mercredi 27 septembre 2017

Michel Laurin
La littérature québécoise en 30 secondes
Montréal, Hurtubise, coll. « En 30 secondes », 2017, 160 p., 22,95 $.

Hier, aujourd’hui et peut-être demain

Depuis le Manuel d’histoire de la littérature canadienne-française de l’abbé Camille Baillargeon (1870-1943) en passant par l’Histoire de la littérature française du Québec en trois tomes, un collectif dirigé par Pierre de Grandpré paru en 1967 et 1969, jusqu’à la récente Histoire de la littérature québécoise (Boréal, 2007) de Biron, Dumont et Nardout-Lafarge, tout de notre histoire littéraire me passionne. Au point où je me suis mis à la recherche des plus anciens ouvrages sur le sujet dont certains enrichissent les ouvrages de référence que je consulte très régulièrement. Vous comprendrez alors que c’est dans cet état d’esprit que j’ai reçu La littérature québécoise en 30 secondes (Hurtubise, 2017) du professeur Michel Laurin.




Connaissant bien la collection «… en 30 secondes» pour avoir recensé plusieurs de ses titres, j’étais curieux du ton que l’auteur allait adopter pour guider ses choix éditoriaux, surtout qu’il est seul à réaliser ce projet, alors que les autres ouvrages sont généralement le fruit d’un travail collectif dirigé par un spécialiste en la matière.
Après une première lecture faite en tant qu’observateur de notre littérature depuis plus d’un demi-siècle, je suis revenu sur les 62 articles qui composent le livre en m’imaginant dans la peau d’un lecteur francophone étranger à notre culture ou non. Je rêvais ainsi de voir l’ouvrage en vitrine de la Librairie du Québec à Paris, attirant la curiosité des passants. Cette relecture attentive m’a offert une tout autre perspective.
Nicolas Dickner, un écrivain de la génération des 30-40 ans au talent récompensé, signe la préface où il note avec perspicacité que « Depuis les écrits de la Nouvelle-France jusqu’aux tournois de slam, notre littérature semble avoir eu la faculté de se réinventer de génération en génération, comme si chaque époque n’était pas l’écho persistant de la précédente, mais constituait plutôt une période distincte, neuve. » Voilà, je crois, une observation d’ordre sociologique qui s’applique à d’autres domaines de notre culture, le Québec ayant souvent fait des volte-face spectaculaires au cours de son histoire. Pensons seulement à l’omnipotence de l’Église catholique réduite presque à rien en une décennie.
L’auteur Laurin a organisé le riche corpus en six époques : les écrits de la Nouvelle-France (1534-1760); la gestation de la littérature canadienne-française (1760-1900); l’utopie de la terre revue et corrigée (1900-1945); la littérature affranchit de sa tutelle (1945-1960); le pays littéraire (1960-1980); une littérature postnationale (depuis 1980).
Pour chaque période, comme le veut la collection, il a choisi une ou un auteur dont il rappelle les temps forts de la carrière tout en faisant un bref commentaire critique de l’œuvre. Il a ainsi choisi de mentionner Marie de l’Incarnation, Arthur Buies, Émile Nelligan, Anne Hébert, Jacques Ferron, Marie-Claire Blais, Jacques Poulin et Dany Laferrière. Certes, d’autres écrivains auraient pu faire partie de ce palmarès, mais, dans l’esprit de la didactique du livre, je comprends que M. Laurin ait élu ceux-ci.
J’aurais toutefois aimé qu’il précise ce qui marque le passage de la littérature canadienne-française à la littérature québécoise, tout en rappelant que les auteurs francophones hors Québec sont nombreux et qu’ils sont parvenus à se créer un espace éditorial, une institution littéraire qui leur est propre.
Cela dit, le lecteur étranger qui connaît peu ou prou la littérature québécoise trouvera dans ce «… 30 secondes» un panorama juste de notre histoire littéraire. Il pourra prendre en note le nom des auteurs dont les ouvrages sont susceptibles de l’intéresser. Il pourra aussi parfaire ses connaissances en consultant la brève liste des références bibliographiques et les différents index du livre (noms propres, œuvres, magazines et journaux, personnages). Encore là, les choix de l’auteur se défendent, mais je crois quelques ouvrages généraux auraient mérité d’y figurer, dont le titre de plus d’anthologies.

Ne reste qu’à souhaiter que La littérature québécoise en 30 secondes soit non seulement largement diffusé, mais qu’il soit bien accueilli ici et ailleurs en francophonie.

mercredi 20 septembre 2017

Lise Demers
Gueusaille
Montréal, Sémaphore, 2017, 204 p., 20,99 $.

Il n’y a pas de petits plaisirs

Est-il possible qu’une fiction, parue il y a près de 20 ans, n’ait pas pris une ride, l’âme humaine ne vieillissant pas aussi rapidement que le corps qui la transporte? Ce fut-là ma première impression en lisant Gueusaille, un roman de Lise Demers paru en 1999 chez Lanctôt, une impression devenue une certitude au fur et à mesure du déroulement de l’action et des péripéties.




Au cœur de ce récit, deux femmes au destin tragique : Olga, une immigrée russe, et Denise, une Québécoise. Elles se croisent alors qu’elles font la manche dans un coin d’une ville, suggérant que leur existence a un jour coulé à pic tel un bateau qui chavire. Elles ont en commun d’être libres, ou d’en donner l’illusion. Cependant, l’une n’est pas recluse dans l’isolement d’une clocharde, n’a pas peur d’affronter quiconque s’en prend à elle, car elle s’est créé sa propre société. L’autre, Denise, vit en solitaire et fuit ses semblables sans être véritablement misanthrope. Bref, chacune vit sa réclusion selon sa personnalité, laquelle est révélée du page à l’autre du roman.
La leader, c’est Olga, à la fois mystérieuse et urbaine, qui fait de la récupération dans les rebuts et chez des restaurateurs devenus ses amis. Elle sait mettre à profit son travail qu’elle considère comme un véritable emploi, un mode de vie honorable contraire de la mendicité.
C’est plus compliqué pour Denise. Elle est toujours sur le qui-vive, et elle fuit à la moindre contrariété. Malgré tout, elle se laisse apprivoiser par Olga avec qui elle s’associe pour faire fructifier leurs trouvailles parmi ce qui leur est offert au gré de leur quête quotidienne.
À ce drôle de couple se joint le clan des Russes que fréquente Olga. Il y a aussi le philosophe, un SDF avec lequel elle aime discuter dans son squat, un homme de grande culture que la bêtise humaine a rendu solitaire. Il y a aussi François, un autre écorché qui vit dans sa vieille auto et qui voudrait bien venir en aide aux deux femmes.
Toute cette smala dont chacun des membres est, à sa façon, un archétype du genre humain, avance à pas discordants, donnant parfois l’impression d’être sur le point d’imploser et, d’autrefois, soulignant le meilleur de l’humanisme des êtres.
De la rencontre d’Olga et Denise, des liens qu’elles tissent entre elles, en passant par les rencontres auxquelles Olga oblige Denise pour la sortir d’un isolement total dans lequel elle s’est murée, de la venue de François dans la vie des deux femmes et du compagnonnage que les trois pratiqueront dans un projet de mobilier recyclé, des amitiés d’Olga et de leur rapport avec Denise, de la camaraderie de François avec elles à l’affection qui se développe entre lui et Denise : voilà qui résume la trame de Gueusaille.
L’équilibre fragile de cette famille bancale est mis en péril par la mort d’Olga dans des circonstances tragiques et l’arrivée de l’inspecteur Arsenault. Spécialiste des incendies criminels, le policier est un personnage aussi mystérieux qu’Olga, Denise et leurs camarades dont on découvre, en filigrane des péripéties, les aléas de la vie qui ont mené le policier là où il en est.
Gueusaille est plus que le récit d’un drame psychosocial mettant en scène des écorchés. Ce roman est une analyse de ce qui a mené à la dérive de ces gens et de la façon dont chacun, chacune finit par s’en tirer. Il y a des moments drôles et d’autres plus tristes, mais toujours cette bataille individuelle pour protéger une liberté chèrement acquise, par choix, par obligation ou par déraillement incontrôlable.

Lise Demers a eu raison de rééditer ce livre, car il n’a rien perdu de ses qualités narratives qui en font un roman dans la grande tradition du genre. Quant à l’acuité sociale de la trame, elle est criante de vérité, hélas toujours la même sinon pire pour les laissés-pour-compte qui sont de plus en plus nombreux.

mercredi 13 septembre 2017

Danielle Dubé et Nicole Houde
Entre toi et moi, haïkus
Montréal, Pleine lune, 2017, 100 p., 20 $.

Le haïku, un art de vivre

Deux auteures décident un jour de mettre leur amitié, leur talent et leur art en commun, au service de la poésie que l’air du temps leur inspire. Une seule règle, à respecter, sans vraie contrainte, celle du haïku, ce « petit poème japonais dont les premier et troisième vers ont cinq syllabes et le deuxième sept ». Leur collaboration a ainsi pris la forme du recueil intitulé Entre toi et moi.




Danielle Dubé raconte, dans le prologue, l’origine du projet alors qu’elle et Nicole Houde avaient « besoin d’une pause » après avoir terminé l’écriture d’un ouvrage. Il a suffi de voir un monarque « comme mort » sur le sable, que D.D. lui redonne son envol tout en douceur pour qu’un « éclat de soie jaune ocellée de noir dans l’azur » et que surgisse un premier poème. « Peu à peu, le haïku est devenu pour nous deux un art de vivre, une façon de demeurer attentives, de libérer un regard souvent absorbé par la pensée, la réflexion ou l’écriture d’un roman. »
Ce mode de vie, c’est une façon d’appréhender des fragments du quotidien et de les traduire par une forme molle de poésie, comme les montres de Dali, d’où surgit toute l’ampleur du moment. C’est là, à mon avis, où éclate la poésie grâce à la simplicité et la puissance des mots choisis pour toutes les avenues que suggère leur évocation.
Puisque les deux poètes habitent, l’une au Lac-Saint-Jean l’autre à Montréal — « J’avais pour toi un lac. Tu avais pour moi un jardin, une corde à linge » —, elles s’inventent des rencontres, mais composent aussi à distance, d’une saison à l’autre. De tenir ainsi compte de quatre espaces temporels de la nature me semble idéal, car ce ne sont pas que les grands traits qui marquent le visage de la terre de janvier à décembre que leurs haïkus saisissent, mais aussi – j’allais écrire surtout – la lumière du jour que souvent seul l’œil attentif du poète peut saisir, mieux que toute autre image complaisante.
Les auteures nous font partager leur voyage saisonnier en commençant par le printemps espéré, cette renaissance de la nature si importante pour nous, parce qu’attendue dans la froidure de mars et les relents de l’hiver. C’est alors que Nicole Houde remarque « une corneille bouge / sur le faîte d’une épinette / soleil noir du midi », pendant que Danielle Dubé respire le « magnolia en fleurs / tremblant sous la brise / un parfum du ciel ».
Cette dernière, l’été venu, note qu’« au matin / mon ombre me précède / le soir, elle me poursuit », alors que son amie, de « retour à Montréal / ma main se pose sur le dictionnaire usé / mon vieil ami », observe « sur la nappe orangée / la tête renversée de mon chat / on dirait une fleur noire ». Ce sont de bons exemples de poésie, cet art par excellence des mots, dont le regard posé sur ce qui peut sembler banal transforme en images singulières.
Lorsque passe l’automne, toujours trop bref, Danielle Dubé évoque qu’un « matin de brume / ciel et mer se confondent / nous également » et Nicole Houde, qu’« un vieil homme passe / derrière un treillis / puzzle des arrière-cours ». Puis, l’hiver s’amène « au bord du lac / de grands nénuphars glacés / œuvre du froid » que l’une ressent et que les « trottoirs menaçants / les vieillards avancent / à petits pas » passent sous les yeux de l’autre.
Nicole Houde est décédée en février 2016, avant la parution d’Entre toi et moi que son amie a menée à terme, y ajoutant quatre encres acryliques de Carol Lebel, poète et peintre qui lui a donné « le goût du petit genre [celui du haïku] pour traduire l’immuable, le fugitif », dont les couleurs magnifient le sens des saisons.

Ce recueil évoque pour moi Vivaldi et ses quatre saisons dont chacun des mouvements est un hymne au rythme immuable de la vie ou qu’on voudrait parfois ainsi.

mercredi 6 septembre 2017

Alain Rey
L’amour du français : contre les puristes et autres censeurs de la langue
Denoël, 2007
Points, coll. « Le goût des mots », 2009, 320 p., 14,50 $

Au-delà des frontières

Le 29 avril dernier, j’assistais à une rencontre d’écrivains français et québécois ayant participé à l’aventure d’Une incorrigible passion (Fide, 2016), un essai collectif mené de main de maître par Jo Ann Champagne. L’événement s’est déroulé à la Libraire du Québec à Paris, au 30 Gay-Lussac, non loin du Panthéon et des Jardins du Luxembourg. Les invités racontaient, à tour de rôle, l’importance du livre dans leur vie personnelle et professionnelle, résumant ainsi leur point de vue exprimé dans le collectif.




Parmi eux, il y avait Alain Rey – prononcé Rè –, le père du dictionnaire Robert contemporain, mais aussi d’un nombre impressionnant d’ouvrages traitant de la langue française et d’autres sujets connexes. Né le 30 août 1928, l’honnête homme n’a rien perdu de sa verve et son flot verbal est tout sauf ennuyant. Si bien que je n’ai pu quitter la librairie sans me procurer L’amour du français : contre les puristes et autres censeurs de la langue, histoire de mettre en contexte ses interventions aussi pertinentes qu’à-propos et de pérenniser cette rencontre.
Comment résumer l’histoire de la langue française, de ses origines à nos jours, présentée sous le regard acéré et amusé de l’un des plus éminents linguistes et lexicographes du 20e siècle, sinon qu’en retenant ce passage : « Il nous semble parfois que les sociétés riches, industrielles, dramatisent à l’excès leurs problèmes, parlant de "crise" ou prévoyant même la mort prochaine de la langue, alors qu’il ne s’agit que d’un ajustement nécessaire, normal, évolutif et toujours à reprendre. »
On comprend ainsi qu’il est normal qu’une langue, ici le français, utilisée par un nombre relatif de locuteurs soit en mouvement constant et surtout qu’elle soit capable de s’adapter aux réalités vécues par ceux-ci. C’est quand ce mouvement cesse qu’elle s’étiole, parfois jusqu’à ce que mort s’ensuive. Inquiétons-nous, par exemple, de la réduction du pourcentage de citoyens dont le français n’est pas la langue maternelle ou pour qui elle n’est pas la première source de communication.
Or, la langue française a depuis ses origines – très bien racontées par A. Rey dont on apprécie la vastitude de l’érudition page après page – vit une véritable quadrature du cercle: être la même à l’oral qu’à l’écrit. J’ajoute à ce dilemme : elle doit aussi être « identique » partout sur la planète où se trouvent ses locuteurs. La difficulté n’est pas tant le vocabulaire, les mots, mais leur organisation des locutions aux idiomes, voire à la grammaire.
Lorsque le Richelieu créa l’Académie française en 1634 sous Louis XIII, la langue française n’était pas alors au même stade d’implantation sur tout le territoire français. C’est ce qui a fait dire à Jean-Claude Germain que c’est au Québec que le français n’a pas eu d’autre choix que de s’implanter avec l’arrivée des colons. Or, l’Académie a évolué sans perdre de vue sa mission de «standardiser» l’usage de la langue, entre autres par son dictionnaire, le premier paru en 1694 et le neuvième étant en préparation depuis des lustres. Ne devrait-elle pas se «moderniser» en tenant compte des réalités territoriales différentes d’un pays à l’autre où le français est la langue maternelle, sinon officielle?
Cette lecture et ce que j’y ai appris me fut une véritable épiphanie, une «prise de conscience soudaine et lumineuse de la nature profonde» de la bien nommée langue maternelle et de l’importance qu’elle a sur ma vie quotidienne, personnelle et professionnelle.

L’amour du français: contre les puristes et autres censeurs de la langue, j’en conviens, n’est pas un livre de chevet, mais la rigueur de l’étude ne doit pas rebuter ni freiner notre lecture. On peut poursuivre ce voyage initiatique en parcourant À mots découverts et Encore des mots à découvrir, d’inspirantes capsules linguistiques tirées d’une émission radio quotidienne tenue par Alain Rey au début des années 2000.

samedi 2 septembre 2017

Victor-Lévy Beaulieu
Bibi
Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2009, 600 p., 39,95 $.

Bibi : des deux côté du miroir

L’intention d’un écrivain de 28 ans, qui a déjà publié une dizaine d’ouvrages, d’écrire sur Melville ou de s’attaquer à « La vraie saga des Beauchemin », a fait croire à la mégalomanie. Mais, c’était plutôt le projet de construire une œuvre littéraire hors du commun québécois.
Alors que paraît Bibi, je me demande comment Victor-Lévy Beaulieu va surprendre ses lecteurs. Réinventer le roman? C’est là une drôle d’idée à laquelle l’écrivain et éditeur s’est pourtant adonné. D’abord, il a créé deux espaces temporels, un présent réel et un passé imparfait, et les a fait alterner. Puis, il a adapté les balises de la ponctuation à son intention narrative : il joue ainsi des parenthèses ouvrantes, du point, de la virgule, des deux points et du tiret demi-cadratin (–) pour mener le ton du récit dans ses grosseurs, du murmure au cri, de l’intimité à la vie publique.




La filiation de Bibi
Bibi porte le label « Mémoires », suggérant que le récit s’inspire de la vie de l’auteur, ce qui a souvent été le cas dans ses romans et ses essais. Bibi, c’est Abel Beauchemin de Race de monde, dit Bibi-la-gomme, qui est aussi au cœur d’autres œuvres. Il est le premier de la lignée de tous ces personnages logeant entre la réalité et la fiction beaulieusiennes. Qu’a-t-il donc de si important à raconter? Dans les chapitres impairs, il relate la mouvance de son passé. Dans les chapitres pairs, nous l’accompagnons dans les derniers kilomètres d’un périple à travers le monde qui sera l’occasion de faire le bilan de sa carrière et de ses engagements, et d’observer sur place l’état actuel du continent africain.

D’hier…
Pour Bibi, la vie familiale est un calvaire : « je dois m’en aller, j’ai plus rien à faire avec eux, il est temps que je déguédine, je suis en train de m’enfermer comme franz kafka dans l’exclusion… » (p. 39) Il s’ennuie aussi du « lointain pays de saint-jean-de-dieu, tout au bout du rang rallonge, là où il y a cette fondrière près des écores de la Boisbouscache ». (p. 67)
Le jeune homme occupe ses temps libres aux « gros romans en train de s’écrire [qui] font eau de toutes parts… en cinq ans, j’en ai mis une quinzaine au monde, aussi inachevés que l’image que j’ai de mes frères et de mes sœurs ». (p. 43) Il fréquente aussi l’arrière-boutique de Victor Téoli qui lui fait découvrir Kafka et Artaud et lui sert une leçon qu’il n’oubliera pas : « Pour écrire, il faut que tu saches voir et entendre. » (p. 52) Un soir, « pour la première fois, une jeune femme a assisté aux racontements de victor téoli : elle s’appelle judith… [elle] a surtout de grands et étranges yeux violets qui, une fois vrillés dans les tiens, ne les lâchent plus ». (p. 56)
Mais, la veine noire du destin s’en prend à lui : atteint du virus de la poliomyélite, le voilà dans le coma pour treize jours, suivi d’un séjour à l’Hôpital Pasteur. Il en ressort avec une conviction profonde :
je serai cet écrivain qui fera venir les grandes crues, les inondations, les orages cosmiques et le tonnerre et la foudre qui fendra en deux les grosses épinettes noires, les maisons et les églises et tous ces hommes et toutes ces femmes veules qui s’accrochent au passé pour ne pas avoir à se libérer de la fin du monde qui ferait enfin d’un petit peuple une grande nation goûtant voracement aux plaisirs de toutes les libertés et de tous les dérèglements, raisonnables ou pas. (p. 306)
Un jour, on lui parle d’un concours littéraire organisé par Larousse et Hachette; il s’agit de présenter une quinzaine de pages portant « sur le thème de la Terre des hommes, des droits et des libertés. Le gagnant aura droit à un séjour de six mois en France, toutes dépenses payées ». (p. 349) Il y participe en écrivant sur Victor Hugo — rappelant Pour saluer Victor Hugo, le premier essai de VLB —, le remporte et part pour Paris.
Là-bas, il « habite sous les combles une chambre de l’hôtel du panthéon », à deux pas d’où repose Victor Hugo. Il « baguenaude » dans la ville où il rencontre Abé Abebé, un Noir qui a les yeux « si grands qu’on pourrait se noyer dedans et aussi violets que le sont ceux de judith ». Ce dernier lui apprend ce qu’est l’Afrique d’aujourd’hui et pourquoi ses compatriotes ont cru à la supériorité des Blancs jusqu’à ce que « les Nègres [aient] compris qu’ils n’étaient pas inférieurs aux blancs… Les révolutions, c’est là que ça a commencé. » (p. 515). Leur rapprochement est de courte durée et, comme il est advenu avec Judith lors de leur première relation, Bibi sodomise Abé, celui-ci affirmant : « Tu meurs d’envie de sodomiser un Nègre. » (p. 528) Le rideau tombe lorsque Judith surgit au milieu de leurs ébats.

… à aujourd’hui
25 août 2006, Bibi séjourne à Libreville. C’est là qu’il se rappelle son existence depuis son séjour à Paris :
j’ai fait de ma vie celle d’un coureur de marathon, jamais dormi plus de quatre heures par nuit et travaillé pas moins de quinze heures tous les jours et bu quotidiennement un gros fiasque de whisky… j’ai abusé de tout ce qui contribue à vous éloigner de la pensée de la mort parce que la maladie me l’a fait connaître par le côté inguérissable puissamment lové dans les muscles et les os — soixante-quinze ouvrages en sont venus pour juguler la mort et conjurer la folie par la folie —… ce kebek de toutes mes passions, ce kebek de mes seules passions, ce kebek épuisant, mais ce kebek que je n’ai jamais pu abandonner : si je l’avais fait c’est moi-même que j’aurais abandonné, c’est ma rage que j’aurais trahie, c’est même ma mort à venir que j’aurais rendue honteuse — (p. 29)
Il s’intéresse aussi à ce qui a mené l’Afrique dans l’état pitoyable où elle se trouve au 21e siècle :
ces bains de sang d’aujourd’hui entre frères africains, rien d’autre que la conséquence du trafic des esclaves, du mauvais découpage des frontières qui lui ont succédé, espagnols, français, britanniques, allemands et belges forçant des races, des peuples et des nations à s’amalgamer à d’autres races, peuples et nations de coutumes et de religions différentes voire opposées — odieux sont tous les colonialismes!)))) — (p. 154)
C’est au Gabon qu’il rencontre Calixthe Béyala qui lui fait comprendre l’âme africaine. Il resterait bien auprès d’elle, mais Judith en décide autrement et il prend l’avion pour Addis-Abeba. Ses jongleries sur le sort du continent noir l’amènent à s’interroger : « peut-on croire vraiment qu’un jour il y aura là du bonheur, humain ce bonheur, simplement humain, ce bonheur? » (p. 397) Arrivé en Éthiopie, Judith est déjà passée à l’hôtel, lui laissant un message qui l’enjoint de se rendre dans la vallée de l’Omo. Là-bas, il est surpris de retrouver Abé Abebé, ce Noir qu’il a connu à Paris.

Passé et présent réunis
Le neuvième et dernier chapitre est sous le signe du passé et du présent. Abé et Bibi se rappellent leur rencontre parisienne; pour l’Africain, Bibi représentait une chance de se sortir de sa condition d’homme noir; pour l’écrivain, Abé figurait la peur qu’il avait des gens de couleur depuis son enfance.
C’est en sa compagnie que Bibi se rend dans la vallée de l’Omo où il traverse ce qui ressemble à un purgatoire aux allures de rite initiatique. Il reconnaît entre autres ses erreurs par-devers tous les noirs de la terre et son ignorance des cultures africaines. Quand il aperçoit ces hommes, ces femmes et ces enfants aux corps si hautement colorés, il « croirait voir un riopelle, un pellan, un borduas, un gauvreau passer devant soi, de toute beauté c’est ». (p. 561)
Bibi se retrouve devant « l’impératrice du Pokunulélé et reine du Drelchkaffka ». Il ne reconnaît Judith que lorsqu’elle enlève son masque et ses vêtements d’apparat : « Voilà ce que tu as fait de moi, que dit Judith. Une femme vieillissante que le cancer va emporter tantôt. » (p. 585) Elle lui reproche de ne pas avoir su déchiffrer les signes semés sur les chemins qu’elle lui a fait traverser, de n’avoir jamais aimé que ses yeux violets et de n’avoir été qu’égoïste. Après avoir obligé Bibi à l’embrasser — « ce dégoût de ma langue, cette odeur de ce qui se décompose avant même que ne survienne la mort, le pire de tout, l’au-delà du pire de tout » (p. 590) —, elle lui remet un « petit coffret de bois de santal » renfermant « coulés dans le verre, les deux grands yeux violets de judith [qui] me regardent… fixement, amoureux, haineux, hostiles, horrifiants! » (p. 591-592)

Rétrospective et fantasmagorie
Bibi va au-delà de la facture romanesque à laquelle Victor-Lévy Beaulieu nous a habitués. Si le personnage principal est le frère jumeau du romancier, il n’en est pas moins l’âme d’une fiction qui utilise tous les ressorts de la grande littérature que l’écrivain connaît parfaitement, les utilisant avec art et savoir-faire. Les références à d’illustres écrivains, à la jument de la nuit ou à ses habitudes de vie dans la grande maison des Trois-Pistoles appartiennent à son univers, mais font ici l’objet d’une relecture plus qu’importante. Que dire de la place qu’occupe le continent africain, sinon qu’il lui sert de métaphore lui permettant d’illustrer certaines des plus grandes misères de la planète, imposées aux peuples qui y vivent par des contrées dites civilisées.
Certes, ce roman est, de tout ce qu’a publié l’écrivain de Notre-Dame-des-Neiges à ce jour, l’œuvre la plus près de l’autobiographie. Cependant, au lieu d’être uniquement une rétrospective de sa vie, il met en relief, à travers une remarquable fantasmagorie, les grandeurs et les misères des Noirs d’Afrique et du continent qu’ils habitent.


Paru dans Lettres québécoises, numéro 136, hiver 2009

vendredi 1 septembre 2017

Victor-Lévy Beaulieu
James Joyce, l’Irlande, le Québec et les mots
Éditions Trois-Pistoles, 2006, [1090 p.]

Un essai à la démesure de Joyce et de Victor-Lévy Beaulieu

À quel moment précis Joyce est-il apparu dans la liste des œuvres en préparation de Victor-Lévy Beaulieu? Je crois qu’il y a une trentaine d’années qu’il claironne ce projet comme celui de La grande tribu. L’essai sur l’Irlandais enfin publié, j’ai passé soixante jours à vivre l’aventure Joyce et à rédiger un journal de lecture dont je partage maintenant quelques fragments.




Jour I. Comme dans ses précédents essais traitant de ses héros mythiques — Hugo, Kerouac, Melville, Ferron, Tolstoï, Voltaire et Thériault — VLB réinvente le genre. Ni hagiographique, ni étude sclérosée de l’œuvre, l’ouvrage est une lecture animée de Joyce et de ce qui gravite autour de lui qui a été confiée à Abel Beauchemin, l’alter ego mi-réel mi-imaginaire de l’auteur. Avec ses chiens et son petit mouton noir, Abel me rappelle le Victor-Lévy Beaulieu : du bord des bêtes, venu tout droit du documentaire de Manon Barbeau. Cependant, le personnage inventé affiche une sérénité que je ne lui ai jamais connue, une quiétude qui lui permet d’exprimer totalement sa passion pour Joyce et son point de vue critique.
Jour IV au jour VI. Le livre de 1090 pages compte dix-huit chapitres, à l’image d’Ulysse de Joyce. Ce n’est d’ailleurs pas la seule ressemblance entre Beaulieu et Joyce : il y a aussi leur quête d’absolu empruntant les sentiers sinueux de la littérature et fondée sur leur créativité délirante. Puis, il faut le dire, cet ouvrage ne se laisse pas aisément appréhender, et c’est bien ainsi.
Jour X. Le livre s’ouvre sur la mort du père de la famille Beauchemin. L’incontournable réunion de famille qui suit rappelle qu’Abel nourrit toujours du ressentiment à l’égard de sa « mère reptilienne », qu’il entretient des souvenirs chicaniers envers son frère Jos, et qu’il éprouve une affection profonde pour sa sœur Colette.
Jour XV. Les premiers chapitres racontent la mythologie et les légendes anciennes sur lesquelles repose la tradition irlandaise. Quand Joyce naît le 2 février 1882, le drame sociopolitique irlandais se joue donc depuis très longtemps. Abel et Colette exposent comment et pourquoi l’histoire du pays est inscrite dans les gènes de la famille Joyce, autant que sa passion de chanter ou de boire jusqu’à plus soif.
Jour XVIII. L’Irlande et le Québec, même misère même combat. De part et d’autre, c’est le cuissage entre l’Église et l’Empire. C’est la pauvreté intellectuelle dans laquelle on maintient le peuple qui, autrement instruit, pourrait porter un jugement éclairé sur le sort qui lui est fait. C’est la famine, au propre et au figuré, élevée au rang des vertus expiatrices : « Pendant un demi-siècle, traversèrent d’Irlande plus de cinquante mille immigrants tous les étés » (p. 172), dont cinq mille sont décédés, plusieurs à l’île de la Quarantaine (Grosse-Île, dans l’archipel de l’Isle-aux-Grues), laissant derrière de nombreux orphelins qui n’auront d’autre choix que de s’intégrer au peuple canadien-français.
Jour XX. L’essayiste fait ensuite le portrait des ancêtres de Joyce, des protestants aisés dont plusieurs se battirent farouchement pour l’affranchissement par-devers l’Angleterre. Quant à Mary Jane Murray et John Joyce, ils sont incapables d’être de bons parents pour leurs douze enfants, elle trop gâtée pendant son enfance et lui impuissant à aller au bout de ses rêves autrement qu’en buvant tout son saoul. Peu des siens trouvent grâce aux yeux de James, sinon son frère Stanislaus. Il est clair que son entourage immédiat a payé cher son affection; il a toujours vécu aux crochets des autres, prétextant que c’était le prix à payer pour être dans le giron du plus grand écrivain de l’époque.
Jour XXII. L’éducation religieuse, notamment celle reçue des jésuites, marque à jamais le jeune Joyce. Après son bac, il quitte l’Irlande pour Paris, y faire des études en médecine. Son étude du corps humain porte surtout sur celui des prostituées qu’il fréquente et sur son propre corps qu’il afflige par la misère dans laquelle il vit.
Jour XXV. En 1904, Joyce a déjà publié et il fréquente des écrivains, dont William Butler Yeats. Sa rencontre avec la jolie Nora Barnacle change alors sa vie. Il l’emmène à Zurich, à Paris, puis à Trieste où il enseigne. Ensemble, ils ont deux enfants, Giorgio (1905) et Lucia (1907), et sont des parents tout à fait incompétents. Entre temps, Joyce termine Dublinois et se remet au Portrait de l’artiste en jeune homme : il faut lire ces ouvrages plus accessibles car, comme le souligne Abel Beauchemin, ils facilitent la compréhension de Joyce.
Jour XXVI. Le récit de la vie du couple Joyce-Barnacle occupe une place importante dans l’essai. Comment pourrait-il en être autrement si l’on considère le train de vie qu’ils ont menée jusqu’à l’ériger en système? Elle croit au talent de James en qui elle met toutes ses espérances, surtout qu’il soit reconnu comme le plus grand écrivain et que ses œuvres leur apportent une immense fortune. Malgré ses fréquents sauts d’humeur, Nora demeure l’incontestable muse de Joyce, depuis leur rencontre jusqu’au décès de l’écrivain.
Jour XXX. Une faillite virtuelle devrait conclure l’histoire des finances de Joyce. À considérer uniquement ce que la mécène Hariet Weaver lui a versé, la famille Joyce aurait pu vivre aisément jusqu’à la fin de ses jours. Mais, James met des années à terminer ses œuvres, à trouver un éditeur et à boire entre les coups; Nora dépense sans compter; Giorgio et Lucia ne parviennent jamais à s’affranchir de leurs parents.
Jour XXXI au jour XXXII. Ulysse et Finnegans Wake sont des romans mythiques dont on parle plus qu’on ne les lit. Ce n’est bien sûr pas le cas de VLB qui prend tout l’espace nécessaire pour traiter de l’un et de l’autre, multipliant ses stratégies d’écriture pour captiver les lecteurs et soutenir leur intérêt. Par exemple, il y a le jeu du « petit catéchisme » d’Ulysse où Colette interroge son frère Abel qui lui fournit des répons comme s’il s’agissait de dogmes. Que dire des chapitres 11, 12 et 13 dans lesquels l’essayiste fait un parallèle détaillé entre le récit d’Homère et celui de Joyce? En italiques du début à la fin de l’essai, des extraits de Joyce sont soudés au propos et illustrent le niveau de compréhension subtile auquel Victor-Lévy Beaulieu est parvenu au fil de ses recherches. À ce propos, la bibliographie qui clôt le livre, où sont répertoriés 343 ouvrages dont 31 avec annotations, mesure l’envergure du projet joycien.
Jour XXXIV. L’essai hilare décrit la complexité d’Ulysse : la structure qu’a imaginée Joyce, la galerie de personnages qu’il a inventés et le tourment qu’il a imposé à la trame narrative. Cela sans oublier sa recherche langagière, une étape importante dans la préparation de sa charge contre l’anglais impérialiste qui éclatera de tous ses feux dans Finnegans Wake.
Jour XXXVI et jour XXXVII. J’ai peu parlé d’Abel Beauchemin, mais il ne faut pas oublier que son discours porte tout le poids de l’œuvre de l’Irlandais et ses relations familiales, l’empreinte. Il y a osmose entre ce que l’on apprend de Joyce et ce que Beauchemin confie de son existence.
Jour XL au jour XLV. Les chapitres 16 et 17 sont consacrés à Finnegans Wake. Il y est entre autres question de l’importance des « épiphanies » dans la démarche intellectuelle et littéraire de Joyce : « On doit aux rêves adolescents de Joyce la découverte des épiphanies ou l’art d’écrire en mode presque automatique ce qui reste de la mémoire nocturne quand on se désensommeille. » Abel esquisse à larges traits l’histoire du roman, décrit les principaux personnages et analyse les tenants et les aboutissants des uns par-devers les autres. Si bien que Finnegans Wake nous semble moins abscons quand nous achevons ces chapitres.
Jour L. Les dernières pages de l’essai sont consacrées à Lucia Joyce, la fille mal-aimée qui finira ses jours dans un asile. Comment aurait-il pu en être autrement quand les parents ont à peine assez d’espace dans leur propre corps pour se suffire à eux-mêmes?
Jour LIV au jour LVIII. Depuis la parution de Monsieur Melville en 1978, tous se demandent si Victor-Lévy Beaulieu réussira à publier une œuvre semblable : nul doute, James Joyce, l’Irlande, le Québec et les mots y parvient. Je crois même que d’avoir joué le charron entre l’univers du géant irlandais et celui d’Abel Beauchemin a libéré son esprit et qu’il pourra achever La grande tribu. D’ailleurs, n’était-ce pas de cela qu’il est question quand il dit : « Pour écrire un Finnegans Wake québécois, il faudrait donc être tout à la fois Hubert Aquin, Jacques Ferron, Claude Gauvreau, Réjean Ducharme et quelque chose de plus encore… Ainsi naît le Livre totalisant, celui auquel Joyce s’est attelé en écrivant Finnegans Wake et celui auquel s’attellera un jour le Dieu-Thoth québécois quand seront enfin réunies les conditions gagnantes, au-delà du beau risque et de l’amnésie transitoire dans laquelle nous pataugeons parce que nous avons encore peur de la grandeur » (pp. 978-979)?
Jour LX. Le James Joyce, l’Irlande, le Québec et les mots, à reliure vert pituite illustrée d’un fragment du Livre de Kells, accompagné de tant de planches signifiantes, repose devant moi. C’est là 30 ans à travailler comme un nègre blanc pour s’approprier Joyce jusque dans l’intimité de sa folie créatrice et dévastatrice afin de pouvoir rendre dans ses grosseurs le projet de le faire comprendre au Québec, ce pays si souvent semblable à l’Irlande qu’il est peut-être prêt maintenant à accueillir un Finnegans Wake à son image et à sa ressemblance.


Paru dans Lettres québécoises, numéro 125, printemps 2007