mercredi 25 mai 2022

Jean Lemieux

La Dame de la rue des Messieurs

Montréal, Québec Amérique, coll. « QA fiction », 2022, 200 p., 24,95 $.

L’heure des ardoises

La lune rouge (1991) fut le premier livre de Jean Lemieux que j’ai recensé. Depuis, il y a eu quelques dizaines d’autres, dont les six « Enquêtes d’André Surprenant », Prague sans toi (2014) et Une sentinelle sur le rempart (2018). Sans oublier ses romans jeunesse, certains parus à La courte échelle.

Nous est arrivé, avec le printemps frisquet, La Dame de la rue des Messieurs, une histoire qui en rappelle une autre histoire dont l’action se déroule dans la capitale de la République tchèque, où l’intimité des personnages se confond avec leur passion pour la musique et la retenue de leurs émotions ou même de leurs sentiments.

Nous voilà maintenant à Vienne où nous accompagnons les personnages à travers ses rues, ses parcs, ses buvettes, et même son hôpital. Il y a aussi, de l’autre côté de l’Atlantique, la ville de Québec. N’allons pas trop vite et faisons connaissance avec ceux qui sont au cœur de la trame : Tomas Schneeberger et Michèle Dagenais. Lui a fui sa terre natale, la Tchécoslovaquie, au moment du Printemps de Prague (1968), cachant ainsi la véritable raison de son départ hâtif. Le passé de la Québécoise, assise dans un café viennois à écouter Tomas qui anime les lieux par quelques airs de piano, n’est pas moins mystérieux.

C’est dans ce bistrot que Michèle lui demande de lui donner quelques leçons de piano. Pas très chaud à l’idée d’enfiler la veste du professeur, le Tchèque s’informe des connaissances pianistiques de la dame aux accents difficiles à identifier, car il juge ne plus avoir l’âge ni la santé pour initier une retraitée au clavier. Michèle l’assure d’être familière avec l’instrument et la lecture des partitions classiques.

Ainsi débute la relation entre ces deux personnages sur leur quant-à-soi et qui mettront beaucoup de temps à baisser la garde, allant de secrets anodins et en d’approximatives révélations.

Jean Lemieux propose un récit en trois mouvements, telle une pièce musicale dont le titre et l’épigraphe suggèrent les variations. La première partie s’intitule « Der musikalische Harakiri » dont l’exergue, tiré d’Un café avec Marie du regretté Serge Bouchard : « Sur la pointe de ce qui a été et de ce qui sera, le présent est un équilibre précaire qui nous fait basculer dans l’inconnu chaque fraction de seconde. ». Puis, il y a « La beauté du secret » qu’ouvre un passage d’Un lien familial, un roman de Nadine Bismuth : « À bien y réfléchir, peut-être est-ce là vieillir… » La finale, « Le gambit de la valise », rappelle le recueil Le jour n’a d’égal que la nuit d’Anne Hébert : « Laisse ce songe ancien aux rives du vieux monde ».

Revenons à Tomas et Michèle. Lui, plus âgé, est au moment de la vie où certains tentent de régler l’ardoise de leur passé. Il a une vie très modeste, presque sans excentricité, sinon de passer du temps avec ses amis des bars qu’il fréquente. Sa santé est vacillante, l’arthrite ralentissant son pas et lui permettant à peine d’aller faire marcher les chiens de quelques riches clients pour arrondir ses fins de mois. Alors, pourquoi ne pas accepter la proposition de la dame, ce qui lui permettra de colmater les brèches de ses revenus ou s’offrir quelques fantaisies?

Michèle, drapée d’une aura de non-dits, s’impose à son répétiteur. Elle lui dicte un modus operandi : l’horaire des pratiques sur le Bösendorfer de Tomas, le tarif des honoraires et, à la surprise de ce dernier, l’œuvre qu’elle choisit de pratiquer : l’Appassionata, une pièce casse-cou de Beethoven. Cela étonne Tomas qui conclut qu’elle a plus que des notions de piano.

La trame alterne entre trois lieux – Vienne, Québec et Prague – grâce à diverses inflexions du passé et du présent de la vie des protagonistes. Pour faciliter ces transitions spatiotemporelles, le romancier divise chacun des trois mouvements du récit en plusieurs mesures, chacune composant une modulation racontant un peu de Michèle et un peu de Tomas.

La vie de Tomas à Vienne est somme toute banale, comme s’il s’était laissé aller au gré du vent des rencontres, d’un travail de fonctionnaire, puis de petits boulots. Il est veuf depuis peu et ses prestations de pianiste d’ambiance et de promeneur de chiens comblent son ennui et ajoutent à ses maigres revenus. Secret? À sa façon, il est un individu que la vie rattrape et qui ignore comment réparer ses torts passés. Il ne sait surtout pas communiquer, sinon avec ses amis d’apéro, mais encore.

La vie de Michèle est plus complexe. C’est d’ailleurs elle qui mène le rythme de la trame de toute l’histoire grâce au rappel de nombreuses péripéties rappelant son enfance, son adolescence – entre autres ses rapports avec son père et sa mère, les espoirs que cette dernière nourrissait à son égard, la cause nébuleuse de son décès, son "hara-kiri" scolaire et professionnel –, de la jeune femme à la mère – sa rencontre de Bernard Robinson, leur mariage et les enfants –, jusqu’aux portes d’une impossible quête. Elle aussi a perdu son conjoint et quitté la ville de Québec pour faire un voyage qui doit la libérer d’une existence aussi bien réelle et qu’imaginée.

La relation Tomas-Michèle prend vite une tournure dramatique lorsque cette dernière fait une mauvaise chute, subissant une commotion cérébrale et se brisant une cheville. La seule information la concernant dont dispose l’hôpital où on l’a amenée, ce sont les coordonnées de Tomas. Ce dernier devient son aidant naturel malgré lui, se sentant obliger de venir en aide à la dame de la rue des Messieurs, l’artère où elle a chuté.

À partir de ce moment-là, leur relation devient une joute de confidences de l’un à l’autre. Sans effilocher la trame adroitement tissée par Jean Lemieux, l’histoire de Michèle Dagenais me semble beaucoup plus complexe que celle de Tomas. Il faut donc le temps de sa convalescence, la visite de son fils Louis qui lui apporte le coffret qu’elle lui a demandé, les appels de sa petite-fille Mathilde – la bien nommée « l’enfantenne », un néologisme qui illustre bien la génération actuelle –, ses caprices imposés au bon Tomas à qui elle fait prendre conscience que, au-delà des remords engendrés par ce qui l’a véritablement fait fuir sa terre natale, il n’est pas un méchant garçon.

Puis, il y a la lettre que le fils de Michèle lui a apportée à sa demande et qu’elle décide enfin de décacheter; cette correspondance lui apprendra la vraie cause du décès de sa mère dont elle avait jadis imaginé mille fausses raisons. Cette épiphanie l’amène à encourager Tomas à régler les comptes avec son passé : le véritable motif de son départ de Prague. Ils partent donc tous deux à la recherche d’une enfant devenue une adulte depuis très longtemps et dont il ne connaît que l’existence.

La Dame de la rue des Messieurs est une fresque existentielle où deux éclopés de la vie ne pouvaient qu’aller de guingois, tout en faisant souffrir leur entourage, lui par son absence, elle, a contrario, par le poids de sa présence. L’écrivain médecin connaît bien l’âme humaine, il sait jouer de ses forces et de ses faiblesses en se faisant alchimiste du temps et de l’espace grâce à ses histoires et aux personnages qui les vivent.

mercredi 18 mai 2022

Mélikah Abdelmoumen

Baldwin, Styron et moi

Montréal, Mémoire d’encrier, 2022, 192 p., 24,95 $.

Le Québec en technicolor

L’essai de Mélikah Abdelmoumen doit susciter notre intérêt et transformer notre attention en gestes concrets, car le racisme, systémique ou individuel, érode sans cesse les sociétés, la nôtre sans aucun doute. Or, n’oublions pas que la race est une invention de l’esprit puisqu’il s’agit d’un groupe « humain auquel la société attribue de façon arbitraire une identité distincte en fonction de divers facteurs (physiques, géographiques, historiques, économiques, sociaux et culturels ».

Évoquons d’abord Les racistes n’ont jamais vu la mer (Mémoire d’encrier, 2021), le dialogue entre Yara El-Ghadban et Rodney Saint-Éloi dans lequel les auteurs rappellent que l’ostracisme existe depuis la Grèce antique et qu’il s’agissait d’une mesure consistant à bannir de la Cité des personnes qui dérangeaient ou dont on craignait le pouvoir, une sorte de peur d’avoir peur ou de « prévenir pour guérir ». Le colonialisme a été importé dans les territoires spoliés et ostracisés, notamment par-devers les populations autochtones qui furent privées de leurs droits, qui le sont toujours d’ailleurs, et chez qui on a tenté d’enlever le « sauvage » en eux, en les « convertissant » et en les « civilisant ».

Mélikah Abdelmoumen aborde la notion de racisme directement dans Baldwin, Styron et moi. D’abord en discutant de James Baldwin et William Styron, deux écrivains états-uniens piliers de leur génération. Le premier est « un Noir descendant d’esclaves, célèbre pour ses prises de paroles et ses œuvres antiracistes. » Le second est « un Blanc descendant de propriétaires d’esclaves, surtout connu pour son roman Le choix de Sophie », paru en 1979, puis adapté au cinéma en 1982.

Or, au-delà de l’amitié des deux hommes, un roman de Styron, Les confessions de Nat Turner, dont l’écriture fut encouragée par Baldwin alors qu’il vivait chez le romancier, lui valut l’opprobre d’intellectuels afro-états-uniens qui l’accusèrent d’y entretenir un racisme systémique, dont le lynchage des Noirs était toujours une pratique au 20e siècle.

Relater de façon détaillée la relation des deux écrivains, notamment sur tout ce qui concerne Les confessions de Nat Turner, sert d’appui, sinon de mise en abyme, aux propos et à l’analyse sociologique du racisme que poursuit l’essayiste sur sa propre situation. Née à Chicoutimi en 1972, d’une mère québécoise et d’un père tunisien arrivé au Québec en 1968, elle et sa famille se sont installées dans la métropole plus tard et elle y a grandi. De 2005 à 2017, elle vit à Lyon, en France, avec son compagnon et leur enfant; c’est à cette époque qu’elle découvre Baldwin et Styron, et leur engagement antiracisme.

Mélikah Abdelmoumen a hérité des traits physiques de son papa, traits propres aux peuples arabes. Tant et si bien qu’en France, elle a été ostracisée, notamment après les attentats de Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de janvier 2015, les gens confondant, par effet de synecdoque, individu et terroriste. Dans un pays dont la devise est « liberté, égalité, fraternité », il va de soi que l’écrivaine soit troublée par l’escalade des commentaires ou même des accusations portées à son endroit, comme à celles et ceux aux allures arabisantes dans l’espace public.

Baldwin, Styron et moi ne juge pas la bêtise du racisme individuel, mais bien celui érigé hypocritement en système lequel mine dangereusement le tissu social. L’essayiste aborde aussi l’interdit que certains Noirs ou certains Amérindiens imposent aux Blancs quand vient le temps de discuter les situations sociales dont ils sont victimes : un Blanc ne peut écrire sur une culture différente de la sienne sans être taxé d’appropriation culturelle. Or, si je respecte ce point de vue, je ne peux pas écrire sur l’essai de Mélikah Abdelmoumen, ni sur les ouvrages de mon ami Rodney Saint-Éloi. Lorsque ce dernier publia Quand il fait triste Bertha chante (Boréal, 2020), un roman hommage à sa mère, on était en pleine effervescence du mouvement Black Lives Matter et peu de Blancs osèrent écrire le mot « Nègre », même en citant le roman dont la négritude haïtienne est un élément clé du récit.

Avec Baldwin, Styron et moi, Mélikah Abdelmoumen nous donne l’occasion de mesurer le poids du racisme que portent celles et ceux qu’on nomme « personnes racisées » ou de toute autre locution marquant une particularité physiologique des individus. Ce faisant, l’écrivaine nous oblige à mettre en perspective notre propre regard et notre conduite devant toute personne différente de nous, quelle que soit cette distinction. Ainsi, au Québec d’aujourd’hui, les pures laines sont multiples dans leurs ressemblances ou leurs différences, dans leurs us et coutumes, etc. Le titre d’une série télévisée illustre bien l’état actuel des lieux : Immigrants de souche.

jeudi 12 mai 2022

Louis-Philippe Hébert

Les noces de la plus grosse femme du monde et de l’homme serpent

Bromont, de la Grenouillère, coll. « L’atelier des inédits », 2022, 176 p., 24,95 $.

Le Roi jaune au pays de Barnum & Bailey Circus

Louis-Philippe Hébert nous a entraînés dans divers univers au fil de plus de cinquante ans d’écriture et de publication, mais jamais avait-il fréquenté l’univers du cirque, un monde entre onirisme pur, imaginaire teinté de fantastique et réalisme sublimé, un terroir littéraire qui cultive allégrement.

Je ne parle pas ici des parcs d’attractions voyageant de ville en ville en offrant quelques manèges brinquebalants et d’impossibles jeux d’adresse. Je parle d’un véritable cirque comme le fut la caravane du Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus au début du siècle dernier, avec ses animaux exotiques et leurs dompteurs, ses chevaux et leurs cavalières, les trapézistes volant dans les cieux d’un chapiteau au risque de leur vie, sans oublier les clowns capables de faire rire même les plus blasés.

Le titre peut étonner, alors que, dans ce jadis des fêtes foraines, humains et bêtes étaient l’objet de toutes les moqueries ou de tous les rires. Ils étaient la version scénique de ce que certains cabinets de curiosité présentaient à leurs visiteurs : plus grosse femme, homme serpent, petite personne ou géant, femme à barbe, être démembré, etc. Pensons par exemple au géant Beaupré.

Les poèmes de Louis-Philippe Hébert deviennent ici des boîtes à images, chacune nous obligeant à observer un travers – gênant, raillant, moquant ou non – qui justifie son existence ou la blâmant de la misère qu’il lui fait vivre. Les personnages mis de l’avant sont les faire-valoir d’observations de leur condition humaine, de leur corps à leur âme, de cette impossible volonté d’aller au-delà de l’état qui les contraint ou les afflige.

La plupart des trente et un poèmes sont comme de fulgurants instantanés. Par exemple, "L’allée des miroirs" rappelle la mégère belle-mère de Blanche neige, "Éléphant" imagine la taille renversée du pachyderme d’une comptine et "La kermesse" nous amène dans la Grande Roue prisée par tous les âges. Or, l’image que réfléchissent les vers de ces poèmes est généralement vive ou même acérée par l’intensité qu’elle évoque comme un fragment de mal être ou d’un simple malaise.

Quelques poèmes élargissent leur perspective sur une douzaine de pages. C’est le cas de "Jongleurs" dont l’auteur dit :

Je vous attendais

comme on attend l’amour

quand on a dix-sept ans

et dans mes pensées

les balles et les quilles

légères volaient si légèrement que

ni les bras ni les mains

d’un humain

ne pouvaient les rattraper. (21)

On comprend que ces artistes du mouvement et de l’agilité sont les émissaires de l’imparable destin. Ainsi :

Père, mère, femme et enfants

figures d’amour légères, si légères

mes sœurs, mes frères…

mes amours, elles

se sont déjà enfuies

par un trou

dans le plafond

ou par le col de la cheminée (26)

Ou encore :

Prouesses de jongleurs, oui

semblent éléphantesques

quand la musique a cassé

et chassé de l’ombre

les grandes dames de mon passé

jamais mes épousées ne reviennent à moi

elles craignent la lumière

elles m’ont fréquenté pour mon obscurité (27)

Les noces de la plus grosse femme du monde et de l’homme serpent propose également deux longues suites, "La femme sciée" et "La femme qui chante en dormant".

"La femme sciée" nous fait littéralement assister à ce numéro de cirque où une femme est présentée, couchée dans un cercueil dont le prestidigitateur a montré l’intégrité aux spectateurs avant de scier la gisante. Ce classique de l’illusion est ici décrit par le magicien, mais aussi par la femme qu’il a séduite dans le seul but de réinventer, à sa façon, un numéro attendu fébrilement par le public. Les commentaires de l’un et de l’une illustrent le point de vue de chacun sur cette performance qui va émerveiller la foule. "La femme sciée" ne serait-il pas une métaphore filée qui développe des conceptions différentes des relations homme-femme ou même de la séduction? Chose certaine, le dialogue, si tant est, entre l’homme au chapeau noir et celle qu’il a choisie pour l’accompagner est un dialogue de sourds.

"La femme qui chante en dormant" est une variation sur le thème de l’affect basique entre elle et lui, une variation du sujet précédent, mais aussi une référence à la thématique récurrente de diverses façons du recueil.

Comment distinguer entre bonheur et douleur?

j’ai toujours cette impression qui m’envahit

si profonde, si irréductible

d’être pour elle en ce moment précis

le seul objet de sa vie

si sa voix durant son sommeil n’existe que pour moi

moi, je n’existe que pour elle

cela va de soi

et les autres qui sont ici

pensent-ils ainsi? (144-145)

Dans le séjour au pays des gens du voyage que propose Les noces de la plus grosse femme du monde et de l’homme serpent, Louis-Philippe Hébert a rassemblé l’essentiel de son œuvre, tant ses thèmes les plus intimes que les plus lointains, tant son talent de raconter des histoires que celui d’inscrire, en filigrane, la musique des mots dans la tonalité que le moment présent lui inspire. Peu d’écrivaines et d’écrivains québécois sont parvenus, à ce jour, à une telle maturité d’écriture et à un tel mouvement de l’esprit de continuité sans cesse renouvelé. Le Roi jaune n’a pas fini de nous surprendre en allant là où nous ne l’attendons pas.

mercredi 4 mai 2022

Alain Saulnier

Les barbares numériques : résister à l’invasion des GAFAM

Montréal, Écosociété, coll. « Polémos », 2022, 200 p., 20 $.

Victimes consentantes du vol de nos identités?

J’écris ces lignes avec, en bruit de fond, les tirs et explosions d’une ville d’Ukraine. Pendant ce temps, les réseaux sociaux commentent la guerre russo-ukrainienne, mais les voix sont discordantes. Certes, on ne cherche pas des informations unanimes, mais appuyées par sur les faits et respectant une éthique journalistique libre et reconnue.

À l’heure de la guerre en direct, dont celle du Vietnam fut la première du genre, il faut savoir qu’un autre conflit, alimenté par l’omniprésence des réseaux sociaux et la toute-puissance des GAFAM, s’internationalise. Alain Saulnier, journaliste et universitaire, en discute dans un essai fort bien documenté, Les barbares numériques : résister à l’invasion des GAFAM.

Le sujet n’est pas réservé aux seuls initiés des nouvelles technologies de l’information sur lesquelles règnent leurs fabricants et développeurs d’applications. Il est de première importance de nous y intéresser, car les GAFAM ont déjà un impact majeur sur notre vie quotidienne de citoyens québécois et canadiens, sans que nous le sachions.

Un rappel s’impose : GAFAM est un « acronyme dont les lettres correspondent aux 5 firmes numériques dominantes du marché : Google (Alphabet; YouTube, Chrome, Android, Gmail, etc.), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft ». Certaines personnes associées à ces sociétés sont souvent évoquées : Mark Zuckerberg, le dirigeant de Meta (Facebook, Instagram, Messenger, WhatsApp, etc.); Jeff Bezos, à la tête d’Amazon et ses multiples filiales; Tim Cook qui dirige l’empire Apple. On peut ajouter Elon Musk qui a récemment projeté d’acquérir Twitter, alors qu’il est de notoriété publique que le propriétaire de Tesla a le commentaire populiste facile, même s’il veut donner sa version de la liberté aux usagers du réseau.

Il ne s’agit pas de démoniser ces faiseurs de rêves, mais de comprendre l’emprise qu’ils ont sur nos valeurs, nos règles ou nos lois. Au Canada, les radios et télédiffuseurs sont soumis aux "vieilles" lois du SRTC, ce qui permet aux diffuseurs du WEB de régner sans aucun contrôle étatique sur les contenus et les revenus qu’ils génèrent.

Parmi les effets dévastateurs, sinon pervers – les mots ne sont pas trop forts – que ces « barbares numériques » produisent, il y a notamment la perte énorme et constante de revenus pour l’État, mais aussi pour les médias traditionnels. Alain Saulnier, qui a dirigé le service de l’information radio-télé à Radio-Canada (2006-2012), rappelle la presque disparition des journaux quotidiens et de plusieurs hebdos québécois au cours des dernières décennies. La raison principale, c’est l’affaissement de leur modèle d’affaires dont la vente de publicité était le moteur principal. À cela s’ajoutent le désintérêt et la désaffection de la presse écrite par les moins de 35 ans, lesquels délaissent aussi la télévision traditionnelle au profit des services à la carte, comme ils ont fait en choisissant la musique en continu au détriment des supports classiques.

La presse écrite québécoise est généralement soumise à un code d’éthique, Le Canada français est un exemple. Si ces règles ne sont pas toujours contraignantes, elles doivent tout de même respecter la charte canadienne et québécoise des libertés. Or, les barbares numériques étant internationaux, ces sociétés ne se croient pas soumises à quelques règles que ce soit, sinon les leurs. Un exemple récent illustre cela : la Russie a limité ou bloqué les réseaux Facebook et Instagram pour que la population n’ait plus qu’une source d’information, celle de l’État russe. A contrario, on a reproché à Facebook son inaction lors de l’émeute au Capitol états-unien.

Les barbares numériques : résister à l’invasion des GAFAM n’a rien d’alarmiste. Il fait plutôt un portrait lucide de l’état de lieux qui n’a rien de réjouissant pour la démocratie. Comme l’explique Alain Saulnier, notre culture francophone est mise à mal, car, entre autres, la règle des quotas de contenu francophone diffusé sur les ondes n’est pas respectée. Puisque leur invasion est de provenance états-unienne, l’anglais règne en maître. Dans ce contexte envahissant, la langue française est mise à mal et menacée d’une éventuelle disparition.

Que dire des droits que des créateurs et producteurs ne touchent pas, ou si peu. Cela a commencé avec la montée en importance des GAFAM et le piratage de disques, d’applications, de livres et journaux, etc. Le domaine culturel est le ferment de nos sociétés, de notre langue d’abord, si nous ne trouvons pas rapidement une façon de protéger ses canaux de création et de diffusion, ce sont les assises mêmes de nos sociétés qui sont menacées.

Alain Saulnier ne fait pas qu’observer la situation, il suggère aussi diverses pistes d’actions pour nous permettre « de résister à l’invasion des GAFAM » efficacement. La mise en application de ces mesures est notre responsabilité aussi bien individuelle que collective, quels que soient notre âge, nos connaissances des technologies de l’information ou notre intérêt. Il en va de l’indépendance de notre langue et de notre culture en tant que société francophone en Amérique.

Dernière heure. La volonté politique canadienne de remédier aux effets délétères des réseaux sociaux s’est manifestée le 5 avril dernier par le dépôt du projet de loi C-18 visant à forcer « des plateformes numériques telles que Facebook à conclure des ententes d’indemnisation "équitables" avec les salles de nouvelles afin de leur accorder une compensation pour les revenus publicitaires générés par le partage de leur contenu d’information. »

Plus remarquable du côté politique : le 23 avril dernier, l’Union européenne a adopté « une réforme historique contre la jungle numérique. Ce texte, discuté depuis près d’un an et demi, doit responsabiliser les très grandes plateformes du numérique, par exemple Facebook (Meta) ou Amazon, en les contraignant à supprimer les contenus illégaux et à coopérer avec les autorités. »