mercredi 30 juin 2021

Nancy Huston

Arbre de l’oubli

Montréal / Arles, Leméac / Actes Sud, 2021, 320 p., 34,95 $.

To be or not to be!

Redécouvrir une autrice dont les œuvres ont souvent bousculé nos certitudes par les voies détournées de la quête des personnages ou par l’analyse rigoureuse de préjugés tenaces, ce sont de telles retrouvailles qui sont survenues grâce à l’Arbre de l’oubli, le récent roman de Nancy Huston.


Ce n’est pas par hasard que je fais de la phrase de Hamlet, le drame imaginé par W. Shakespeare, le titre de cette recension. C’est pour marquer le plus nettement possible les enjeux, s’apparentant aussi aux drames cornéliens où s’opposent des choix impossibles, ceux auxquels les personnages ont à faire face et que nous découvrons à travers des intrigues, parfois inextricables, qui se déroulent du début des années 1950 à aujourd’hui, dans cinq ou six villes, états-uniennes. Sauf la toute première séquence qui a lieu à Ouagadougou, au Burkina Faso en 2016 et dont l’action est le point culminant de toutes les histoires que le livre raconte.

L’arbre de l’oubli du titre existe bel et bien, un arbre dont les personnages aimeraient profiter du pouvoir leur permettant d’oublier divers événements de leur existence. Or, le poids du temps qui passe est souvent inscrit si profondément dans la généalogie des familles, sinon des communautés, qu’ils en ont payé et paient toujours le prix.

Nancy Huston superpose certaines des plus profondes cicatrices de sociétés dont les membres n’ont d’autre choix que d’assumer les torts, sinon de tenter de briser les chaînes qui les retiennent à l’histoire et les empêchent de vivre en toute liberté. Le phare dans ces nuits de tourmente, c’est Shayna, jeune femme « marron », une litote que l’autrice a choisie pour identifier les Noirs états-uniens croisés çà et là dans l’histoire.

Shayna, qui adore la mauvaise prononciation de son prénom « qui le fait sonner comme "shine", briller, ou "shy", timide au lien de "shame", le honte » (12), a beau être au cœur du livre, la narratrice choisit de la pointer du doigt par un tu ou par un toi, et n’exprimant ses sentiments que par le poids du silence qu’imposent ses réflexions. Chacune des 47 séquences où elle est présente se conclut par ce qu’elle note dans un petit carnet noir. « Toutes les entrées [sont] en majuscules en raison des cris qui se déchaînent désormais en toi. » (11)

Arbre de l’oubli tient à la fois du roman chorale – où différentes histoires ayant des points communs sont racontées par les personnages qui y sont impliqués – et un roman polyphonique puisque la narration est assumée par le personnage concerné. À l’exception de Shayna bien évidemment.

Les parents de cette dernière sont Joel Rubenstein et Lili Rose Davington. Lui est d’une famille juive dont plusieurs membres furent victimes de la Shoa; ses parents sont Pavel et Jenka, il a un frère aîné, Jeremy, le préféré de leur mère. Elle est issue d’une famille états-unienne typique, souvent identifiée par l’acronyme WASP; ses parents sont Dave et Eileen. C’est en retraçant la vie familiale et l’éducation de Joel et de Lili Rose à divers moments, sans ordre chronologique, mais en précisant où chacun se situe puisque le milieu de vie module l’importance sociologique de la réussite ou de l’échec.

Shayna est en quelque sorte l’électron libre de ces deux familles. Elle recherche ses origines, quel que soit le prix à payer, même s’éloigner de ce qu’on a voulu faire d’elle et de sa personnalité : une jeune femme blanche dans une peau marron.

Le mal de vivre de Shayna ressemble, à maints égards, à celui ressenti par sa mère Lili Rose dont l’enfance et l’adolescence ne furent jamais un long fleuve tranquille, ses parents ayant d’autres préoccupations que de l’éduquer, une tâche qu’ils confient à des écoles de prestige pour entretenir leur statut social. Lili Rose cherche ailleurs l’affection qui lui manque, n’hésitant pas à jouer de son charme pour obtenir ce qu’elle veut. Elle grandit en développant une neurasthénie chronique qui la mène à poser des gestes inconsidérés qui laisseront des traces sur sa santé physique et mentale. Sa rencontre avec Joel et leur décision de s’installer ensemble est une question de circonstances plus qu’un véritable amour, Joel étant, à ce moment-là, prêt à tout faire pour stabiliser sa vie affective et ainsi faire taire les vains espoirs de Jenka, sa mère, d’avoir des petits-enfants.

Il faut dire que Joel est un universitaire réputé appelé à prononcer des conférences aux quatre coins de la planète, ce qui a eu, entre autres effets, de mettre un frein aux nombreux différents avec son frère Jeremy dont l’homosexualité, bien que tolérée par les siens, lui avait fait perdre, aux yeux de Jenka, l’espoir qu’il assure un jour la descendance des Rubenstein.

Avant que Joel s’installe avec Lili Rose, il avait épousé Natalie, une jeune femme rêvant de faire carrière au théâtre ou au cinéma, mais pas d’être mère. Malgré la délicatesse de Joel pour lui faire accepter d’être maman, elle refuse et se fait même avorter dans de mauvaises conditions lorsqu’elle devient enceinte. Suite à cet événement, Joel décide de rompre avec Natalie.

Joel est toujours un fervent médiateur. C’est pourquoi, lorsque Lili Rose et lui concluent qu’ils ne peuvent procréer, bien que la jeune femme souhaite ardemment avoir un enfant, il fait appel à Aretha Parker, une infirmière connue jadis dans une maternité. Aretha a une jeune sœur, Selma, qui mène une vie de misère dans le Bronx new-yorkais; il peut lui venir en aide si elle accepte de devenir mère-porteuse moyennant une somme importante. Le projet réussi, Shayna arrive dans la vie de Lili Rose et Joel pour leur plus grand bonheur et celui des grands-parents, malgré la couleur de la peau de l’enfant.

Au fur et à mesure que Shayna vieillit, elle prend conscience de la discrimination dont elle subit les affres de plus en plus difficiles à gérer jusqu’à ce qu’elles deviennent totalement inacceptables à ses yeux. S’amorce alors une longue quête d’identité dont la recherche de sa mère biologique peut être un point tournant. Nancy Huston, sûrement consciente du puzzle qu’une telle recherche identitaire peut représenter, n’hésite pas à appeler un chat un chat, mais jamais un noir un noir. Ce faisant, elle évite le jugement de l’appropriation culturelle, comme elle le fait pour la famille juive de Joel, et se concentre sur l’être humain qu’est Shayna. Cette dernière a une amie indéfectible, Felissa, qui va l’accompagner dans la traversée de ce désert que représente pour elle de faire, à rebours, le chemin depuis sa mère biologique – le père biologique étant Joel – jusqu’à assumer pleinement sa « négritude » en refusant tout compromis. C’est aussi grâce à cette amie que Henri, un médecin d’origine haïtienne engagé dans Médecins sans frontières, entre dans sa vie.

Nancy Huston brosse ici une grande fresque socioculturelle à travers l’histoire de familles semblables dans leurs différences et leurs préjugés. Elle raconte sans autres ambages que l’authenticité des duels entre les personnages, sinon avec eux-mêmes.

mercredi 23 juin 2021

Les éditions du Noroît et Les Herbes rouges

Transitions et longueur de vie

On me demandait récemment l’état de la poésie québécoise. Ma réponse étonna : non seulement les poètes étaient nombreux et mais la qualité de leurs vers est de haut niveau. J’évoquais la rigueur de la direction littéraire des maisons spécialisées en poésie, sans oublier la multiplication d’icelles.

Deux d’entre elles, les éditions du Noroît et les éditions Les Herbes rouges, passent le flambeau à une nouvelle génération… d’éditrices.

Ainsi, le Noroît, fondé en 1971 par Célyne Fortin et le regretté René Bonenfant, passés aux mains de Paul Bélanger en 1991, est désormais dirigé par Charlotte Francœur et Mélissa Labonté, deux femmes à la feuille de route impressionnante. Cette transition éditoriale sera marquée, entre autres, un rajeunissement de la maquette des collections et de la signature graphique, le logo qu’on peut déjà remarquer sur les bulletins et communiqués.

Parmi les plus récents recueils parus à cette enseigne, je vous suggère l’anthologie reVERSible / VERSschmuggel. « Le projet de traduction VERSschmuggel / reVERSible se présente sous la forme d’un laboratoire poétique et symbiotique où les matérialités, les intensités sémantiques et les fonds sonores sont passés au crible. Ici, cette complexité a été étendue non pas à deux, mais à trois langues : le présent volume réunit dix-huit voix poétiques issues de trois zones linguistiques de part et d’autre de l’Atlantique. » Parmi les participants à ce collectif, je note entre autres les Québécois Martine Audet – récipiendaire du Prix littéraire du GG 2021 pour son recueil La Société des cendres suivi Des larmes entières – Monique Deland, Natasha Kanapé Fontaine, François Guerrette, Tristan Malavoy et Pierre Nepveu.

Je retiens aussi Tout est caché, recueil de Judy Quinn. « Tandis que la pollution atmosphérique atteint des sommets records à Delhi, les morts prennent le pouvoir sur Terre. Où aller? Pourquoi? Dans ce cinquième recueil publié au Noroît, Judy Quinn poursuit son souffle narratif jusque dans les rues de l’Inde où elle dissèque avec acuité un réel insoutenable, celui d’un monde en flammes. Parmi la liste des choses à voir: des mini-chiens au poil court, la soie, la gale, la balle qui a tué Gandhi. Avec Ben Kingsley dans le rôle principal, se déroule ainsi la bobine d’un film sans sous-titres dans lequel l’existence n’est plus que survie, comme si Dieu avait quitté le cinéma avant la fin. Livre sur le deuil et l’amour, Tout est caché est un voyage incandescent à la recherche d’un abri. »

Les Herbes rouges, maison d’édition fondée en 1978 par les frères Marcel et François Hébert sous l’impulsion de Gaston Miron, était à ce jour toujours dirigée par François Hébert. Ce dernier passe la main à Roxane Desjardins, elle-même écrivaine. « Succéder aux frères Hébert, ce n’est pas une mince affaire. C’est avec François et les auteur-e-s des Herbes rouges que j’ai appris le métier. Les Herbes rouges, c’est notre lieu, notre maison. Et je compte lui faire honneur », confiait-elle à Geneviève Dufour du site revue.leslibraires.ca.

À cette enseigne, je retiens Parmi celles qui flambent, recueil de Noémie Roy. «L’histoire commence dans les airs, avec le rapt du soleil. Une blessure suffisamment grande pour pousser une fille hors d’elle-même. Dès lors l’avenir semble perdu: "l’horizon quelque part / se jette d’une falaise". Ce livre, déplié comme une carte routière, retrace le trajet de sa guérison. Au fil de ces poèmes tout en images vibrantes et en incantations, l’attention descend pour entrer dans le corps, le percer, creuser un terrier. Jusqu’aux racines. On ne se métamorphose jamais seule, et c’est entourée de celles qui l’ont précédée dans cette marche vers le pouvoir d’être soi que l’héroïne se rebâtit. Celles qui flambent, en brûlant, se transforment: "je souderai mes visages /  en un corps vieilli". "Il y a une consolation possible", oui, à même cette quête, à même le courage de brûler. Parmi celles qui flambent s’offre comme un baume à celles et ceux qui portent aussi une blessure.»



 Stéphane Despatie

Paroles biologiques

Écrits des Forges, 2021.

Je fais mien ce commentaire éditorial, les vers du recueil m’ayant fort ému. « La poésie du recueil, telle une carte géographique, installe un cadre et des balises qui serviront à déambuler dans les paysages intimes d’un individu en quête de repères personnels. S’accumulent tout au long du parcours les signes diffus d’une direction suivie ou à prendre, le passé ou les choix de vie, la maladie ou les expédients destinés à alléger la douleur, la musique ou les arts visuels. Voyez: "sur la table je l’étends / la carte usée par tous les divorces / de nouvelles divisions l’épinglent / toujours plus loin   dans les retranchements // plus qu’une ville qu’on écartèle / c’est le territoire de la poésie". Les liens du sang laissent leurs traces un peu partout visibles. Questionnements et réponses restent plus ou moins satisfaisants: la catastrophe est-elle inévitable?»


 Margaret Atwood

Politique du pouvoir, nouvelle traduction de Marie Frankland

l’Hexagone, 2021

« En 1971, Margaret Atwood se penche sur le rapport amoureux. Ou plutôt, sur une relation amoureuse. Ce recueil dont l’actualité stupéfie, 50 ans après sa parution, est enraciné dans l’expérience. Laquelle? Ça n’a aucune importance. La sienne. Atwood a toujours refusé qu’on assimile son œuvre à un mouvement particulier. De fait, quand son regard se pose sur la disparité des rapports de pouvoir et des formes d’affrontement dans le ou dans un couple hétérosexuel, il se pose sur des choses, sur des faits. Il y a ici de l’élégie acerbe. Et aussi l’évocation de la poésie courtoise et du romantisme victorien. Et encore, de l’absurde, du surréalisme, du postmodernisme, un psychédélisme halluciné et toute une eschatologie mystique, écologique, atomique. Le livre palpite de l’érudition de son auteure. De même, il est sensuel, grinçant et pénétrant. »

mercredi 16 juin 2021

Victor-Lévy Beaulieu

Ma Chine à moi. Candiderie

Notre-Dame-des-Neiges, Trois-Pistoles, 2021, 312 p., 39,95 $.

Éloge du Non-Agir

L’inquiétude gagnait Bouquinville QC lorsqu’on remarqua le silence de Victor-Lévy Beaulieu depuis la parution d’À douze pieds de Mark Twain, cabotinerie en 2016. Ni coup de gueule ni autre coup d’éclat dans les médias, pas même de message sur sa page Face de bouc – hommage à Will Shakespeare paissant jadis sur la terre de l’écrivain – pour confronter la Covid-19 et son corollaire, la pandémie. Rien.


Arrive le 14 février 2021, VLB sonne les cloches de l’église de Notre-Dame-des-Neiges. S’en sont suivis une déferlante de messages face bouquiens. Il y fait un rapide bilan de santé pour rappeler qu’il est un homme vieillardissant et raconter, par circonvolutions langagières, le mal qui l’a frappé. Il noie ainsi le poison dans le bocal tout en ouvrant la porte d’un sien livre à paraître, Ma Chine à moi.

L’écrivain dit avoir profité de son mal-être pour lire livre par-dessus livre relatant, analysant et donnant à comprendre la Chine de jadis à naguère. Il précise qu’il s’agit du seul ouvrage écrit malhabilement sur le clavier de son vieux portable beaucoup moins vite que les mots émergeaient de sa vaste mémoire photographique.

Je décidai de lire le Beaulieu nouveau à l’écran, ce que je déteste autant que lui d’écrire sur un clavier mal accordé, afin de me mettre dans un état improbable comme le sien. Il m’adressa donc, par courriel crypté voyageant sur l’infonuagique, le PDF des 312 pages du livre.

La couverture de Ma Chine à moi propose un luxuriant jardin chinois où déambule une jeune femme : « Un visage ovale, plein et rose, des sourcils en forme de croissant de lune, des membres et des doigts délicats et souples, une peau de porcelaine fine. » (156) On imagine ses pieds enveloppés de fines bandelettes comme ce fut jadis le cas des femmes aux petits pieds, signes d’une noblesse d’âme pour les uns, d’un supplice digne du martyrologe pour les autres.

Sous le titre, l’Auteur suggère que ce livre est une « candiderie ». Ce néologisme évoque le conte philosophique de Voltaire, « Candide ou l’Optimisme » (1759), en relayant la grande naïveté et l’ironie du personnage pour qui « la simple observation des faits nous montre que tout s’inscrit en faux contre l’optimisme » (Laffont-Bompiani, 144). Rappelons-nous que VLB a écrit Monsieur de Voltaire : romancerie (Stanké, 1994).

Comment comprendre le double possessif du titre – ma, moi –, sinon qu’au-delà des faits empruntés à l’Histoire du pays du Soleil levant, il y a une inéluctable appropriation pour rendre compte d’une culture millénaire, n’en déplaise à la rectitude encarcanante du maintenant.

Suivent les dédicaces. D’abord, à Meng Wanzhou arrêtée au Canada dans l’urgence du voisin à la tête orangée. Puis, à Paul Pelliot (1878-1945), linguiste et sinologue français de haute estime.

Il y a ensuite ces vers de Lu Xun (1881-1936) en exergue qui mettent la table au récit en 13 chapitres :

« M’étant mêlé d’écrire, / J’ai été puni de mon impudence, / Rebelle aux modes, / J’ai offensé la mentalité / De mon époque. / Les calomnies accumulées / Peuvent bien avoir raison / De ma carcasse. / Tout inutile qu’elle soit, / Ma voix n’en suivra pas moins / Dans ces pages. »

La trame de Ma Chine à moi s’articule autour de deux pôles. Dans l’un, l’Auteur lui-même racontant les humeurs de son vieillardissement. Dans l’autre, la Chine d’hier à aujourd’hui, en soulignant au passage la Révolte des Taiping « un soulèvement majeur qui eut lieu dans le Sud, puis le Centre de la Chine, entre 1851 et 1864… dont le nom de Taiping ("Grande Paix"). »

Ma Chine à moi ne serait pas la Chine d’icelui si Victor-Lévy B. ne s’investissait pas complètement dans l’histoire qu’il raconte. Ainsi, dès que le narrateur s’exprime, on entend sa façon de discourir au temps du premier cycle de son œuvre, alors que s’écrivait la Saga des Beauchemin, premier grand chantier de l’histoire littéraire du Québec. Réaliser ce vaste projet, un livre à la fois, exige de s’approprier la langue qui le régit et qui en fait de la littérature. Cela comprend toutes les licences pour que l’écrivant devienne écrivain. Voyez voir :

« Ô douleur!... Ô misère!... Quelle affreuseté et quelle océantume ce qui gîte et s’agite dans le cœur mol de mon extrême Vieillardissement! Et le pire, c’est qu’avec ou sans opium je me débriscaille comme avant, je me démanche comme avant, je me décontresaintciboirise comme avant… » (43)

« Je me sens bien. Je suis sans doute en meilleure santé que s’acharne à me le dire mon corps hanté par le virus d’autrefois qui m’a déporté treize jours et treize nuits dans cette lumière noire qu’est le coma, qui m’a fait perdre trois de mes neuf souffles, cinq de mes muscles senestres et un pan de ma matière grise du côté de mon Temple évidemment gauche. » (181)

L’univers de VLB est rempli de personnages plus colorés les uns que les autres et certains vont et viennent d’un livre à l’autre. La Mère, par exemple, qu’on retrouve dans Ma Chine à moi est à crocheter une immense courtepointe représentant la Grande Muraille de Chine. Cet ouvrage est destiné à « Tante Lumina, Fille de la Défunte Florence. Dans sa dernière lettre, elle m’a écrit que son petit couvent manquait de plus en plus de couleurs comme c’est le cas aussi de la Mandchourie.» (36) C’est d’ailleurs par cette tante missionnaire que la Chine est entrée dans l’univers de l’Auteur durant son enfance. Il y eut aussi L’Encyclopédie de la jeunesse et de Pays et Nations. Cela sans oublier la « grande bannière sur laquelle étaient inscrits ces mots : « Sauvons des vies. Achetons de petits Chinois. » (287) comme il en fut ainsi pour des générations d’enfants des années 1950, tombola ou kermesse pour la Sainte-Enfance à la clé.

Autre personnage venu, cette fois, de Race de monde, Abel Beauchemin devenu grand physicien : « La vérité vraie, c’est que je me suis enfargé dans ce qu’Abel Einstein appelait l’espace-temps restreint dans sa relativité ou lâché lousse dans sa généralité… » (65) On aperçoit le grand-père Antoine qui fait leçon à son petit-fils sur l’après-confirmation « Quand t’es terrorisé, tu finis par ignorer ce qui se passe autour de toi et dans ton toi-même. T’es protégé de la peur et de la peur d’avoir peur, t’es à couvert comme qu’on dirait, mais avec plus rien pour t’activer du ciboulot. Ça sent plus rien, ça envale plus d’air, comme un soufflet de forge qui a des trous dedans, ça marche à reculons plutôt que par devant. » (184)

Ce n’est pas la première fois que la Chine intéresse VLB. Ce pays est en effet présent dans La grande tribu, « grotesquerie » où s’affrontent lésionnaires et libérateurs. Or, parmi ces derniers, il y a Hong-Sieou-Tsuan dit Shang-Ti (Hong Xiuquan), maître d’œuvre de la Révolte des Taiping. Qu’en est-il cette fois des personnages venus de Chine en temps et contre-temps, sinon qu’ils sont légion et que d’évoquer seulement leur nom étourdi. Je suggère de lire sans autre souci que de partager leurs aventures plus remarquables les unes que les autres, mais cruellement réelles, ne retenant que l’ensemble de la fresque de ce pays et de sa nation dont la grandeur et la misère doivent être connues et reconnues de toutes et tous.

Si d’aventure vous vous aventurez sur la Toile à la recherche de tel ou tel personnage, ne soyez pas étonnés que l’orthographe de certains patronymes soit différente de celle utilisée par l’Auteur. Il appert que traduire l’une des nombreuses langues parlées en Chine en un français compréhensible est tout sauf simple ou, comme on le disait autrefois : c’est du chinois. Il se peut donc qu’il y ait des graphies différentes pour identifier un personnage historique.

J’en viens à considérer l’Auteur, le narrateur de Ma Chine à moi. Si j’utilise le mot Auteur avec une majuscule, ce n’est pas une coquetterie de chroniqueur, mais la façon que VLB a choisi d’identifier son alter ego sur sa page face de bouc. Ce personnage est en piteux état de santé. On le rencontre à l’hôpital, on le voit affaibli jusqu’à ramper dans sa grande « meson » et être incapable d’arpenter sa terre où ne paissent plus ses bêtes rendues sur une pointe du Bic. Il refuse même de lire l’opéra chinois que lui propose Hannibal Barré, car l’Auteur est à apprendre le Non-Agir, qu’il ne lit plus de manuscrit et n’est plus éditeur car tellement endetté (p. 165-166).

Terminant Ma Chine à moi, un entretien que Victor-Lévy Beaulieu a accordé à Gérald Gaudet en 1985, m’a semblé décrire la façon dont je me suis approprié ce livre : « Et moi quand je lis, j’ai l’impression que j’écris le livre, que je l’incorpore à ce que je suis… Je réécris le livre comme je voudrais qu’il soit pour me confirmer dans ce que je suis. Mais c’est cela, la lecture.! » (Gaudet, p. 15)

L’ouvrage m’a de plus ouvert les frontières d’une Chine où vit une civilisation aussi grande que ses contradictions. Le néologisme « candiderie » définit bien la candeur éclairée de l’Auteur qui ne prend pas les vessies pour des lanternes chinoises grâce à l’ironie de son regard oblique.

Une ultime remarque. En parcourant la liste des livres de VLB publiée en début et fin du livre, deux rubriques ont retenu mon attention : « À paraître » : La grande fugue des Lésionnaires, épopée épormyable (2021); et « En préparation » : Mémoires du guère et du naguère. Première partie : Rallongement. Deuxième partie : Bourgade-en-la-cité-et-ville. Troisième partie : Maison océane. J’en comprends que l’homme vieillardissant n’est pas encore arrivé au pays du Non-Agir et qu’il nous réserve encore des heures d’esbaudis littéraires.

mercredi 9 juin 2021

Raymond Paul

Sortir du labyrinthe

Montréal, Druide, cool. « Écarts », 2021, 328 p., 24,95 $.

Présence de l’absence

J’emprunte le titre à un recueil de Rina Lasnier, même si le roman de Raymond Paul, Sortir du labyrinthe évoque une tout autre absence : l’amnésie totale de Suzanne, en apparence du moins. Cette rupture ou cette fuite de la réalité a duré 12 ans et, au moment où le récit débute, elle émerge du chaos et vogue sur les eaux mouvementées du quotidien.


On assiste à la sortie du dédale dans lequel un maelström persistant a plongé Suzanne et dont on cherche à découvrir l’origine et les conséquences. C’est là la quête de la première partie du roman, intitulée « Le retour ». Le second volet, « des pas sur la neige », permet à l’héroïne de raconter des événements survenus durant son amnésie et depuis son retour à la réalité, et leurs incidences sur sa vie et celle de son entourage.

On peut résumer Sortir du labyrinthe en disant qu’il s’agit d’une histoire de familles, celle de Suzanne et de François auprès de leurs parents. Puis, il y a la famille qu’ils forment avec leurs filles Gabrielle et Virginie. De prime abord, cela peut sembler réduire la complexité des rapports humains que les personnages et les leurs entretiennent. Mais non, car la notion même de famille est la principale quête des personnages.

Considérant que les années que Suzanne a passées en maison de santé, on constate qu’aucun membre de sa parentèle ne l’a visitée, comme s’ils avaient perdu foi dans son éventuel retour à leur normalité. Ce sont ses filles, son époux François et Léa, la mère de ce dernier, son frère Louis et son compagnon Julien, ainsi qu’Éric, un neveu, qui ont été fidèles à l’horaire des visites imaginé par François dans le but de stimuler l’esprit de Suzanne pour qu’elle effectue le chemin à rebours de sa réalité à la leur.

François a aussi imaginé que de lui faire la lecture comme de l’amener dans le jardin de l’institution privée où elle est traitée lui sera bénéfiques. Or, un jour de visite, Virginie et son cousin Éric croient avoir provoqué les premières réactions de la malade grâce à un jeu scénique. Les jeunes gens en viendront à comprendre que les chants des oiseaux virevoltant autour d’eux ont aussi participé à l’éveil de Suzanne.

Je note que des oiseaux de toutes sortes font partie du paysage de la trame, si bien que l’œuvre musicale d’Olivier Messiaen, « les chants d’oiseaux », est rappelée et crée l’ambiance sonore du roman.

Revenons à la famille de Suzanne. Dire que son père est un despote qui n’a de règles de vie que les siennes est un euphémisme. La loi du silence règne et on ne peut dire que le bon côté des choses afin de préserver la réputation de la famille. Un exemple de ce diktat : on tait la période d’égarement qu’enfant Suzanne a traversée, au point où elle-même semble l’avoir gommé de sa vie. Une autre illustration l’atmosphère pourrie de son enfance : la disparition de Zoé, sa peluche préférée. Ce geste évoque une autre règle du « jansénisme » familial : les enfants ne possèdent rien, car c’est malsain de s’attacher aux biens matériels.

Quant à Zoé, elle est devenue l’amie imaginaire, la confidente de Suzanne qui en a fait une girafe aux pouvoirs magiques qui peut l’amener très loin des contingences de l’existence.

C’est sa rencontre de François qui a permis à Suzanne de s’éloigner, sinon de rompre avec sa famille. Il est alors un jeune professeur, elle à la fin de ses études. Le coup de foudre ressenti fut d’une puissance fusionnelle. Leurs fréquentations et les événements en découlant se sont déroulés à vitesse grand V, si bien que Suzanne n’a appris que plus tard la vilenie de ses parents qui ont fait signer à François un engagement devant notaire.

Suzanne trouve dans la famille de François une sérénité qu’elle ne pouvait imaginer. Léa devient le tendre guide de la jeune femme qui n’hésite pas à lui confier les petites ou grandes difficultés que la vie lui réserve. Il y a aussi Louis, le frère de son mari, et Julien, le conjoint de ce dernier; l’un et l’autre sont des personnages importants que ce soit durant les années d’internement de Suzanne ou, plus tard, pour l’aider à dénouer un imbroglio familial.

Parenthèse. Raymond Paul nous permet d’accompagner Louis et Julien dans une croisière en partance de Barcelone. Les détails du quotidien des croisiéristes sont fidèles à la réalité d’un tel voyage et cette péripétie permet de mieux appréhender le rôle de chacun d’eux dans l’économie l’entièreté de l’œuvre.

La vie de la famille que Suzanne et François forment a des similitudes avec celle de Léa qui les a accompagnés avec une fine discrétion. Au début du récit, Léa est décédée et Gabrielle, l’aînée des filles de Suzanne et François, s’est mariée et est devenue maman. Virginie, la cadette, vit toujours chez ses parents et elle se soucie du retour de sa mère à la vie quotidienne. Elle n’hésite donc pas à la ramener à la réalité dès qu’elle croit percevoir qu’elle s’enferme dans sa bulle, craignant qu’elle s’absente à nouveau. Cette crainte et l’espoir que les souvenirs reviennent dans la tête de sa mère sont manifestes dans les textos qu’elle et son cousin Éric s’échangent à tout moment du récit. Ces messages ressemblent à des bulletins de santé éphémères qui, éventuellement, dépasseront les limites d’une thérapie participative en cherchant à connaître des secrets qui ne les concernent pas. C’est d’ailleurs une remarque que Gabrielle fera à sa jeune sœur.

Faut-il parler de George et de son frère Édouard, le premier étant le PDG de la compagnie d’assurance dont le siège social est à Londres pour laquelle François travaille? Bien qu’accessoire au fil conducteur du récit, ils n’en sont pas moins importants dans la vie et la guérison de Suzanne. Le romancier en a fait des personnages dont les interventions, en des lieux et à des moments distincts, sont brèves, mais combien déterminantes.

Sortir du labyrinthe peut sembler une histoire complexe, mais, grâce à l’intelligence créatrice de Raymond Paul et à sa maîtrise de l’art d’écrire, tous les éléments qui composent la trame s’enchaînent parfaitement. Chacun des personnages autour de Suzanne joue un rôle comme les pièces d’un puzzle dont l’image finale est une fresque illustrant une histoire de famille. En se rappelant la phrase de Nietzsche – « le diable est dans les détails » – qui est ici tout à fait approprié.

mercredi 2 juin 2021

Normand Cazelais

Un pays de rivières

Montréal, La Presse, 2021, 328 p., 39,95 $.

Les voies d’eau québécoises

De quoi sera fait l’été 2021? Je serais bien imprudent de le prédire, mais je vous propose de parcourir dès maintenant Un pays de rivières, un remarquable ouvrage écrit par Normand Cazelais, géographe, vulgarisateur et habile communicateur. Il nous invite à découvrir 30 rivières québécoises, leur histoire et celle de leur territoire. En fin pédagogue, il relate aussi diverses anecdotes qui illustrent ce qui les distingue ou les particularise. Il ajoute à ces voyages deux cours d’eau en lien direct, le fleuve Saint-Laurent et La Grande.


 

Parmi les citations en exergue ouvrant le livre, je retiens celle de Henry David Thoreau : « Le mot même de rivière semble faire plus de méandres que le mot anglais "river". » Cela rappelle que le Saint-Laurent est un fleuve pour les francophones et la Saint-Lawrence River pour les anglophones; il faut comprendre que le mot "river" signifie à la fois un cours d’eau qui se jette dans un autre (une rivière) et un cours d’eau qui compte plusieurs affluents et se jette dans la mer (un fleuve).

C’est un euphémisme de dire que le Québec est un pays d’eau où on trouve un très grand nombre de lacs et de rivières. Ainsi, on compte plus de quatre mille cinq cents de ces dernières, dont trois cents n’ont toujours pas de nom. L’auteur a bien raison d’écrire : « Ce sont les rivières qui ont façonné la géographie du territoire, l’histoire et l’organisation socio-économique du Québec et forgé, par conséquent, l’identité singulière des Québécois. »

Il est bien vrai que les rivières déterminent la destinée des Québécois, car elles baignent la majorité des grandes agglomérations du territoire. Cela s’explique entre autres par le rôle déterminant qu’eut la navigation au début de la colonie jusqu’à l’arrivée de chemin de fer, car c’est cette voie qu’empruntaient les embarcations de nos ancêtres et bien avant eux les peuples amérindiens, détermine les points d’arrêt selon les besoins de l’époque.

Chacune des rivières présentées dans Un pays de rivières est d’abord illustrée par une carte de son territoire, de sa source à son confluent; chacune fournit aussi des données importantes : sa longueur, sa source, son débit moyen, sa dénivellation totale et l’étendue de son bassin versant. Par exemple, le Richelieu est long de 113 km, il prend sa source dans le lac Champlain, son débit moyen est de 337 m3/s, sa dénivellation totale de 29 m et son bassin versant de 23 698 km2.

Qu’écrit Normand Cazelais sur cette même rivière qu’il considère comme « un axe stratégique ». « Ce n’est pas la rivière la plus longue du Québec. À peine cent vingt-quatre kilomètres séparent sa source, le lac Champlain, de son embouchure, dans les îles du chenal du Moine qui parsèment le Saint-Laurent. Ce n’est pas la plus puissante non plus, même si ses riverains craignent ses sautes d’humeur à la fin de l’hiver. Mais le Richelieu, qui paraît bien calme aujourd’hui, a eu une histoire agitée. »

L’éditeur a bien raison de résumer ainsi le livre : « Du Saint-Laurent à la Grande, en passant par la Lièvre, le Saint-François, la Manicouagan ou la Romaine, l’auteur rend hommage à plusieurs cours d’eau dans cet ouvrage richement illustré qui rappelle à la fois le livre d’histoire, le guide de voyage et le récit. "J’ai choisi des cours d’eau qui me semblent particulièrement significatifs. Les portraits que j’en dresse, s’ils reposent sur des faits objec­tivement vérifiables, répondent au regard que je porte sur eux", précise-t-il. Chaque rivière a son histoire, ses traits de caractère, sa personnalité. Ensemble, elles livrent un visage du Québec à la fois homogène et multiple qui n’appartient qu’à lui seul. »

En parcourant ce livre, en consultant les cartes qui illustrent chacune des rivières présentées et en étant attentif aux particularités de chacune, on a envie d’aller y voir de plus près. En cet été 2021, cela peut facilement devenir le projet d’une balade le long de l’une d’entre elles. Pour une promenade de proximité, outre le Richelieu, on peut penser à la Yamaska ou à la Saint-François. Puis, cela peut devenir l’exploration d’un territoire, la découverte de son histoire et de ce qui la distingue. Un pays de rivières s’avère l’ouvrage parfait pour planifier divers itinéraires et pour identifier les lieux d’intérêt où faire des haltes.

Je me suis imaginé que tous les Québécois ont vécu le long d’une rivière à un moment ou l’autre de leur vie, sinon depuis toujours. Ainsi, la rivière l’Assomption, que Normand Cazelais considère une « rivière croche », a baigné mon enfance et, depuis plus de 40 ans, c’est le Richelieu.

Quelles que soient vos activités estivales de 2021, Un pays de rivières vous fera voyager en vous faisant découvrir quelques-unes des plus belles régions du Québec. Vous vous rappellerez l’immensité du territoire, l’importance de son histoire et le rôle déterminant que les rivières ont joué sur son développement.