’impose.

« je suis jeune je ne connais rien à rien

un Anglais me glisse dans sa langue future simple

on a tous un cancer en dedans de nous

it’s up to you de le développer ou pas

 

un talent caché

un potentiel

peinture dessin poterie

 

l’humanité te laissera tombe dans la brisure de l’aube

ce ne sera pas toujours sur tes pattes »,

« Dans ce recueil, Mélanie Béliveau traite du cancer, de son traitement et des séquelles tant physiques que psychologiques. Sans détour aucun, la poète fait vivre au lecteur le parcours qui va de la chirurgie jusqu’à sa reconquête de la féminité et de la suite des choses. Ce périple est celui d’une femme en particulier, mais il représente également celui de tant d’autres. Tout y est abordé, parfois très délicatement, parfois crûment. Il y est question de l’anesthésie et de la chirurgie, de la conscience embrouillée de la poète quand elle sort des « vapes », de ce qu’elle retient de son expérience des bandages, du drain, du retrait des équipements, des traitements, de l’équipe médicale… Au cours de ce long cheminement, on lit, en poésie, le sentiment d’abandon, ce moment où la vraie bataille commence pour la poète, qui aborde ensuite la période du « foulard », des vêtements amples cachant la poitrine et de tout ce qui domine les premiers jours de convalescence à la maison. Arrive ensuite une certaine révolte.

La femme meurt en juillet raconte la femme qui vit en la poète, celle d’avant la maladie. C’est un livre dur, franc, direct. Un livre qui fait mal, mais qui, au fil des pages, permet aussi au lecteur d’assister à la réconciliation de cette femme avec le cancer. Peu à peu, on comprend que la poète apprend à s’aimer elle-même et à aimer l’autre à nouveau. Elle recommence à vivre, autrement. Ce livre bouscule souvent le lecteur, mais il le touche également comme une caresse. Il donne à écouter une voix qui évolue du caractère clinique d’un éclairage trop fort jusqu’aux rayons chaleureux d’un soleil empli d’espoirs. »


Stéphane Despatie

Garder le feu

Montréal, Mains libres, coll. « Poésie », 2022, 84 p., 19,95 $.

Je me souviens très bien du premier ouvrage de ce poète Charpente sauvage (Les Intouchables, 1997). Suivirent Ceux-là (Écrits des forges, 2010) qui reprend "Tu es là et tu regardes ma mère et mes fils te voler des vers" et "Oublierons-nous" où se superposent vérité criante et espoir égaré dans des dédales de cette même vérité; puis, Paroles biologiques (Écrits des forges, 2021) dont j’ai retenu ces vers :

«sur la table je l’étends

la carte usée par tous les divorces

de nouvelles divisions l’épinglent

toujours plus loin

dans les retranchements

 

plus qu’une ville qu’on écartèle

c’est le territoire de la poésie"».

Ces derniers vers, face à ceux de Garder le feu, me semblent bien illustrer la rupture de ce recueil dont l’écriture est « plus polysémique, voire plus obscur. Bien qu’articulée autour de contraintes formelles, elle ne [sacrifie] pas pour autant l’idée d’entretenir la capacité de rêver ou de s’indigner, voire de s’enflammer. » Le livre compte-t-il soixante-douze poèmes ou un seul long? Voyez les derniers vers du livre :

"et puis qu’est-ce que l’oubli au nord de l’absolu sans cahier pour écrire

le totem de glaise aveuglé par ton reflet vieilli de sel contre la mer

je dis encore ton nom pour comprendre le mien

comme je descends dans le poème où fragile je me rencontre»

Louise Dupré

Exercices de joie

Montréal, Noroît, 144 p., 22 $ (papier), 17 $ (numérique)

« Troisième recueil d’un triptyque sur les possibilités du poétique face à l’horreur et à la détresse (Plus haut que les flammes, 2010; La main hantée, 2016), Exercices de joie prend le risque de la tendresse en choisissant la douceur comme arme de combat. Dans une écriture fluide qui alterne entre prose et vers, les poèmes explorent la notion de joie, non seulement comme quête d’apaisement, mais comme responsabilité à l’égard des autres : le souci de leur apporter espérance. Or, cette joie impose une gymnastique mentale, elle repose sur des exercices qui témoignent du désir de s’élever au-delà de la douleur sans pourtant la nier, afin de demeurer à l’écoute du monde. Sans craindre la vulnérabilité d’une parole simple, la poète navigue en glissant constamment de l’âge adulte à l’enfance jusqu’au seuil de sa propre disparition. La joie comme faible clarté résiste à l’essoufflement : « écrire maigre / écrire pauvre » permet au poème de glaner autour de lui des parcelles de beauté et de voir surgir la lumière camouflée sous le noir.

"malgré l’usure

de tes genoux

tu sais encore marcher

 

et tu resteras jusqu’au bout

une femme de désir

 

soulevant à chaque pas

la beauté

endormie sous la poussière

le désir est un horizon

debout" »

 

mercredi 30 novembre 2022

Madeleine Monette

L’Amérique est aussi un roman québécois. Vues de l’intérieur

Montréal, Nota Bene, coll. « La ligne du risque », 2022, 252 p., 26,95 $.

Écrire à plein poumon

Je soulignais récemment qu’avant d’être écrite la littérature était affaire de paroles. Explorons aujourd’hui l’univers de l’écrivaine Madeleine Monette dans L’Amérique est aussi un roman québécois, un recueil de textes choisis parmi ceux qu’elle a consacrés à sa démarche littéraire à ce jour.

Elle y « trace un parcours d’écriture exemplaire depuis une quarantaine d’années. Dans son exil new-yorkais où elle vit sa condition particulière de migrante, elle habite et incarne de façon singulière la langue et la culture québécoises. Parmi les voix exilées de notre littérature, la génération d’Anne Hébert regardait le Québec depuis l’Europe, tandis que celle de Madeleine Monette fait corps avec une Amérique à la fois différente et semblable, surtout par son urbanité dont l’hybridité infinie la fascine. On connaît Madeleine Monette par ses romans et sa poésie, mais voici qu’on la découvre comme une essayiste de premier plan, tout en nuances, attentive à ces arrachements bénéfiques qui l’éloignent au quotidien de sa culture d’origine, pour mieux l’en rapprocher dans l’écriture. »

J’explorais, dans Lettres québécoises (no 133, printemps 2009), « une dizaine des essais qui jalonnent la carrière de Madeleine Monette et décrivent sa démarche créatrice. Ce sont comme des radiographies de son état d’esprit à des moments précis de sa pratique artistique. On y trouve, de l’un à l’autre, l’évidence de l’évolution de la femme et de l’écrivaine à travers chacun de ses nouveaux écrits. »

Parmi ces argumentaires, celui qu’elle a livré lors de son entrée à l’Académie des lettres du Québec, en 2007, me semblait déjà fort remarquable; je ne suis donc pas étonné de le relire ici, car il est d’actualité. « Liens et balises » est son credo littéraire québécois et porte sur sa façon de participer à notre littérature en tant qu’écrivaine. Un passage me semble incontournable : « Mais cette littérature effervescente et dépliée, plus ouverte que jamais sur le monde et encore peu connue pourtant, même de ses propres lecteurs québécois, n’occupe pas et n’arrive pas à réclamer avec assez de force, comme c’est le cas pour les littératures de bien d’autres petites nations, sa place dans l’histoire de la littérature mondiale. »

Madeleine Monette, qui souhaite ardemment que la littérature québécoise puisse s’y insérer, se plaît « à imaginer les œuvres littéraires de différents pays dans une vaste chambre d’échos, une chambre de réverbération espace-temps, où elles seraient lues dans la mémoire les unes des autres, appréciées ainsi à la loupe et par satellite ».

Quinze ans dans la vie d’une écrivaine ou d’un écrivain, ça peut être très court ou très long. Or, le temps littéraire de Madeleine Monette fut très rapide, car non seulement elle publia plusieurs ouvrages, mais elle s’intéressa aussi au travail périphérique de l’autrice qui va vers son lectorat et vers l’institution littéraire qui a elle-même ses exigences.

On la comprend lorsqu’elle écrit : « Dans mes romans où d’autres arts sont souvent représentés, l’attention aux efforts d’une peintre, d’une danseuse, d’une chanteuse, d’une comédienne, d’un petit poète anorexique, d’un jeune rappeur… m’a permis de me tenir à vue, d’écrire en interrogeant de près mon écriture, en la contextualisant. Ce double processus, je m’y suis prêtée également dans ma vie au fil des années, lorsque j’ai écrit des essais-témoignages. »

L’Amérique est aussi un roman québécois compte deux sections, celle des essais où on lit 14 textes et l’autre, 8 entretiens. Chaque texte s’intéresse à un aspect de son art d’écrire, nous suivons ainsi son cheminement et percevons les fragments de sa démarche artistique à travers sa vie de femme francophone vivant à New York, d’écrivaine en marche dans un monde où associée vie de femme et vie de créatrice a ses exigences en proposant de relever de nouveaux défis.

Les réflexions de Madeleine Monette nous font regarder par-dessus l’épaule de sa pratique de l’écriture, de la prose narrative à la poésie, sans oublier ses textes d’exposés oraux tel son discours d’accession à l’Académie des lettres du Québec. Il se dégage de cet ensemble une illustration de ses discours littéraires. À l’ère du prêt-à-manger culturel que proposent parfois les plateformes numériques, n’est-il pas raisonnable de nous tourner vers des créatrices et créateurs reconnus plutôt que vers des avatars virtuels dont on ne parviendra peut-être jamais à retrouver l’origine de leur démarche?

mercredi 23 novembre 2022

Lise Tremblay

Rang de la dérive

Montréal, Boréal, 2022, 120 p., 20,95 $.

Variations sur un même thème

La rupture, même indifférenciée, existe depuis toujours. C’est lorsqu’elle se glisse dans le contre-jour des sentiments qu’elle fait du sens jusqu’à ébranler les piliers de la société. Ainsi, la séparation ou le divorce furent longtemps mis à mal en condamnant les femmes et les enfants à la misère. Hélas, ce l’est encore trop souvent aujourd’hui.

C’est l’univers de cinq femmes confrontées à une telle séparation que Lise Tremblay nous fait découvrir dans les nouvelles du recueil Rang de la dérive. Nous sommes dans l’univers cru des sentiments malmenés comme si chacune des narratrices sans nom avait été abandonnée sur le bord du chemin de leur existence.


Lise Tremblay, dont les ouvrages ont été salués et honorés d’un prix littéraire, nous plonge directement dans le mal être de ses héroïnes, au mi-temps de leur vie ou même plus tard. Elles ont tout misé sur leur vie amoureuse, exploitant ce sentiment avec une telle intensité que son éclatement est plus qu’une affaire de cœur, comme si leur existence était remise à zéro.

L’héroïne – comment identifier autrement la narratrice? – raconte le cours des événements qui ont mené à la rupture amoureuse. La voix de "Rang de la dérive" est restée marquer par une phrase d’une écrivaine italienne : « Nous, les femmes, nous accordons beaucoup trop d’importance à l’amour. » (9) Toutes en ont ressenti ce poids.

 "Rang de la dérive"

La compagne d’Eli est tombée amoureuse dès leur première rencontre. Dès lors : « Je me suis mise à son service comme on entre en religion. » (11) Cet esclavage volontaire l’a contrainte d’accepter des tâches d’enseignement moins intéressantes. Retraité, Éli s’est investi dans la quête d’une utopique fontaine de jouvence. À l’évidence, elle constate : « Je connaissais les ressorts du patriarcat, ce que voulait dire l’aliénation. Je connaissais tous les pièges qui guettent les femmes. J’ai l’impression, avec le recul, qu’il y avait une faille. Visiblement, je portais cette faille comme on porte un gène. » (13)

Constance, l’ex d’Eli qui habite « le rang de la dérive », fera réagir l’héroïne grâce à cette distance qu’elle est parvenue à mettre entre elle et lui, surtout entre elle et un mode de vie qui n’en était pas un. Constance dira d’Eli : « Il a peur de mourir, il a toujours eu peur de mourir. C’est pour cela qu’il m’a quittée. J’apportais la mort. Et vous, la vie. » (25) Malgré tout quand Constance apprend qu’elle va le quitter, elle lui dit : « Et là, je suis triste. Un vieillard abandonné, c’est toujours triste. » (28)

"Les dahlias Evelyne"

Ici, outre la narratrice, il y Martha, Estelle, Jasmin, Jean et les enfants devenus des adultes. Il y a aussi la Côte Nord et la Métropole, deux lieux où se dérouleront les cinq histoires du recueil avec la route 138 pour les relier comme la corde au bout d’une bouée de sauvetage qu’il faut remonter à destination de la nature aux beautés qui emprisonnent. « La côte les envoûtait comme elle nous a envoûtées, Martha et moi. »

Les dahlias du titre sont ceux que cultivait Martha, son jardin devenu une source de fierté libératrice. Dès le début du récit, Martha et la narratrice ne marchent plus ensemble depuis le départ d’icelle et que l’âge les a irrémédiablement gagnées et que la maladie, physique ou mentale, les a visitées. Martha et son amie ont quitté la côte depuis longtemps, mais jamais leur amitié n’a flétri jusqu’à la fin de la vie de Martha. C’est auprès de ces femmes que nous apprenons la signification du mot honte, symbole de l’échec d’un mariage béni pour toujours, pour le meilleur et pour le pire.

"La traversée"

"La traversée" identifie l’origine de la relation tumultueuse entre la narratrice et René. L’histoire de leur échec est celle d’un naufrage aussi fulgurant que le tumulte des eaux de la traversée initiale : la violence. « Puis j’ai pensé qu’il y avait longtemps que j’étais prise au piège comme sur le pont du bateau. Et cette pensée ne m’a plus quittée. Le René que je venais de voir était le même que depuis toujours. Mais là, sa violence s’était trouvé une brèche, et il ne la contrôlait plus. Elle l’avait complètement envahi. » (68) Les autres personnages sont des vecteurs nourrissant la personnalité égotiste de René et la faiblesse de la narratrice.

"Vieille France"

La narratrice, installée dans un village de Gaspésie, a toujours vécu près de la mer. Durant son enfance en France auprès d’une grand-mère aimante – « Comme si mon enfance s’était changée en vieux film français peuplé de paysans et de pêcheurs bourrus. J’ai quitté la France il y a près de quarante-cinq ans. » (75) – et maintenant dans une pension où elle est venue couler ses derniers jours, avant les soins palliatifs lorsque la maladie finira son ravage. « Tu sais, si on me demandait ce que j’ai fait de ma vie, je répondrais que j’ai réfléchi dans les autobus. Dans les heures que j’ai passées dans les transports en commun pour me rendre dans la banlieue nord, je ne faisais que cela : penser. J’avais eu une vie coupée en trois, mon enfance française, mon mariage et mon divorce. » (83) L’ultime bilan de sa vie compte des moments heureux et d’autres d’une lassitude qui s’est imposée petit à petit. « Je n’étais pas malheureuse, mélancolique oui, mais une mélancolie douce faite d’acceptation. » (92)

 "Un conte"

Le dernier récit s’annonce par une fin abrupte : « La nuit où Yves m’a annoncé qu’il ne m’aimait plus, j’ai quitté la maison le lendemain… Je ne l’ai jamais revu. » (99) La trame de la vie du couple se résume ainsi : « J’ai commencé à vivre avec lui alors que je venais d’avoir cinquante ans, il en avait trente-huit. J’étais une très belle femme. Je le savais. Une grande partie de ma vie amoureuse avait reposé sur ce constat. » (100) Vingt ans séparent les deux moments et la vieillesse s’est installée en creusant un fossé infranchissable. « Évidemment, je souffrais [dira-t-elle]. Mais j’avais honte de souffrir ainsi. Une vieille femme de soixante-dix ans ne souffre pas d’un chagrin d’amour. C’est vulgaire. Et plus j’avais honte, et plus je me terrais. » (104) Heureusement, il y avait Bernadette, une amie de longue date qui finira par la convaincre de consulter, surtout après avoir remarqué qu’elle se mutilait. « Ma psy répétait qu’il fallait essayer de flotter sur sa douleur, surtout ne pas s’y dissoudre… Il fallait que je surnage. Et ce n’était pas simple. J’avais soixante-dix ans, j’allais vieillir seule, très loin des images de femmes grisonnantes encore belles et accompagnées d’un homme de leur âge que l’on voyait dans les publicités annonçant des condos pour retraités et des assurances vie… Cette réalité était une arme. Bernadette la maniait à merveille depuis des années. » (114-115)

Les cinq femmes qui se racontent dans les nouvelles de Rang de la dérive illustrent autant de points de vue de l’échec amoureux et de ses conséquences. Culpabilité, honte, déshonneur et tous les autres sentiments désagréables ressentis après ce qu’elles croient être leur responsabilité d’un irrémédiable échec. La période de tourment intensif se calme petit à petit dès que le travail de reconstruction de leur vie affective s’amorce, c’est-à-dire qu’elles comprennent qu’un échec est un échec et rien de plus si on refuse qu’il envahisse et pourrisse l’existence. Lise Tremblay a très bien su décrire, sans pathos excessif, la vie intérieure et quotidienne de femmes blessées, mais combattives. L’écrivaine a créé des histoires à la mesure des drames qu’elles évoquent lesquels s’apaisent au fur et à mesure que le temps en cicatrise les blessures.

mercredi 16 novembre 2022

Sophie Dubois et Louis Patrick Leroux (dir.)

Esti toastée des deux bords; Les formes populaires de l’oralité chez Victor-Lévy Beaulieu

Montréal, PUM, coll. « Nouvelles études québécoises », 2022, 312 p., 34,95 $.

La parole est-elle d’argent ou d’or?

On oublie souvent que les littératures furent d’abord parlées, notamment la littérature française qui mit du temps à se créer une orthographe et une grammaire communes à son seul territoire.

Je pense aux contes et légendes transmis d’une fratrie à l’autre, parfois d’une communauté à une autre. Je pense aux origines de "La chasse-galerie" et aux chansons folkloriques dont l’abbé Charles-Émile Gadbois récolta l’essentiel et publia, paroles et musiques, dans les cahiers de La bonne chanson.

Puis vinrent la radio et la télévision généraliste qui furent et demeurent de grands diffuseurs de littérature orale à travers les monologues et les dialogues de feuilletons, des histoires qui continuent d’attirer les téléspectateurs sur diverses plateformes. Si les téléromans ou les téléséries ne sont pas tous « littéraires », ceux écrits par Victor-Lévy Beaulieu sont unanimement considérés comme en ayant les qualités.

Sophie Dubois et Louis Patrick Leroux, professeurs et membres de la Société d’études beaulieusiennes, ont dirigé la publication d’un recueil d’études brèves intitulé Esti toastée des deux bords. Les formes populaires de l’oralité chez Victor-Lévy Beaulieu, un titre qui rappelle le dicton du personnage de Junior dans L’Héritage.

Rappelons que VLB a pratiqué tous les genres littéraires, dont celui de la dramaturgie scénique et télévisuelle. L’écrivain raconte d’ailleurs sa démarche d’écriture dans ces contextes dans l’essai Race de monde au Bleu du ciel (Trois-Pistoles, 2004). Il évoque, notamment, que sa seule véritable exigence à l’endroit des interprètes : respecter le texte dans son entièreté. Il souligne aussi qu’il a écrit pas moins de 35 000 pages de dialogues en une vingtaine d’années. Je laisse aux sceptiques la tâche de faire eux-mêmes le calcul.

Beaulieu rappelle aussi ses romans et ses essais-récits consacrés à de grands écrivains – Hugo, Kerouac, Melville, Ferron, Voltaire, Joyce, Nietzche ou Twain – pour y observer l’importance de la langue parlée mise en bouche de ses personnages, réels ou fictifs.

Esti toastée des deux bords est le travail d’un collectif d’écrivaines et d’écrivains, dont plusieurs membres de la Société d’études beaulieusiennes et de professeurs, universitaires et autres, découlant du colloque international tenu en avril 2017. En avant-propos, Jacques Pelletier – fondateur de la Société d’études et, à mon avis, l’exégète le plus avisé de l’œuvre du Pistolois – met en perspective l’oralité des textes de l’écrivain protéiforme, balisant et éclairant l’entièreté des études qui suivent.

Pelletier rappelle que, dans son essai Victor-Lévy Beaulieu. L’homme-écriture (Nota bene, 2012), il a « proposé une sorte d’introduction générale et de synthèse de l’œuvre de cet auteur considérée globalement. J’ai tenté de la replacer dans la trajectoire de l’auteur et d’en dégager la signification comme représentation stylisée québécoise, dont elle apparaît comme un univers parallèle. » (15)

L’introduction d’Esti toastée des deux bords, intitulée "L’oralité et le populaire au cœur d’une œuvre polygraphique", est signée de Sophie Dubois et Louis Patrick Leroux. Ils y décrivent le projet dont les textes témoignent de l’intérêt des participants ainsi que de différentes pistes d’analyse et de réflexion portant sur un aspect spécifique de l’œuvre de Beaulieu.

J’en retiens ce passage qui, à mon avis, résume bien l’esprit du colloque : « La langue orale chez Victor-Lévy Beaulieu a d’abord la qualité d’être à la fois méritoire et valable, truculente et jouissive, digne de Rabelais qui, comme le souligne Bakthine, "a même recueilli la sagesse du courant populaire des vieux patois, des dictons, des proverbes, des farces d’étudiants, dans la bouche des simples et des fous". ». (27)

Il n’est pas simple de préférer un essai bref parmi la quinzaine proposée, chacun faisant une étude pointue, presque microscopique, d’un aspect précis des œuvres retenues pour leur caractère oral. Voyez par vous-mêmes les six domaines d’études : contes populaires et régionaux, téléphagie et téléoralité, conversation de coulisse, folie et politique au théâtre, lectures-fictions en mode mineur, posts et statuts de l’auteur. C’est pourquoi, outre l’avant-propos de Pelletier et l’introduction de Dubois et Leroux, j’attire votre attention sur deux textes parmi les plus généraux.

D’abord, "Victor-Lévy Beaulieu dans toute sa théâtralité", la transcription d’une table ronde animée par P. Lefebvre réunissant Yves Desgagnés et Lorraine Pintal – on peut d’ailleurs écouter l’intégrale audio de cette discussion sur le site de la BAnQ numérique. On se souvient de Junior Galarneau du téléroman L’Héritage ou de Leonardo du téléroman Montréal PQ, deux personnages qui ont marqué la carrière de l’acteur qui raconte le rapport que VLB entretenait avec les comédiens et sa présence sur les sites de tournages. Mme Pintal, directrice du TNM, fut un temps coréalisatrice de Montréal PQ, un immense plateau pour une histoire d’époque dont il ne fallait échapper aucun détail. De l’échange du comédien et de la metteure en scène, je retiens surtout l’importance capitale des textes de Beaulieu impossibles de trafiquer. Non seulement l’auteur était intransigeant sur ce point, mais surtout parce qu’il y a une rythmique de la langue beaulieusienne dont on saisissait rapidement la portée et la poésie.

À la question de Lefebvre, « qu’est-ce qui caractérise pour vous la langue de Victor-Lévy Beaulieu? », Desgagnés répond : « C’est une langue inventée. Oui. C’et la première chose qui frappe, que c’est une langue inventée. » Pintal continue ainsi : « Un peu comme la langue de Réjean Ducharme, j’allais dire, je ne sais pas si tu serais d’accord avec moi mais, chez Victor-Lévy Beaulieu, il n’y a rien de réaliste. Le sentiment humain, certes, est réel, mais son évocation à travers l’écriture relève d’une vision très personnelle, onirique, surréaliste. » (156-157)

Je retiens également "Une bio pop avec deux autobios intégrées. Twain selon Victor-Lévy Beaulieu, cabotinerie" où Renald Bérubé s’intéresse au livre écrit à la demande de Roger Des Roches, poète et graphiste ami de VLB. C’est l’occasion pour Dubé de jeter un regard périphérique sur les « génériques biscornus » que le Pistolois donne à certains ouvrages : outre cabotinerie et Twain, il y a l’essai-poulet et Kerouac, lecture-fiction (et non litanie) et Melville, l’essai-hilare et Joyce, la dithyrambe beublique et Nietzche. Renald Bérubé aurait pu continuer, car ce ne sont pas les pistes de lecture qui manquent dans l’œuvre de VLB.

Je conseille à toutes et tous, aficionado ou non de l’écrivain d’être attentifs à ces études qui suggèrent divers points de vue permettant de mieux comprendre l’importance de l’oralité dans l’écriture de VLB qu’on découvre ou redécouvre à l’écoute des feuilletons, certains disponibles sur le site de la télévision d’État, ou en le lisant de vive voix pour en entendre toutes les évocations sonores et poétiques.

mercredi 9 novembre 2022

Dany Laferrière

Dans la splendeur de la nuit

Paris, Points, coll. « Poésie », 2022, 144 p., 21,95 $.

Le spectre de la poésie dans la nuit

Le moins que l’on puisse dire c’est que Dany Laferrière ne dort pas sur son stylo-feutre. Après trois romans graphiques, il proposait, le printemps dernier, Sur la route de Bashō (Boréal), un ouvrage mixte, ni tout à fait graphique, ni tout à fait récit. Le voilà aujourd’hui qui nous arrive avec un recueil de poésie, Dans la splendeur de la nuit (Points, coll. « Poésie »). Ici, le dessin et le graphisme évoquent plus qu’ils ne représentent. S’il y a de vraies illustrations, c’est la couleur qui prime, donnant à la prose poétique une certaine surbrillance.

J’ai noté, dans son précédent ouvrage, que dessins et couleurs s’amalgamaient. Cette fois, couleurs et poésies rebondissent de l’une à l’autre. Si on voit, ici et là, apparaître l’avatar de l’écrivain, sa présence n’est pas aussi prégnante que dans les précédentes œuvres graphiques.

Comme l’écrit Alain Mabanckou, directeur de la collection dans laquelle paraît le livre : « La poésie de Dany Laferrière exalte le goût du voyage et pénètre les mystères de la nuit tropicale. » Qu’a-t-elle tant de splendeur cette nuit? Laissons l’écrivain y répondre : « Les gens pensent que les livres restent dans la bibliothèque la nuit alors qu’ils partent à la recherche des lecteurs endormis. C’est ainsi qu’on se réveille le matin avec le goût d’un récit sur les lèvres. »

Il n’y a pas que le récit d’ensommeillé, il y a aussi la poésie. « Mon père, exilé depuis si longtemps que je ne connais pas son visage, n’a laissé que des livres de poésie. Il y a même ceux d’un poète chinois Li Po. » Dans ses notes, le père retient qu’il a « des traits similaires avec le poète : le goût du voyage et de la nuit et cet appétit de la nature. »

Ce dernier, décédé à New York, est un personnage récurrent dans l’œuvre de Dany Laferrière, comme sa mère, ses tantes et Da, sa grand-mère. Le père, c’est la présence de l’absence, même quand il vivait avec les siens. Il avait l’habitude de marcher dans la nuit au point où, pour l’écrivain : « Mon père se confond avec la nuit. »

Apparaît la maman : « Ma mère, elle, détestait le passé. Pas le passé, mon passé. Elle disait que j’étais trop jeune pour avoir un passé. Que sait-elle de moi? Elle croit que j’ai 16 ans alors que je suis un vieux poète chinois. Je veux savoir pourquoi je rêve d’être Li Po si je ne suis pas Li Po? » D’écrivain japonais à poète chinois, il y a deux univers qui me semblent complémentaires dans l’écriture même de D. L. Le premier serait un prosateur et le second, un poète. D’ailleurs, Li Po (701-762) « est un des plus grands poètes chinois de la dynastie Tang ». (Wikipédia, 30-09-22); connu sous le nom de Li Bai, il a laissé une œuvre monumentale.

Li Po n’est pas qu’une référence et il devient un personnage fictif sous la plume de l’Académicien qui peut ainsi le faire vivre en Haïti, les nuits sans lune en compagnie d’un serpent invisible dans l’obscurité. L’écrivain fait de même, évitant d’être repéré par des voleurs. Le poids de la nuit lui est aussi une source d’inquiétude : quand les jeunes filles pourront-elles déambuler dans la nuit sans être des proies faciles pour les mal pensants?

Heureusement, il sait comment faire à la tombée du jour. Son totem, le hibou, est un rapace nocturne, mais aussi « un homme qui reste à l’écart sans parler ». « J’aime la nuit [écrit-il] parce qu’elle me cache des autres tout en les exposant à mon œil d’Hibou. »

Arrive un autre temps du poème où la prose emprunte les accents d’une correspondance. Il s’agit d’une « lettre à un jeune poète mort », sûrement inspirée par celle de Rainer Maria Rilke, cité en exergue. Cette lettre provient de Gunther, un écrivain allemand qui répond à Mao, surnom d’un ami de l’auteur. « Mao rêve de gloire littéraire. Il écrit à tous les écrivains connus du monde une lettre par jour à chacun… Il leur raconte une vie fictive et un vrai désir de devenir célèbre. »

La missive de l’Allemand, écrite au feutre vert « mouillée par la pluie ou les larmes » – ce qui rend certains passages difficiles à lire à moins que l’écrivain ait décidé de faire en sorte que notre lecture soit plus attentive –, débute ainsi : « Je ne sais pourquoi mais dès que j’ai reçu votre lettre dans une grosse enveloppe jaune au parfum des Tropiques (moi aussi je suis né dans une île) j’ai senti que le moment était arrivé de céder la place à un plus jeune, tout aussi affamé que je l’étais à dix-sept ans de raconter ce qui me passait par la tête, le cœur, le foie, les poumons. »

Gunther connaît bien Haïti, ses grandeurs et ses détresses. Il raconte ce qu’il sait de ce pays et même ce qu’il sait de la famille du jeune écrivain pour qui la nuit est un dangereux terrain de jeux. L’Allemand sait aussi l’importance de la lecture, un excellent refuge contre l’ennui et la misère des hommes. Il ne croit cependant pas que l’écriture prime sur la lecture, car, sans elle, il est impossible d’écrire. Quant à la célébrité, voyez ce qu’il en dit : « Vous voudriez devenir "un célèbre écrivain". La célébrité n’a rien à voir avec l’écriture. Pour devenir célèbre il faut vendre tout ce qui fait de vous un être humain. [Cela] vous pompera toute l’énergie de votre corps jusqu’à ce qu’il ne reste pas une parcelle d’électricité. C’est cela être un écrivain célèbre. »

Le correspondant termine sa missive en informant le jeune homme qu’il a laissé, à son intention, un billet d’avion à destination de Berlin, au comptoir de Lufthansa. L’ami du narrateur le presse de profiter de la situation, considérant qu’il sera plus utile à sa famille en Allemagne qu’en restant à Cité Soleil.

Retour en Haïti, la terre natale qu’il n’a jamais vraiment quittée, ce pays malmené qu’est sa terre maternelle. Arrive Celeur, le sculpteur dont le « travail raconte la pauvreté autour de moi. Les gens ont faim. Mes personnages sont maigres comme des clous. Je n’ai pas d’argent pour acheter du matériel de travail. Je me promène dans les rues de Port-au-Prince et ramène ici ce que je trouve. » S’adressant au narrateur, il confie : « Dès que je t’ai vu, je me suis dit : celui-là il est des nôtres. J’ai un don pour sentir les gens. » Ce dernier se défend d’être un poète, car il n’a encore rien écrit. « Pas encore [de rétorquer Celeur]. C’est pour ça que tu sors la nuit. C’est ton lieu de travail, la nuit. Tu vois cette pile de déchets. Je peux voir les sculptures qu’il y a là… »

La couleur bleue, dont les nuances ou les tonalités influencent les poèmes-récits du livre, évoque la mer et une certaine paix intérieure, même sans la paix sociale. Du bleu nuit au bleu de la voute céleste, le poète narrateur – peut-il en être autrement quand en réservant au propos un sort semblable au gommage du dessin dans Sur la route de Bashō – n’avait pas le choix que d’en venir à une forme de poésie, aussi libre soit-elle, car le poids des mots doit se détacher de leur signification, unique ou multiple, pour mener à l’évocation que lectrices et lecteurs feront éclore.

Dany Laferrière nous surprend à nouveau en transformant son discours littéraire aussi bien que son discours pictural tout en couleur. Littérature d’expérimentation? Peut-il en être autrement quand on veut transcender son art en échafaudant une œuvre, tout en la pérennisant, en lui donnant une aire d’éternité.

mercredi 2 novembre 2022

Dominique Fortier

Quand viendra l’aube

Québec, Alto, 2022, 104 p., 18,95 $ (papier), 10,99 $ (numérique).

Du journal personnel au récit intime

L’écrivaine et traductrice – quel euphémisme, car écrire n’est-ce pas traduire un univers dans toute sa complexité, alors que traduire s’est interprété la partition littéraire de quelqu’un d’autre? – Dominique Fortier nous surprend avec Quand viendra l’aube, un récit semblable à un journal de bord où elle note des éphémérides au gré des événements ou des atmosphères retenus parmi des souvenirs ou des émotions. Ce livre évoque aussi la fébrilité du journal intime, celui qu’on range dans un tiroir verrouillé ou une vieille boîte de chapeau à l’allure négligeable.

L’image du père décédé est à la fois la toile de fond et le fil conducteur suivant le rythme des marées des émotions relatées. N’allez pas croire qu’il s’agit d’une autofiction, l’auteure nous en prévenant en citant La jeune épouse, une œuvre d’Alessandro Baricco : « en ce qui me concerne, je n’ai jamais cru que le métier d’écrivain pût se limiter à habiller ses propres histoires de manière littéraire en recourant au laborieux truc qui consiste à changer les noms et parfois l’ordre des faits, alors que le sens le plus vrai de ce que nous pouvons accomplir m’a toujours paru être le geste de mettre entre notre vie et ce que nous écrivons une distance magnifique, d’abord produite par l’imagination puis comblée par le savoir-faire et l’abnégation, qui nous conduit à un ailleurs où l’on découvre des mondes jusqu’alors inexistants… » (89)

Le père, la mère, le décès de sa sœur en bas âge, la vie familiale des dernières années à Saint-Antoine-de-Tilly en bordure du fleuve, les souvenirs d’une enfance en noir et blanc, les livres devenus des lieux d’apprentissages inépuisables, cette photo du père âgé de six – « terrassé par une mastoïdite nécessitant une opération risquée pour l’époque… cette photo où sourit bravement un bambin aux joues rondes et aux yeux graves, d’une beauté douloureuse, mais confiante. » (57)

Ce père qu’elle accompagne dans les derniers instants d’une aide médicale à mourir, assis sur la rive du fleuve comme si les flots allaient emporter sa vie l’instant venu. Ce père qui « n’a rien laissé à jeter au feu… est disparu comme tombe un arbre dans une forêt où personne n’est là pour entendre : dans un silence assourdissant, un fracas muet, privé d’écho. » (22-23)

La présence mémorielle du père est comme un nuage aux nuances de gris au-dessus de la prose qui raconte plusieurs autres choses, entre autres ses deux précédents romans qui gravitent autour de la poétesse iconoclaste Emily Dickinson, Les villes de papier (2018) et surtout Les ombres blanches (2022) –, précisant que ce qu’elle écrit ici deviendra – est devenu – l’épilogue de ce dernier.

Ces autres choses de Quand viendra l’aube sont concentrées sur le quotidien de l’écrivaine en processus de création; des aléas de cette démarche qui, semblable à l’Atlantique qu’elle observe de la côte Est états-unienne, a ses marées, ses embellies, ses tempêtes, ses eaux étales telle une mer d’huile. Nous ne sommes pas dans l’essai dans lequel l’auteure expliquerait, ou justifierait, sa méthode de travail. Nous sommes dans le monde des instantanés fixant un trop-plein d’observations ou de réflexions sur le temps présent d’une femme, d’une fille et son père en fin de vie, d’une fille et sa mère assumant leur relation, de la mère de Zoé et d’une écrivaine : toutes ces femmes incarnées en une seule et même personne.

Cette personne qui préfère les lieux aux individus, surtout ces demeures inondées par la lumière du jour ou, surtout, celle attendue à l’aube. « Si j’arrive si facilement à écrire depuis quelques semaines alors qu’en ville je peux passer des mois sans réussir à travailler pour la peine, c’est, à l’évidence, parce que dans cette maison-ci les fenêtres sont meilleures : assez grandes pour laisser entrer l’océan et ses tempêtes, assez claires pour accueillir le ciel tout entier, l’horizon qui semble les séparer, mais qui en fait les réunit par une fine suture, chaire bleue contre chaire bleue. » (41)

Parmi les pages du journal personnel, certaines font référence à ce qu’elle perçoit de sa dynamique d’écriture, ces écarts d’intensité comme dans l’interprétation d’une pièce musicale. « Je ne pense sans doute pas comme il faut, mais chez moi les mots et les idées ne se présentent jamais séparément; je n’ai jamais, avant d’écrire, une idée, même floue, même incomplète, de ce que je m’apprête à dire. L’idée apparaît après, une fois que les mots l’ont incarnée. Pour être tout à fait exacte, elle naît probablement en même temps que les mots qui la nomment et sans lesquels elle ne prendrait jamais corps… Ce que cela veut dire, je crois, c’est que je suis une lectrice bien avant d’être une écrivaine. » (61)

Conséquence de cette façon de faire, Dominique Fortier note : « Mes livres m’arrivent en morceaux, qu’il faut assembler comme des pièces de casse-tête – c’est la raison pour laquelle j’ai donné cette façon de procéder à mon Emily, n’en connaissant pas d’autres. Il s’agit d’abord d’isoler chaque fragment (parfois une scène entière, parfois deux ou trois paragraphes, voire quelques lignes seulement), de les imprimer, puis de les répandre autour de soi de façon à pouvoir les embrasser tous du regard en même temps. Ensuite, j’imagine, pour composer un bouquet de fleurs. » (78)

Il y a également cette phrase fondatrice de William Faulkner : « Écrire, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre. » Puis, elle développe cette idée en racontant qu’après un moment d’écriture languissante, elle va au lit « et tout ce temps quelque chose en moi qui ne dort pas tout à fait continue d’écrire jusqu’au matin. » (87)

Dans le même ordre d’idées, il y a ces vers de Leonard Cohen tirés de <@Ri>Quand viendra l’aube<@$p> – je les aurais mis en exergue : « At first, nothing will happen to us / and later on // it twill happen to us again. » (54) Ces mots de Cohen m’ont rappelé « Bird on a wire » dont les paroles jettent, à mon avis, un regard oblique sur D. F. en train d’écrire ce livre.

Dans le fatras de ce récit aux éléments faussement épars, je retiens les trois pages dans lesquelles Dominique Fortier rend hommage au regretté François Ricard. Celui qui fut « la seule autre personne dont je puisse dire qu’il a été une sorte de père – sans l’intimité affective ou même psychologique que cela suggère » (81), elle l’a rencontré à l’Université McGill [à ce qui était, à mon époque, le Département d’études littéraires sis dans l’édifice Peterson Hall sur la rue McTavish, entre le Faculty Club et la maison des étudiants]. Son professeur, dont elle fut une des assistantes de recherche, la chargea « de l’édition des manuscrits de la suite de La détresse et l’enchantement (Gabrielle Roi) pour en faire un livre. » (82) Ricard fut, pour elle, une de ces personnes qui impacte de façon immesurable la vie d’un individu. « Mais je suis à peu près certaine que sans François je n’aurais jamais ni traduit ni, plus tard, écrit de livres; c’est lui qui m’a ouvert les portes de ce pays-là, le seul que je voulais habiter. » (81)

Quand viendra l’aube est une œuvre d’une puissante ingénuité mettant à nu un peu du moi quotidien de l’écrivaine et quelques fragments au ton retenu de son moi intime. Ce moi ressemble à une quête de soi à soi dont lectrices et lecteurs deviennent des miroirs réfléchissant leur propre perception. Puis, il y a ces questions initiales, véritable mantra : « À sa mort, mon père m’a laissé une poignée d’histoires tragiques, une montre brisée et assez de questions pour me durer toute une vie. Notre existence est-elle tracée d’avance? Comment devient-on qui l’on est? Et si la réponse se trouvait dans les livres? » (2e de couverture)

Je n’ai pas su répondre à ces questions, ignorant même si j’en serai capable avant l’éternité.

mercredi 26 octobre 2022

Éric C. Plamondon

Bizarreries du banal. 13 histoires étranges

Montréal, Sémaphore, 2022, 192 p., 26,95 $.

La pièce manquante du puzzle

Avant d’ouvrir le recueil Bizarreries du banal : 13 histoires étranges, écrites par Éric C. Plamondon, je me suis demandé ce que signifiait le mot bizarrerie pour l’auteur et, plus généralement, pour la littérature. Les mots science-fiction et fantasy m’ont alors interpelé, le premier étant un genre « qui se base sur les conséquences des découvertes de la science pour prévoir ou imaginer l’avenir », le second un genre « qui mêle des aspects de l’épopée, du merveilleux et du fantastique ». Dans un cas comme dans l’autre, comme pour tous les autres genres littéraires, il y a toujours place à la bizarrerie, la singularité d’un livre, voire d’une œuvre étant même fort recherchée.

L’originalité des histoires de Plamondon, c’est que chacune est construite comme un récit possédant tous les atouts du genre, dont une suite de péripéties capte et retient notre attention. Ce dernier tourne rapidement les pages, pressé de découvrir le paroxysme. C’est là, appelons cela le point « p » de l’histoire, qu’intervient la bizarrerie tel un détournement provoquant une imprévisible chute de la trame. Un imprévisible virage à 180 degrés qui nous laisse pantois.

La lectrice ou le lecteur passionné de romans d’intrigues ou de polars sont habitués à lever une à une les pierres dévoilant les morceaux du puzzle qui mèneront à la solution de l’énigme policière ou d’espionnage. Or, ce n’est pas sur ces registres-là que joue Éric C. Plamondon, mais, a contrario, en éliminant une des pièces du casse-tête (l’intrigue) dont il a tracé jusque-là le pourtour, de là l’étonnement suscité.

La voie sur laquelle chaque récit nous entraîne est celle de son titre où on ne décèle aucune trace d’ésotérisme. Voyez et imaginez : une journée entre amis, le réparateur de télé, le reliquaire, l’actrice, les lunettes, ascenseurs, l’invitée, patriotes, verdure, l’accident, récit descriptif, circulez! et le visage.

Quelques exemples tirez de ce corpus, sans pour autant dévoiler la clé de leur bizarrerie particulière. La quatrième histoire, intitulée « L’actrice », raconte comment Mary Victoria Langstrom est parvenue à devenir l’artiste la plus récompensée de sa profession, déclassant largement toute compétition. Comment est-elle parvenue à se hisser tout en haut du firmament des stars? C’est ce qu’elle raconte à Laurent Palquier, venu directement de Paris pour l’interviewer : « Eh bien, je fais comme tout le monde dans le métier, j’imagine. J’étudie le rôle, je me représente le personnage avec tous ses détails, son histoire personnelle et son contexte, pour en arriver à le considérer comme un être bien réel. C’est un peu comme si je lui insufflais la vie avant de lui prêter mon corps pour l’exprimer. Je me renseigne aussi parfois auprès de gens qui ont un vécu semblable à mon personnage. Puis je le pratique. Il faut beaucoup de travail. »

Jusque-là pas rien d’étonnant, sinon des propos presque triviaux dans la bouche d’une actrice. Les choses se compliquent quand vient le temps d’interpréter un personnage venu tout droit de l’imaginaire d’une ou d’un auteur, un personnage ayant une personnalité littéraire unique comme Miss Marple, l’héroïne au cœur de douze romans d’Agatha Christie. Dans pareilles situations, Mary V. convoque un groupe d’amis à sa maison de campagne où ils jouent au ouija, une planche « censée permettre de communiquer avec les esprits ». Nous ne sommes pas pour autant, à cette étape du récit du moins, dans un univers l’ésotérique. C’est dans la phase suivante que l’écrivain élimine, sous nos yeux, la pièce maîtresse, disons… du ouija, ce que nous comprendrons à la toute fin de l’histoire.

Deuxième exemple, celui du récit intitulé « Patriotes ». Après une brève mise en situation, nous accompagnons des soldats d’un pays imaginaire combattant des militaires d’un autre État, lui aussi imaginaire, opérant une manœuvre périlleuse. L’action se joue en quelques minutes, au son des « ta-ta-ta-ta-ta-ta » des mitraillettes des uns et celui des autres. Il y a aussi les brefs échanges entre combattants pour repérer des collègues d’opération ou pour situer la position d’un tireur d’élite ennemi. C’est aussi trépidant que la chute est imprévisible. Comment dire? Comme un ballon qui éclate au milieu d’une fête.

Dernier exemple : « Les lunettes » et son tour de passe-passe venu tout droit du monde de la science-fiction dont je parlais plus haut. Oui, j’ai souligné que les bizarreries d’Éric C. Plamondon n’étaient pas de ce genre littéraire, néanmoins l’écrivain n’en emprunte pas moins certains effets de l’imaginaire. Les seize pages de récit débutent sur un événement courant, des lunettes oubliées et récupérées par un individu qui aime la monture « métallique noire et branches larges incrustées de bois blanc : elles ont vraiment du style. Et l’image qu’elles rendent… Ça m’a tout de suite faire penser aux lunettes 3D au cinéma. » Les chaussant fièrement, il remarque un curieux « petit point rouge », alors qu’il observe la jonction du coussin et du dossier » de son vieux sofa. Il tente de se saisir du point rouge, impossible! Dès qu’il enlève les lunettes, le point rouge, tel un pointeur laser, disparaît. « Ça m’a rappelé ce livre que j’aimais tant, à la petite école, dans lequel nous devions regarder avec des lunettes de cellophane rouge pour révéler des écritures et dessins imprimés à l’encre bleu pâle, qui étaient cachés derrière des enchevêtrements de motifs, rouges aussi. »

C’est là la clé ouvrant le pouvoir secret des lunettes oubliées : grosso modo, elles permettent de voir au-delà du regard que l’œil de l’humain ne peut saisir. Et plus encore. Moi qui ne suis absolument pas friand de science-fiction, je me suis laissé prendre au jeu inventé par l’écrivain qui consiste à explorer, puis à exploiter de belle façon les pouvoirs de ces lunettes. À nouveau, tous les éléments de l’histoire se tiennent dans la mesure où on joue le jeu. Mais, entre vous et moi, qui n’aime pas un bon numéro de prestidigitation?

La première fiction d’Éric C. Plamondon, Bizarreries du banal : 13 histoires étranges, est prometteuse, ne serait-ce que par sa maîtrise de l’écriture et de la littérarité qu’un texte de genre peut exiger selon le projet développé par l’auteur ou son intention initiale. Chose certaine, si vous aimez la versatilité d’un recueil de proses narratives, vous serez bien servis.

mercredi 19 octobre 2022

Alain Vadeboncœur

Prendre soin : au chevet du système de santé

Montréal, Lux, 2022, 148 p., 21,95 $.

« Au chevet du système de santé »

J’ai passé des jours heureux de mon enfance auprès de mes grands-parents maternels dont le souvenir est magnifié par mon admiration pour grand-papa Paul (1887-1959). Ce dernier, médecin-chirurgien, accueillait ses patients à la maison ou les visitait chez eux. Puis, il y a eu mon père Maurice (1918-1997) qui fut de la première cohorte de DG d’hôpitaux qui étaient des gestionnaires de formation, poste qu’il occupa de 1956 à 1976.

Cette mise en situation m’est venue à la lecture de Prendre soin : au chevet du système de santé, un essai du docteur Alain Vadeboncœur. Comme plusieurs d’entre vous, je connaissais le Dr Vadeboncœur – urgentologue, ex-chef du département de médecine d’urgence à l’Institut de cardiologie de Montréal et professeur titulaire à l’Université de Montréal – par ses chroniques dans « L’Actualité », son émission « Les docteurs » diffusée à la télé de Radio-Canada, ses essais dont Privé de soins et Désordonnances, ainsi que d’autres interventions médias.

Ceci dit, vous comprenez ma curiosité à son propos, les questions de santé publique m’interpellant depuis si longtemps et l’essai du Dr Vadeboncœur traitant justement du système québécois que la pandémie a mis à mal, j’allais écrire heureusement. Ce n’est pas là du cynisme, mais l’électrochoc que le système de santé publique québécois a subi pendant cette longue période, qui n’est pas terminée, fait comprendre à quel point il était dégradé.

« Cet ouvrage a pour ambition [d’écrire Dr Vadeboncœur] de stimuler cette volonté de changement qui devra nous inspirer si nous souhaitons "réanimer" notre réseau, lui redonner un peu du sens perdu en cours de route. » Outre l’inspirante COVID, le « Plan pour mettre en œuvre les changements nécessaires en santé », mis de l’avant par le ministre Dubé en mars 2022, a amené l’essayiste à relire « Vital », la troisième partie de son essai Privé de soins paru dix ans plus tôt, qui engageait une réflexion nécessaire sur l’état du système de santé, tout en souhaitant que les mises à niveau de plusieurs de ses composantes soient effectuées dans un délai raisonnable.

On comprend que cette réflexion et les changements suggérés n’ont pas porté fruit et qu’il est grand temps d’y voir, au risque que le paquebot nommé SANTÉ ne sombre, ses soignants et ses malades étant déjà à bord des canots de sauvetage.

Le vaste chantier de réflexions que l’auteur-médecin échafaude et les suggestions qui les transforment en actions concrètes, sont élaborées en 22 séquences relativement brèves – ce faisant, l’auteur fait œuvre de pédagogie sans prendre son lectorat de haut –, chacune d’entre elles s’intéressant à une composante spécifique du système de santé, la majorité insistant sur les malades et les soignants. De plus, cela illustre parfaitement le réalisme du Dr Vadeboncœur, chaque séquence débute par un cas-clinique approprié à la réflexion ou à la discussion qui y sont développées.

Prenons un exemple. « Une idée simple inspire notre système de santé public : il faut collectivement prendre soin des gens. Tout l’édifice est fondé sur cette base. En théorie, du moins. // Parlez-en à Geneviève, une jeune femme dont le cœur a déjà été opéré deux fois en bas âge, qui se présente un soir à l’urgence à bout de souffle, en train de se noyer dans l’eau qui s’accumule dans ses poumons. » (17) La patiente s’en est sortie au bout de la nuit, mais cela ressemble à une situation habituelle (« business as usual ») : « D’où, peut-être, devant ces enjeux humains effrayants, une tentation technocratique de le réduire parfois à des paramètres comptables – indicateurs de performance, budget, croissances, critère d’efficience… » (18) Je retiens ici le « parfois » même s’il est de moins en moins rare. Au lieu de la Geneviève évoquée par Dr Vadeboncœur, j’aurais pu écrire le nom de mon père que le responsable du service a voulu renvoyer à la maison après moins de douze jours aux soins palliatifs … parce qu’il n’était pas encore décédé. Je ne blague pas et vous épargne les détails.

Ce que je retiens des diverses observations que l’essayiste partage et les pistes de solutions aux problèmes soulignés, c’est le manque de cohésion et de cohérence dans les soins apportés. « Trop de cuisiniers gâtent la sauce », peut-on dire. En priorisant le malade et en décloisonnant les services et les soins spécifiques de chacune des unités, le système pourrait retrouver son efficacité.

L’exemple que Dr Vadeboncœur donne fait image, à mon avis, ce sont les GMF, les Groupes de Médecine Familiale où médecins, infirmières praticiennes (super infirmières), pharmaciens, travailleurs ou travailleuses sociales, unissent leurs efforts sur le dossier des malades qui consultent leur unité, chacun apportant son point de vue professionnel sur les cas. Ainsi, une des séquences du livre s’intéresse à la « déprescriptions » de médicaments, une pratique sur laquelle un pharmacien clinicien peut jouer un rôle déterminant, car vient un temps où il n’y a plus lieu de prescrire la médication parce que la maladie n’existe plus ou qu’elle a changé ses manifestations.

Si certains se demandent le point de vue de l’auteur sur ses consœurs et confrères, médecins spécialistes ou généralistes, apprenez qu’il est critique à leur égard et le rôle qu’ils jouent parfois dans la lenteur ou la lourdeur d’opération du système sans tenir compte de toute la paperasse qu’ils sont tenus de remplir, ce qui pourrait être fait par quelqu’un d’autre. Aussi important, sinon plus, l’absence d’un dossier médical québécois informatisé disponible pour l’ensemble du corps médical ou des personnes autorisées; l’accès à tel dossier accélérerait le traitement où que soit le malade sur le territoire de la province.

Alain Vadeboncœur ne propose pas de pilule miracle pour guérir notre système de santé, mais il suggère une approche différente d’opérer (sans jeu de mots). Citant le gériatre et ancien ministre, Réjean Hébert, il rappelle que : « L’un des moyens éprouvés pour améliorer l’efficience du système de santé est la réduction de la duplication et de la fragmentation des services et l’amélioration de la continuité des soins. » (75)

Je conclus cette chronique en citant in extenso l’essayiste : « Pour prendre soin des maux en quelques mots, il faut simplement soigner sans nuire, en agissant dans la continuité, pour que la personne malade reçoive du bon soignant des soins pertinents et des médicaments utiles, au moment indiqué et dans le lieu approprié, en visant le bon niveau de soins, en favorisant la vraie prévention et en apprenant des erreurs; il faut aussi coordonner l’ensemble et préserver l’accès aux soins, en assurant un financement public suffisant et des ententes professionnelles plus efficaces, pour que chacun se responsabilise, en jaquette ou pas, et s’engage dorénavant à penser globalement et agir localement. » (15)

mercredi 12 octobre 2022

Jean-François Caron

Beau diable

Montréal, Leméac, 2022, 102 p., 16,95 $.

Le temps qu’on s’invente

Je vous invite à laisser de côté, séance tenante, toute activité exigeant grande attention et de vous concentrer sur la voix de François, grand conteur devant l’éternel, qui animera sous vos yeux, souvent ébaubis, l’histoire de Beau diable que lui souffle à l’oreille l’écrivain Jean-François Caron. Sixième ouvrage de ce dernier, ce roman est fait d’une suite de contes dans laquelle ils sont enchâssés sous forme de mises en abyme.

François prend place sur la scène improvisée dans la salle à manger du resto Chez Mado où des artistes du verbe s’offrent parfois en spectacle pour le plus grand plaisir des habitués. Ces soirées-là, Vicky, la serveuse et « barlady », avise les clients qu’ils doivent faire provision avant le début du spectacle, sinon ce sera à l’entracte. Puis, elle frappe trois coups sur le zinc imitant en cela la levée de rideau d’un grand théâtre.

Se développe alors une allégorie mettant en scène François, Vicky sa sauvagine-dessinatrice et sa grande floune (féminin de flo), mais aussi son ami Jean et son épouse Mireille, la couturière dont on entendra les ciseaux découpant le tissu, ainsi que Marie, une ancienne amoureuse qui lui fit une fillette à son insu. Et, puisque nous sommes au pays du conte où il est permis de jongler avec toutes les réalités et tous les imaginaires jusqu’à l’orée du fantastique, apparaît le « beau diable » du titre, une fabuleuse chimère à sept têtes prisonnières d’un des pièges tendus par François en forêt.

Les lieux et le temps sont aussi des éléments de jonglerie. La cabane, « la bien nommée Trappe à Edmond… sise au pied de la vieille tour à feu du mont Saint-Louis », est souvent évoquée comme le camion de Jean et les longs trajets à travers le continent.

La première véritable péripétie est celle de « beau diable » qui, selon ce que François raconte, finit, de peine et de misère, par se tirer d’affaire et après que le conteur lui ait donné une ration de whisky – qu’il redemandera et amènera François à dire : « Je lui offre l’ivresse, il me rend la magie. » Beau diable, en guise de remerciements, lui offre trois objets, chacun ayant un pouvoir magique : un rameau de pin roussi, l’omoplate d’un cerf et le galet du chagrin. Le carcajou le met en garde : « Mais homme de grand conte, …, conteur de tour et de vastes histoires, fais bin attention : chacun de ces deux objets [le rameau et l’omoplate] peut être utilisé une seule fois. »

Ce premier récit est l’occasion pour l’auteur d’utiliser le texte en retrait et en italiques pour donner libre cours au discours des personnages inventés et ainsi leur conférer une existence presque réelle.

Vicky, celle qui « dessine comme d’autres chassent, attend patiemment la bonne ligne, le bon élan… Si bien que l’être difforme de son rêve [Beau diable] est devenu un animal magnifique, glorieux, destin à prendre toute la place sur la page d’un cahier », est au cœur de la seconde péripétie. Le passage relatant la naissance de cette « sauvageonne de fille d’un autre » est fait sous le signe de la poésie lyrique dont J.-F. Caron sait bien jouer. Rappelons-nous la trame de Nos échoueries (La Peuplade, 2010), ici en laissant la mère de Vicky dire : « tu seras la plus belle des filles, avec les plus beaux yeux du monde… tu seras Victoire, et il y aura le monde dans tes yeux noisette, tu seras la plus belle des filles… »

Arrive alors « Jean, c’est plus qu’un vieux chum là. C’est pas mêlant, ce gars-là est la dernière trace de tout ce qu’était ma vie d’avant. » C’est Jean qui a appris au conteur la pêche à la ligne et à la mouche, le respect de la nature en ne gardant que les prises nécessaires. Aujourd’hui, son « corps a changé, ce visage s’est usé, la route des États a creusé des roulières sur ce front et autour de cette bouche, mais Jean bouge encore de la même manière, et quant il parle, il garde le bon ton. »

Le narrateur-romancier en profite pour glisser que « le temps dans un conte comme dans un roman, ça existe pas vraiment, ça s’invente au fur et à mesure. » Cette lapalissade évoque sans coup férir le mouvement entre la réalité et l’imaginaire avec lesquels l’écrivain jongle jusqu’à nous mystifier.

Racontant leurs aventures communes, quand Jean et lui quittèrent l’ennui sécuritaire du fonctionnariat dans lequel ils s’étaient englués, le narrateur revenant dans sa cabane et Jean étant repêché « par une compagnie de transport, s’est retrouvé le cul dans la cabine d’un camion, à voir défiler des miles de paysage, chaque jour, chaque semaine, sur des routes dont la distance se mesure en heures et en cennes. » J.-F. Caron sait, d’expérience, ce qu’est ce job de mercenaire du commerce transfrontalier auquel lui-même s’est adonné, devenant à l’occasion porte-parole médiatique de ces voyageurs au long cours.

Une autre scène de la vie de Jean se déroule lorsqu’il reçoit un appel de Marie avec qui il a eu une « histoire finie à la hâte, quand Marie était partie sans donner de nouvelles. » Vingt ans plus tard, elle lui apprend qu’elle a eu une fille et que « Jean a été le père fantôme d’une enfant qu’il ne connaissait pas, de qui il savait rien, pas même l’existence. » Pour accentuer ce drame, il y a que son épouse Mireille « n’a jamais enfanté que de la mort en petits bouts de chair immobile. »

Le projecteur narratif du conteur se tourne maintenant vers Madeleine, la Mado du restaurant dont la « voix chuchotée, comme chaque fois, se pose dans la feuillée comme des semences d’asclépiades emportées par le vent. » Mado se joint aux autres voix, suivie de la « grande floune qui ne viendra jamais ici… Et la vie renaît dans la brunante avec une voix, celle de ma fille en éclats rieurs… Elle imagine des aventures et des voyages, m’embarque jusqu’au bout du monde sur ses navires inventés, elle capitaine, moi moussaillon. »

Cette enfant, devenue adulte, écrit ses voyages à son conteur de père. « Son écriture mouvante, toujours emportée, faisait de n’importe quelle anecdote le fantasme le plus improbable. J’aimais recevoir chacun de ses plis, que je décachetais avec cérémonie, dans un rituel qui me rapprochait de cette belle grande floune qui m’engendrait bin plus que je l’avais jamais engendrée moi-même. »

Après l’incontournable entracte, le conteur s’aventure dans l’univers de Vicky, chez qui « se trouve un véritable musée de l’étrange où les plumes et les poils s’emmêlent dans les mêmes corps, où la nature est jouée et déjouée sans remords. Il y a tous ces êtres rapaillés, et ces livres reliés de cuir et de fourrure, et ces troncs sortis de nulle part, ces branches crevant les murs pour occuper l’espace. » La naturaliste Vicky « redonne la vie à celui qui l’a perdue » et même à François qui était « littéralement mort, et [que] voilà revif, refait, rené… Et [le] voilà aujourd’hui comme un seul homme, dompteur de diable forestier, grand parleur de petites vérités… comme si grâce à elle je pouvais enfin recommencer à exister. »

L’explication du processus de la taxidermie est l’occasion d’un long dialogue entre Vicky et François rappelant le souvenir du grand-père de ce dernier, de son magasin général et de ses récits, des « histoires que j’avais écoutées à l’endroit pis à l’envers, tournées pis détournées, que je m’étais répétées des jours, des nuits… » Elle lui dit que ses contes sont comme ses créatures, mais aussi « des bêtes glorieusement difformes, qui viennent de partout, se nourrissent de tout, vont dans tous les sens, splendides chimères de mots. »

« Le temps passe rapidement dans les contes comme dans les plus belles soirées » et « le hasard n’existe pas », et revoilà François à la Trappe à Edmond en haut de la tour pour en raconter l’histoire, celle de son oncle Edmond qui lui léguera ce patrimoine.

Arrive l’ultime conte. « S’il devait avoir un titre, ce conte s’intitulerait "L’éventrée du bas de la côte" ». « Grand Jean la revoit, maison pourtant banale, mais crevée par le centre, devenue géode aux cristaux de bois après la ruée infernale d’un camion remorque descendu directement, chargé de billes prêtes à l’équarrissage. » Vicky, tout en dessinant ce qu’elle entend, entre dans l’univers de Jean. Le narrateur raconte le premier voyage du camionneur et de la jeune Mireille dans les Maritimes; cela devient un tourbillon narratif des « mêmes mots encore, depuis vingt, depuis mille ans, ceux qu’on répète sur le chemin des caresses et de l’amour. »

Puis, arrive les « derniers brins de laine qu’il nous reste à tricoter pour finir la soirée, c’est ceux de mon histoire à moi… Les contes, c’est facile, ça vient tu-seul, ça déribe mai ça revient. La vérité, par exemple, ça se cache, ça se raconte pas de la même manière. » Quelle est cette vérité vraie? Je ne vais surtout pas vous la raconter, surtout qu’elle est la pierre angulaire sur laquelle Jean-François Caron a érigé toute la trame de Beau diable, confondant le vrai et le faux, la réalité et l’imaginaire, le passé et le présent – même l’avenir au Resto Chez Mado où avec ses « histoires pis l’accueil légendaire de Mado, on venait d’inventer le premier "soir pas ordinaire", ce beau cabaret éphémère, comme il y en a eu dix, cent depuis. ».

Les mondes inventés par Jean-François Caron sont plus grands que nature, dérivant parfois jusqu’au pays du fantastique. Ils le sont d’autant plus qu’on s’y laisse prendre comme le faisaient jadis les enfants initiés par leurs parents aux mondes imaginaires sans qu’il leur arrive le destin du pantin Pinocchio. En ces temps de morosité chronique, il fait bon et beau de se laisser ainsi porter sur la dérive des temps heureux.

En refermant Beau diable, j’ai eu un frisson tel celui que les contes qui ont bercé mon enfance causaient. C’est pourquoi j’affectionne ce livre qui est, à mon avis, ni un roman, ni un conte, ni une fable, mais la fusion de toutes ces formes en l’ouvrage totalisant que Jean-François Caron nous propose.