Pauline Vincent
La femme de Montréal
Lévis, Alire, coll.
« Romans », 2024, 324 p., 27,95 $.
Quand politique et religion manigancent
Il y eut, en 2017, la parution de La femme de Berlin, une nouvelle version d’un roman de Pauline Vincent qui raconte l’histoire d’une Saguenéenne, mère d’une jeune fille, qui épouse un noble allemand avec qui elle a un fils. La montée du nazisme étant, le comte envoie son épouse et sa fille en Amérique. On imagine la turbulence des émotions qui s’en suivit.
L’autrice nous revient avec La
femme de Montréal. Se déroulant en 1934-1935, la trame du roman nous
entraîne dans les méandres de l’Ordre de la Patrie, un organisme catholique ultranationaliste
calqué sur l’Ordre de Jacques-Cartier, aussi appelé « la Patente »
(voir note en bas de page). Cette dernière, une société secrète fondée en 1926,
avait pour devise « Pour Dieu et pour la Patrie » et « Honneur
et Loyauté » pour chant patriotique.
La Montréalaise se nomme Claude
Dufresne. Elle est la fille de Jacques Dufresne, président des assurances
Ville-Marie et membre de la haute bourgeoisie métropolitaine. Claude a maille à
partir avec son père, qui lui a toujours laissé l’impression qu’il aurait
préféré avoir eu un fils. Claude « appartenait à cette race de jeunes
femmes fortes et intrépides déterminées à s’imposer dans un monde d’hommes par
tous les moyens. »
Ses études lui permettent d’être autre
qu’une femme au foyer, sans pour autant lui assurer un emploi à sa mesure. Elle
est parvenue à se faire engager par le journal "La Laurentie" grâce à
un subterfuge osé : elle s’est donné une nouvelle identité, celle de
Claude Dumesne, un jeune homme installé dans un modeste appartement du Carré
Saint-Louis.
À cette époque, des informations
circulent autour de l’Ordre de la Patrie. Les membres de cet organisme sont uniquement
des hommes triés sur le volet, ses règles sont très strictes, parfois à la
limite de la légalité. Le jeune journaliste Dumesne, à l’apparence transformée,
s’est mis en tête de se faire admettre dans l’Ordre pour constituer un solide
dossier sur cette organisation. La qualité de ses articles attire l’attention,
si bien que Robert "Bob" Cousineau, un collègue, est chargé de l’inviter
à une réunion « d’une association de patriotes qui a à cœur l’avenir des
Canadiens français. »
La rencontre se tient dans le
sous-sol d’une église. Parmi les autres « invités », elle reconnaît
des collègues, des personnes du milieu des affaires, des professionnels et des
politiques. Le temps venu, on leur remet une cagoule qu’on leur demande de porter.
Le protocole consiste en un engagement formel de ne jamais divulguer leur
appartenance à l’Ordre, ni les codes leur permettant de se reconnaître entre
eux, pas plus que les missions qui pouvaient leur être confiées.
Lors de l’événement, un signal d’alarme
retentit et la soirée tourne au drame lorsqu’un cri monte : « Kill
the frogs! Kill the pea soup!
Kill the frogs! Kill the pea soup! » Dans le brouhaha, le
« grand commandeur se jeta sur Claude, la projetant au sol. » Je note
que la romancière utilise toujours le féminin, qu’il soit question de Claude
Dufresne ou de Claude Dumesne.
Cette dernière est entrée au
journal en même temps qu’Alexandre Ouellet, tous deux venant d’un milieu fort
différent. « Éduquée dans les meilleures écoles de France et de Suisse,
tiraillée entre son héritage français et irlandais, [Claude] avait dû à l’âge
de l’émancipation faire des choix. Très disciplinée, elle avait élaboré un plan
à courte échéance qui se résumait ainsi : quitter la maison en bons termes
avec ses parents, s’installer dans un appartement, être engagé à "La
Laurentie", le journal le plus lu du Québec, et vivre dans l’anonymat,
sans profiter des avantages que son nom de famille lui procurait. » Quant
à Alexandre, « c’était le beau garçon et l’intellectuel de Rivière-Ouelle,
dans le Bas-Saint-Laurent. Les Ouellet formaient un clan traditionnel avec
leurs quatorze enfants aux personnalités trempées dans l’acier. »
Deux autres personnages
retiennent rapidement notre attention : Maître Rosaire Favreau et Philippe
Lavergne, son fidèle employé. « Homme torturé, ambivalent, souvent
machiavélique, Rosaire Favreau était d’abord et avant tout un intellectuel
intransigeant. Un vendeur d’idée qui savait les propulser au rang de missions…
En fin connaisseur de la nature humaine, il jonglait comme un prestidigitateur
avec les faiblesses et la vulnérabilité de son entourage. »
Son voyage à Rome, au début du
roman, est une mission diplomatique. Il y est comme ambassadeur de l’Ordre afin
de rencontrer le père Lecomte, « un dominicain correspondant officiel de l’Ordre
du Saint-Siège », afin de resserrer les liens avec les hautes instances de
l’Église catholique. L’avocat doit également retrouver un ami de longue date, l’italien
Emilio Baldi, un proche de Mussolini, chef du parti fasciste, qu’il doit lui
faire rencontrer. Les choses ne tournent pas comme prévu, la somme que Baldi
exigeait n’était pas complète, car Favreau a puisé dans les coffres de l’Ordre
et détourné un certain montant pour son propre usage.
Du côté de Philippe Lavergne, quelque
chose chez lui dérange Claude. Or, Alexandre Ouellet, son collège, fréquente à
l’occasion Marguerite Lavergne, la sœur de Philippe. Les deux journalistes sont
ainsi invités à dîner chez les Lavergne. Au cours du repas, la conversation
porte sur les articles d’Alexandre sur Me Favreau. Claude ne partage pas l’enthousiasme
de son collègue et elle n’hésite pas à donner son avis. Philippe prend la
défense de son patron, le ton monte surtout lorsque l’intention de l’avocat de
prendre le pouvoir au gouvernement du Québec est évoquée. Pour Claude, le
portrait de Favreau est trop parfait, car on oublie ses propos antisémites et
son admiration du Duce.
Surgit Émile Gauthier, un jeune
prêtre membre de l’Ordre. Il visite Loulou Labranche, une amie de longue date,
à qui il demande depuis longtemps d’être son bourreau en lui assénant des coups
de cravache pour racheter le mal qui le hante : son homosexualité. La
jeune femme refuse cette fois. Était-ce ce pour quoi Gauthier se pend dans le
sous-sol de l’église Saint-Louis-de-France ou à cause d’une lettre et des
photos sur lesquelles « les flagellations sont prises sous plusieurs
angles et, surtout, des clichés de fornication avec Philippe Lavergne et d’autres
membres de l’Ordre »? C’est là un des nombreux cailloux que Pauline
Vincent essaime tout au long du roman en marge de l’intrigue principale et qui
auront leur utilité le moment venu.
Un jour, Claude Dumesne se voit
confier une mission de l’Ordre par l’intermédiaire de Georges Tremblay –
commissaire des Écoles catholiques de Montréal lui aussi membre – d’espionner
(sic) le milieu des arts de la Métropole.
Entre-temps, Élodie Letellier, la
mère de Philippe Lavergne, vient rencontrer Jacques Dufresne, le père de Claude.
Elle lui apprend qu’à l’époque où il a rompu leurs fréquentations « tu m’as
laissé un cadeau inestimable… » : elle était enceinte de Philippe.
« Cette démarche m’est très pénible. Si je suis venue te voir, c’est par
devoir. Pour soulager ma conscience de ce fardeau… et à cause de ma santé
fragile… » Puis, elle avoue à Ernest, son époux, que Philippe est le fils
biologique de Dufresne; à son grand dam, son mari lui affirme être au courant
depuis toujours et qu’il a préféré lui laisser supporter seule le poids de
cette erreur. Plus tard, après son décès, Philippe reçoit des mains de son père
Ernest une clé que sa regrettée mère lui a léguée, celle d’un coffre à bijoux
dans lequel se trouve une lettre où elle lui dit la vérité sur son père
biologique.
Le décès annoncé d’Élodie
Lavergne est l’occasion pour sa fille et son époux d’organiser les funérailles
dans la plus pure tradition des familles catholiques fortunées. Tout le gratin
de la Métropole y assiste, notamment les notables de l’Ordre. Claude Dumesne s’y
présente et c’est l’occasion d’une rencontre fortuite avec certains membres,
dont son propre père qu’elle n’imaginait pas faire partie de l’organisation.
Georges Tremblay l’apostrophe et lui demande de rendre compte de la mission qu’il
lui a confiée; elle avoue n’avoir rien fait et qu’on ne lui impose pas ce qu’elle
doit faire ou non.
Après cet échange acrimonieux, Claude
est convoqué par le directeur du journal qui la renvoie chez elle pour réfléchir
avant d’en faire à sa tête. C’en est assez : Claude Dumesne cesse de se
camoufler et redevient Claude Dufresne avec les conséquences que cela entraîne.
Premier choc : Alexandre Ouellet se présente chez elle, découvre qui elle
est vraiment et leur amitié se transforme spontanément en une relation torride.
Une autre surprise attend Alexandre :
Philippe Lavergne sonne chez lui en pleine nuit pour lui faire de graves
confidences. « Après une courte pause, il débita d’une traite, sans
chercher d’excuses, les grands événements de sa vie… Son homosexualité, la
menace de chantage, la filature, la relation de Marguerite avec Favreau et
enfin l’existence du plan Fleur-de-Lys… [un projet politique dont Favreau est
un partisan] Je suis en danger et je ne suis pas le seul… Entre les mains de
Favreau, toute la province le sera. Avec l’aide de l’Ordre, il peut contrôler
toute l’activité industrielle, économique et politique. »
Le jour où Lavergne découvre sa
jeune sœur Marguerite en train de faire l’amour avec Favreau, une violente rixe
s’en suit entre les deux hommes. Favreau, mal en point, met sous le nez de son
jeune adversaire des photos dévoilant le secret de son homosexualité. « D’autre
part, si vous vous avisiez de lancer une rumeur, qui croyez-vous que l’on
croira? Une tapette qui s’envoie en l’air avec de jeunes prêtres et des
dignitaires, ou moi, le prochain premier ministre, le sauveur de la Patrie,
comme l’a écrit votre ami Alexandre Ouellet dans son article? »
Au cours d’un dîner au Club
Saint-Denis, Rosaire Favreau et son ami Georges Tremblay discutent privément de
leurs projets politiques. « Leur recrutement par l’Ordre de la Patrie
avait été un point déterminant de leur ascension. Tout en épousant avec
enthousiasme la cause de la confrérie, ils camouflaient leurs vraies
aspirations de pouvoir, ce qui leur conférait un air de légitimité. »
Cependant, l’un est incertain de l’attitude de Claude Dumesne, l’autre, inquiet
de ce que Philippe Lavergne peut faire des informations au sujet de son appétit
de très jeunes femmes. Tremblay dit à Favreau qu’il s’en occupera, mais ce
dernier lui conseille d’utiliser les services de Tino Infinitti que son ami l’italien
Baldi lui a envoyé à titre de chauffeur et d’homme de main.
Les événements se bousculent grâce
à l’art de la romancière de diviser en courts plans séquences la trame du récit,
alternant d’un personnage et d’un lieu à l’autre, d’un geste d’éclat à l’autre.
La coordination des diverses actions essaimées au cours de la trame convergent
vers une apothéose, un climax dont elle parvient à garder le mystère jusqu’à la
fin. Toutes les voies ouvertes se referment l’une après l’autre, certaines dans
l’apaisement des consciences, d’autres dans le fracas des vérités.
Pauline Vincent a, à nouveau,
bien fait ses devoirs de préparation à l’aventure historique à laquelle La
femme de Montréal nous convie. Soyez rassurés : il n’est pas
nécessaire d’être féru de la véritable histoire de l’Ordre de Jacques-Cartier
pour apprécier celle imaginée de l’Ordre de la Patrie. Cependant, la fiction
nous permet de mettre en perspective un pan de notre histoire nationale peu
reluisant. Peut-être aussi, de comprendre qu’aucune société, aussi démocratique
soit-elle, n’est jamais à l’abri des dérives du pouvoir.
[Pour en connaître plus sur l’Ordre de Jacques-Cartier, je vous suggère la lecture de La Patente : L’Ordre de Jacques-Cartier, le dernier bastion du Canada français (Septentrion, 2024), un essai de Hugues Théorêt.]
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