mercredi 8 juillet 2020

Noam Chomsky
La lutte ou la chute! Pourquoi il faut se révolter contre les maîtres de l’espèce humaine, entretiens avec Emran Feroz
Montréal, Lux éditeur, 2020, 128 p., 16,95 $.

Il en va de la survie de l’humanité

Noam Chomsky est un linguiste et philosophe états-unien, né en 1928. Il a enseigné au réputé MIT, de 1955 à 2017, où sa réputation de créateur de la linguistique générative attirait des élèves de partout au monde. Intellectuel reconnu et engagé, on l’a souvent décrit comme un socialiste, libertaire, voire anarchiste.
En 2018, il accordait une suite d’entretiens à Emran Feroz, journaliste et blogueur autrichien afin de dresser l’état des lieux aux États-Unis et ailleurs sur la planète. La lutte ou la chute! est le fruit de ces échanges.



En introduction, Feroz rappelle que « pour nombre de personnes, Chomsky est sans le moindre doute l’un des intellectuels les plus importants au monde, voire de l’histoire moderne. » Et d’ajouter qu’il « est l’exemple type de l’intellectuel qui s’oppose au système dominant actuel et le met radicalement en question. » Ces entretiens lui ont permis d’expliquer pourquoi il « ne cesse de nous prévenir que l’humanité a atteint le stade le plus périlleux de son histoire. »
L’essai compte six chapitres, chacun abordant un aspect de cette rétrospective. Il aborde d’abord la question épineuse des rapports des États-Unis avec ses voisins mexicains et sud-américains. Il rappelle qu’il y avait environ 80 millions d’habitants dans l’hémisphère Ouest à l’arrivée des conquérants espagnols. « Le système agricole, dans ce qui est l’actuelle Bolivie, était des plus évolués au monde. » Quant au Mexique, sa conquête « par les Espagnols a été très brutale. » Bref, « l’extermination des Autochtones reste sans doute l’une des pires atrocités de l’histoire de l’humanité. »
Chomsky considère le néolibéralisme comme un échec « qui a conduit à un affaiblissement des liens sociaux et des organisations publiques – notamment des syndicats – accompagnées, d’une part, d’une torpeur sociale et d’un affaiblissement pour le plus grand nombre et, d’autre part, d’une très forte concentration des richesses et, par conséquent, d’un dysfonctionnement croissant des démocraties. »
« Impérialisme, guerre et causes des migrations », le deuxième chapitre n’est pas tendre envers la politique états-unienne envers d’autres pays. C’est le cas en matière d’immigration provoquée les É.-U. en occupant des territoires prétextant vouloir se protéger d’ennemis. Les États-Uniens ont aussi joué aux dominateurs de pays dont ils avaient spolié les richesses, notamment en Amérique du Sud, refusant ensuite d’accueillir les populations fuyant la misère dans laquelle elles étaient plongées.
Noam Chomsky aborde la présidence de Donald Trump. « Que le milliardaire se fasse le défenseur des travailleurs précaires est un leurre… Sa clientèle, ce sont les riches et les puissants. Ensemble, ils ont l’air de vouloir mettre le feu à la planète. On parle ici surtout du réchauffement climatique. À cela s’ajoutent les risques d’une guerre nucléaire, d’une escalade complète du conflit au Proche-Orient ou de l’avènement d’une phase irréversible du néolibéralisme. »
Dans « Dieu, la religion et l’État », Chomsky croit que les sociétés laïques « doivent se garder de ne pas devenir de plus en plus restrictives et de faire de la laïcité une religion – une tendance qui a fait beaucoup de dégâts au fil des ans. » Il « voit d’un œil d’autant plus critique les évangélistes chrétiens qui décident aujourd’hui de la politique américaine et dont les rêves de domination mondiale, réalisés par Donald Trump, ont fini par conquérir la Maison-Blanche. » L’exemple ultime du pouvoir religieux est le désaveu à répétition de reconnaître la Palestine et d’encourager Israël à coloniser les territoires, allant même jusqu’à déplacer l’ambassade états-unienne à Jérusalem.
« Optimisme en dystopie », dernier volet des entretiens, se résumerait à dire que le linguiste-philosophe est d’un optimisme modéré dans le contexte d’un « récit de fiction pessimiste se déroulant dans une société terrifiante (par opposition à utopie). » Ce chapitre résume divers de ses points de vue. Ainsi, il considère qu’il « faut freiner le plus vite possible l’exploitation des énergies fossiles et recourir de plus en plus aux énergies recyclables. » Plus loin, il dit que « le modèle capitaliste de l’exploitation des humains et des ressources doit faire l’objet d’une critique d’ensemble, car c’est ce modèle-là qui risque de porter le coup de grâce à notre espèce. »
Outre les États-Unis, Chomsky pointe du doigt les pays européens. « J’ai un avis très critique en ce qui concerne les É.-U. Mais l’Europe fait bien pire à certains égards, et cela vaut également pour l’Allemagne d’Angela Merkel, que l’on considère comme un pays ouvert. La réaction européenne face aux réfugiés africains en est un exemple. »
À la question s’il croit ce qu’écrivent les journaux, le philosophe nuance sa réponse en distinguant ce qu’on apprend aux étudiants dans les écoles de journalisme et ce à quoi les patrons de presse ou les États s’attendent d’eux. Ce qu’on dit du conflit au Yémen, du pouvoir de l’Arabie saoudite ou de la diabolisation de l’Iran a "l’objectivité" de la sensibilité politique des pays où l’information sur les faits est traitée.
Considérant que nous sommes à la fin d’une ère et que l’autre tarde à arriver, Chomsky souligne qu’il y a eu des avancées importantes du côté des droits de la personne, notamment le statut de la femme, même si on est très loin de l’égalité. Il y a encore beaucoup à faire du côté des minorités visibles, particulièrement des noirs et les latinos états-uniens, et des communautés LGBTQ.
« Comment apprendre la peur aux maîtres de l’espèce humaine » est un texte bref de Noam Chomsky qui termine. Optimiste, il ne faut rien conclure en matière d’environnement ou le danger réel d’une guerre nucléaire. Il est encore possible de changer les choses, mais, pour y arriver, il faut qu’un militantisme citoyen s’affirme. « C’est seulement lorsqu’il y a des militants, c’est-à-dire des personnes qui veulent un changement social et politique et qui s’engagent, que des gens comme moi peuvent émerger. »
L’immensité de la tâche pour rendre nos sociétés plus justes et plus équitables semble impossible. Dans une certaine mesure, les mois de mars à juin 2020 ont permis de constater qu’il est possible d’opérer des changements sociaux radicalement en quelques heures et pour une durée indéterminée. C’est la résurgence du mot « avant » qui doit nous inquiéter, car, s’il signifie de ramener la société au même point qu’avant le confinement, nous aurons uniquement enrayé l’infection, alors qu’on pouvait pour changer certaines de nos mauvaises habitudes en société, dont l’usage inconsidéré de l’automobile ou les achats intempestifs. Or, depuis que les autorités ont lancé le déconfinement, nos us et coutumes sont revenus petit à petit. Pensons-y, il est minuit moins cinq pour bien faire.

mercredi 1 juillet 2020

Rawi Hage
La société du feu de l’enfer
Québec, Alto, 2019/2020, 320 p., 27,95 $.

Celui qui observe

Je me souviens d’une suite de reportages où Pierre Foglia racontait, à sa façon unique, Beyrouth en guerre civile. Le journaliste parvenait à communiquer l’état d’esprit de Beyrouthins. Ce désarroi batailleur m’est revenu en ouvrant La Société du feu de l’enfer, le nouveau roman de Rawi Hage qui demande si la vie en guerre est possible ou non.



L’écrivain, originaire de la capitale du Liban, « a survécu à neuf ans de guerre civile avant d’immigrer au Canada en 1992 ». Parfum de poussière (Alto, 2010), son premier roman, fut acclamé de toutes parts et reçu, entre autres Le Prix des libraires du Québec. L’histoire de Bassam et Georges se déroule à Beyrouth sur fond de guerre civile et du conflit intérieur des amis d’enfance de rester ou partir de cette cité où « il pleut des bombes ».
Le sujet des guerres civiles est un des plus déchirants, car il évoque des concitoyens, des parents qui portent les armes les uns contre les autres. Dans ce contexte, il est très difficile de raconter ce qui se déroule vraiment à moins d’être maître de ses émotions. Qui de mieux alors qu’un croque-mort habitué à fréquenter les disparus pour faire un tel récit? Arrive Pavlov, le héros de La Société du feu de l’enfer, qui a pris la relève de son père, ordonnateur des pompes funèbres. Surtout, ne nous laissons pas impressionner par ce décor de salon funéraire, ce serait de passer à côté de réalités tout autre, les décès n’ayant pas tous le même scénario.
À Beyrouth où le roman nous amène, on meurt de maladie, de vieillesse, d’un banal accident domestique ou sur la route. On peut aussi être victime d’une rafale de fusil mitrailleur, mettre le pied sur une mine ou qu’une bombe fasse éclater notre quartier. Pavlov est bien conscient de ces dangers et, dans une certaine mesure, il a appris à vivre sur cette corde raide tendue au-dessus de la ville.
Drôle de prénom que Pavlov. C’est Awad, le père du garçon, qui l’affubla de ce sobriquet en le comparant au fidèle compagnon qui suit son maître partout où il va. Nulle connotation négative, ce pouvant même être flatteur puisque ce fils était celui à qui il allait transmettre ses connaissances et ses habiletés à être un bon croque-mort. Il allait surtout lui apprendre qu’on est tous égaux dans la mort, peu importe la vie qu’ils ont menée ou la façon dont le décès est survenu.
La foi des défunts est bien sûr en cause et les funérailles en sont l’expression la plus tangible. Pour les uns, les jeunes miliciens les ayant défendus ont droit à des funérailles militaires. Pour les vieillards décédés d’une mort naturelle, la famille suit le cortège et pleure. Pour d’autres encore, sans foi ni loi, le père de Pavlov refuse qu’on donne leur corps aux charognards; c’est pourquoi il s’est joint à la Société du titre.
Le roman de Rawi Hage débute en 1978 et suit le cours des saisons, du printemps à l’hiver. Il a aussi un prologue et un épilogue, vestibules de l’histoire. Le prologue met en place des éléments clés du récit en établissant le rapport privilégié entre le cadet de la famille et son père, lequel lui confie très tôt ce qu’il considère la part la plus importante de son héritage : le respect des morts.
Ainsi, il l’amène un jour dans une maisonnette, loin de la ville, et qu’on rejoint par une route improbable. Cette mansarde a deux pièces, l’une sert d’habitation et l’autre abrite un immense four qu’on ne peut imaginer de l’extérieur. C’est dans ce foyer au gaz que sont brûlés les corps des bannis de la société civile ou religieuse. Le rite funéraire, établi par les membres de la Société secrète du feu de l’enfer, a été adapté par Awad qui lui confère une certaine élévation du cœur et de l’esprit, un respect d’humain à humain.
Les quatre saisons encadrent les sections du roman, chacune comptant de neuf à onze tableaux, lesquels mettent en situation les actions et les péripéties que vit Pavlov. On voit ainsi vieillir l’adolescent du début qui semble préférer les morts aux vivants. Il n’en est pas moins un humaniste près des marginaux et des rejetés de la société. Je pense ici à la « Vieille dame », échouée au pied de l’escalier de son immeuble, sur laquelle il veille sans qu’il en paraisse; elle et lui figurent un couple d’écorchés vifs.
Je pense aussi à Nadja, la prostituée venue un jour demander à son père d’honorer la mémoire d’une de ses compagnes à laquelle on refusait d’être enterrée au cimetière. Impossible de ne pas mentionner El-Marquis, épicurien, hédoniste et cavalier sans vergogne; c’est lui qui a convaincu le père de Pavlov à se joindre à la Société et qui, par la suite, a fait régulièrement appel à ses services pour que le corps des sans-papiers d’Église ou d’État connaissent une éternité meilleure que celle des cimetières.
Soulignant l’importance d’El-Marquis, il ne faut pas oublier Hanneh et Manneh, ses précieux collaborateurs à moto. Enfin, il y a Rex, le chien dont on a tué le maître, Tariq, et qui s’est mis à suivre Pavlov comme son ombre, Pavlov-le-chien au pas de Pavlov-l’humain.
On rencontre la sœur et le frère de Pavlov, le temps de régler la succession du père, ce qui représente un peu des parts de l’entreprise de pompe funèbre dans laquelle il était partenaire avec ses frères et ses neveux; à cela s’ajoutent tous les objets hétéroclites amassés au fil des ans et qui seront proposés comme d’habitude à l’antiquaire avec qui transigeait leur père.
Nathalie, sa sœur, habite dans un autre village avec son époux Joseph et leur fille Rima. Pavlov aura une grande affection pour l’enfant, espérant lui communiquer ses valeurs d’égalité et de justice. Mais, le couple fuira le Liban et s’installera à Stockholm, en Suède. Beaucoup plus tard, Nathalie reviendra au pays après le décès de son époux.
Il y a aussi « le Fils du garagiste » [la majuscule est dans le texte], personnage qui nourrit du ressentiment envers Pavlov, une rancœur ruminée depuis l’enfance. Ce personnage illustre l’opiniâtreté vindicative que certains citoyens ont développée les uns envers les autres. Il est milicien et, accessoirement, il est l’amant de Salwa, une cousine de Pavlov que ce dernier appelle l’hyène.
D’autres personnages illustrent la normalité incertaine en temps de guerre civile, Jean Yacoub et les Fiora par exemple, comme les miliciens ou tous ces gens que Pavlov observe de son balcon en fumant cigarette sur cigarette.
Pavlov réalise le souhait le plus cher de son père : rendre hommage à celles et ceux décédés à qui on refuse la sépulture dans une terre sacrée. Il y a aussi cet autre projet : vivre le plus librement possible dans un contexte improbable. Ce libertarisme, Pavlov veut le transmettre à Rima, la fille de sa sœur. Il n’y parviendra pas puisque l’enfant et ses parents auront fui le pays, mais il aura semé ce goût de la liberté dans la tête de sa nièce qui, beaucoup plus tard, le communiquera à sa propre fille, Ingrid.
La Société du feu de l’enfer, je n’hésite pas à l’écrire, est un immense roman qui nous fait entrer dans l’univers infernal d’un pays en guerre civile en illustrant de maintes façons que, même dans un tel contexte, un humanisme peut exister, car tous ne perdent pas leurs valeurs premières. Cette aventure est possible grâce à la littérarité du roman, soit une structure en tableaux dont l’ensemble forme une vaste mosaïque où tous les écarts, des meilleurs aux pires, s’expliquent sans nécessairement se justifier.