mercredi 26 octobre 2022

Éric C. Plamondon

Bizarreries du banal. 13 histoires étranges

Montréal, Sémaphore, 2022, 192 p., 26,95 $.

La pièce manquante du puzzle

Avant d’ouvrir le recueil Bizarreries du banal : 13 histoires étranges, écrites par Éric C. Plamondon, je me suis demandé ce que signifiait le mot bizarrerie pour l’auteur et, plus généralement, pour la littérature. Les mots science-fiction et fantasy m’ont alors interpelé, le premier étant un genre « qui se base sur les conséquences des découvertes de la science pour prévoir ou imaginer l’avenir », le second un genre « qui mêle des aspects de l’épopée, du merveilleux et du fantastique ». Dans un cas comme dans l’autre, comme pour tous les autres genres littéraires, il y a toujours place à la bizarrerie, la singularité d’un livre, voire d’une œuvre étant même fort recherchée.

L’originalité des histoires de Plamondon, c’est que chacune est construite comme un récit possédant tous les atouts du genre, dont une suite de péripéties capte et retient notre attention. Ce dernier tourne rapidement les pages, pressé de découvrir le paroxysme. C’est là, appelons cela le point « p » de l’histoire, qu’intervient la bizarrerie tel un détournement provoquant une imprévisible chute de la trame. Un imprévisible virage à 180 degrés qui nous laisse pantois.

La lectrice ou le lecteur passionné de romans d’intrigues ou de polars sont habitués à lever une à une les pierres dévoilant les morceaux du puzzle qui mèneront à la solution de l’énigme policière ou d’espionnage. Or, ce n’est pas sur ces registres-là que joue Éric C. Plamondon, mais, a contrario, en éliminant une des pièces du casse-tête (l’intrigue) dont il a tracé jusque-là le pourtour, de là l’étonnement suscité.

La voie sur laquelle chaque récit nous entraîne est celle de son titre où on ne décèle aucune trace d’ésotérisme. Voyez et imaginez : une journée entre amis, le réparateur de télé, le reliquaire, l’actrice, les lunettes, ascenseurs, l’invitée, patriotes, verdure, l’accident, récit descriptif, circulez! et le visage.

Quelques exemples tirez de ce corpus, sans pour autant dévoiler la clé de leur bizarrerie particulière. La quatrième histoire, intitulée « L’actrice », raconte comment Mary Victoria Langstrom est parvenue à devenir l’artiste la plus récompensée de sa profession, déclassant largement toute compétition. Comment est-elle parvenue à se hisser tout en haut du firmament des stars? C’est ce qu’elle raconte à Laurent Palquier, venu directement de Paris pour l’interviewer : « Eh bien, je fais comme tout le monde dans le métier, j’imagine. J’étudie le rôle, je me représente le personnage avec tous ses détails, son histoire personnelle et son contexte, pour en arriver à le considérer comme un être bien réel. C’est un peu comme si je lui insufflais la vie avant de lui prêter mon corps pour l’exprimer. Je me renseigne aussi parfois auprès de gens qui ont un vécu semblable à mon personnage. Puis je le pratique. Il faut beaucoup de travail. »

Jusque-là pas rien d’étonnant, sinon des propos presque triviaux dans la bouche d’une actrice. Les choses se compliquent quand vient le temps d’interpréter un personnage venu tout droit de l’imaginaire d’une ou d’un auteur, un personnage ayant une personnalité littéraire unique comme Miss Marple, l’héroïne au cœur de douze romans d’Agatha Christie. Dans pareilles situations, Mary V. convoque un groupe d’amis à sa maison de campagne où ils jouent au ouija, une planche « censée permettre de communiquer avec les esprits ». Nous ne sommes pas pour autant, à cette étape du récit du moins, dans un univers l’ésotérique. C’est dans la phase suivante que l’écrivain élimine, sous nos yeux, la pièce maîtresse, disons… du ouija, ce que nous comprendrons à la toute fin de l’histoire.

Deuxième exemple, celui du récit intitulé « Patriotes ». Après une brève mise en situation, nous accompagnons des soldats d’un pays imaginaire combattant des militaires d’un autre État, lui aussi imaginaire, opérant une manœuvre périlleuse. L’action se joue en quelques minutes, au son des « ta-ta-ta-ta-ta-ta » des mitraillettes des uns et celui des autres. Il y a aussi les brefs échanges entre combattants pour repérer des collègues d’opération ou pour situer la position d’un tireur d’élite ennemi. C’est aussi trépidant que la chute est imprévisible. Comment dire? Comme un ballon qui éclate au milieu d’une fête.

Dernier exemple : « Les lunettes » et son tour de passe-passe venu tout droit du monde de la science-fiction dont je parlais plus haut. Oui, j’ai souligné que les bizarreries d’Éric C. Plamondon n’étaient pas de ce genre littéraire, néanmoins l’écrivain n’en emprunte pas moins certains effets de l’imaginaire. Les seize pages de récit débutent sur un événement courant, des lunettes oubliées et récupérées par un individu qui aime la monture « métallique noire et branches larges incrustées de bois blanc : elles ont vraiment du style. Et l’image qu’elles rendent… Ça m’a tout de suite faire penser aux lunettes 3D au cinéma. » Les chaussant fièrement, il remarque un curieux « petit point rouge », alors qu’il observe la jonction du coussin et du dossier » de son vieux sofa. Il tente de se saisir du point rouge, impossible! Dès qu’il enlève les lunettes, le point rouge, tel un pointeur laser, disparaît. « Ça m’a rappelé ce livre que j’aimais tant, à la petite école, dans lequel nous devions regarder avec des lunettes de cellophane rouge pour révéler des écritures et dessins imprimés à l’encre bleu pâle, qui étaient cachés derrière des enchevêtrements de motifs, rouges aussi. »

C’est là la clé ouvrant le pouvoir secret des lunettes oubliées : grosso modo, elles permettent de voir au-delà du regard que l’œil de l’humain ne peut saisir. Et plus encore. Moi qui ne suis absolument pas friand de science-fiction, je me suis laissé prendre au jeu inventé par l’écrivain qui consiste à explorer, puis à exploiter de belle façon les pouvoirs de ces lunettes. À nouveau, tous les éléments de l’histoire se tiennent dans la mesure où on joue le jeu. Mais, entre vous et moi, qui n’aime pas un bon numéro de prestidigitation?

La première fiction d’Éric C. Plamondon, Bizarreries du banal : 13 histoires étranges, est prometteuse, ne serait-ce que par sa maîtrise de l’écriture et de la littérarité qu’un texte de genre peut exiger selon le projet développé par l’auteur ou son intention initiale. Chose certaine, si vous aimez la versatilité d’un recueil de proses narratives, vous serez bien servis.

mercredi 19 octobre 2022

Alain Vadeboncœur

Prendre soin : au chevet du système de santé

Montréal, Lux, 2022, 148 p., 21,95 $.

« Au chevet du système de santé »

J’ai passé des jours heureux de mon enfance auprès de mes grands-parents maternels dont le souvenir est magnifié par mon admiration pour grand-papa Paul (1887-1959). Ce dernier, médecin-chirurgien, accueillait ses patients à la maison ou les visitait chez eux. Puis, il y a eu mon père Maurice (1918-1997) qui fut de la première cohorte de DG d’hôpitaux qui étaient des gestionnaires de formation, poste qu’il occupa de 1956 à 1976.

Cette mise en situation m’est venue à la lecture de Prendre soin : au chevet du système de santé, un essai du docteur Alain Vadeboncœur. Comme plusieurs d’entre vous, je connaissais le Dr Vadeboncœur – urgentologue, ex-chef du département de médecine d’urgence à l’Institut de cardiologie de Montréal et professeur titulaire à l’Université de Montréal – par ses chroniques dans « L’Actualité », son émission « Les docteurs » diffusée à la télé de Radio-Canada, ses essais dont Privé de soins et Désordonnances, ainsi que d’autres interventions médias.

Ceci dit, vous comprenez ma curiosité à son propos, les questions de santé publique m’interpellant depuis si longtemps et l’essai du Dr Vadeboncœur traitant justement du système québécois que la pandémie a mis à mal, j’allais écrire heureusement. Ce n’est pas là du cynisme, mais l’électrochoc que le système de santé publique québécois a subi pendant cette longue période, qui n’est pas terminée, fait comprendre à quel point il était dégradé.

« Cet ouvrage a pour ambition [d’écrire Dr Vadeboncœur] de stimuler cette volonté de changement qui devra nous inspirer si nous souhaitons "réanimer" notre réseau, lui redonner un peu du sens perdu en cours de route. » Outre l’inspirante COVID, le « Plan pour mettre en œuvre les changements nécessaires en santé », mis de l’avant par le ministre Dubé en mars 2022, a amené l’essayiste à relire « Vital », la troisième partie de son essai Privé de soins paru dix ans plus tôt, qui engageait une réflexion nécessaire sur l’état du système de santé, tout en souhaitant que les mises à niveau de plusieurs de ses composantes soient effectuées dans un délai raisonnable.

On comprend que cette réflexion et les changements suggérés n’ont pas porté fruit et qu’il est grand temps d’y voir, au risque que le paquebot nommé SANTÉ ne sombre, ses soignants et ses malades étant déjà à bord des canots de sauvetage.

Le vaste chantier de réflexions que l’auteur-médecin échafaude et les suggestions qui les transforment en actions concrètes, sont élaborées en 22 séquences relativement brèves – ce faisant, l’auteur fait œuvre de pédagogie sans prendre son lectorat de haut –, chacune d’entre elles s’intéressant à une composante spécifique du système de santé, la majorité insistant sur les malades et les soignants. De plus, cela illustre parfaitement le réalisme du Dr Vadeboncœur, chaque séquence débute par un cas-clinique approprié à la réflexion ou à la discussion qui y sont développées.

Prenons un exemple. « Une idée simple inspire notre système de santé public : il faut collectivement prendre soin des gens. Tout l’édifice est fondé sur cette base. En théorie, du moins. // Parlez-en à Geneviève, une jeune femme dont le cœur a déjà été opéré deux fois en bas âge, qui se présente un soir à l’urgence à bout de souffle, en train de se noyer dans l’eau qui s’accumule dans ses poumons. » (17) La patiente s’en est sortie au bout de la nuit, mais cela ressemble à une situation habituelle (« business as usual ») : « D’où, peut-être, devant ces enjeux humains effrayants, une tentation technocratique de le réduire parfois à des paramètres comptables – indicateurs de performance, budget, croissances, critère d’efficience… » (18) Je retiens ici le « parfois » même s’il est de moins en moins rare. Au lieu de la Geneviève évoquée par Dr Vadeboncœur, j’aurais pu écrire le nom de mon père que le responsable du service a voulu renvoyer à la maison après moins de douze jours aux soins palliatifs … parce qu’il n’était pas encore décédé. Je ne blague pas et vous épargne les détails.

Ce que je retiens des diverses observations que l’essayiste partage et les pistes de solutions aux problèmes soulignés, c’est le manque de cohésion et de cohérence dans les soins apportés. « Trop de cuisiniers gâtent la sauce », peut-on dire. En priorisant le malade et en décloisonnant les services et les soins spécifiques de chacune des unités, le système pourrait retrouver son efficacité.

L’exemple que Dr Vadeboncœur donne fait image, à mon avis, ce sont les GMF, les Groupes de Médecine Familiale où médecins, infirmières praticiennes (super infirmières), pharmaciens, travailleurs ou travailleuses sociales, unissent leurs efforts sur le dossier des malades qui consultent leur unité, chacun apportant son point de vue professionnel sur les cas. Ainsi, une des séquences du livre s’intéresse à la « déprescriptions » de médicaments, une pratique sur laquelle un pharmacien clinicien peut jouer un rôle déterminant, car vient un temps où il n’y a plus lieu de prescrire la médication parce que la maladie n’existe plus ou qu’elle a changé ses manifestations.

Si certains se demandent le point de vue de l’auteur sur ses consœurs et confrères, médecins spécialistes ou généralistes, apprenez qu’il est critique à leur égard et le rôle qu’ils jouent parfois dans la lenteur ou la lourdeur d’opération du système sans tenir compte de toute la paperasse qu’ils sont tenus de remplir, ce qui pourrait être fait par quelqu’un d’autre. Aussi important, sinon plus, l’absence d’un dossier médical québécois informatisé disponible pour l’ensemble du corps médical ou des personnes autorisées; l’accès à tel dossier accélérerait le traitement où que soit le malade sur le territoire de la province.

Alain Vadeboncœur ne propose pas de pilule miracle pour guérir notre système de santé, mais il suggère une approche différente d’opérer (sans jeu de mots). Citant le gériatre et ancien ministre, Réjean Hébert, il rappelle que : « L’un des moyens éprouvés pour améliorer l’efficience du système de santé est la réduction de la duplication et de la fragmentation des services et l’amélioration de la continuité des soins. » (75)

Je conclus cette chronique en citant in extenso l’essayiste : « Pour prendre soin des maux en quelques mots, il faut simplement soigner sans nuire, en agissant dans la continuité, pour que la personne malade reçoive du bon soignant des soins pertinents et des médicaments utiles, au moment indiqué et dans le lieu approprié, en visant le bon niveau de soins, en favorisant la vraie prévention et en apprenant des erreurs; il faut aussi coordonner l’ensemble et préserver l’accès aux soins, en assurant un financement public suffisant et des ententes professionnelles plus efficaces, pour que chacun se responsabilise, en jaquette ou pas, et s’engage dorénavant à penser globalement et agir localement. » (15)

mercredi 12 octobre 2022

Jean-François Caron

Beau diable

Montréal, Leméac, 2022, 102 p., 16,95 $.

Le temps qu’on s’invente

Je vous invite à laisser de côté, séance tenante, toute activité exigeant grande attention et de vous concentrer sur la voix de François, grand conteur devant l’éternel, qui animera sous vos yeux, souvent ébaubis, l’histoire de Beau diable que lui souffle à l’oreille l’écrivain Jean-François Caron. Sixième ouvrage de ce dernier, ce roman est fait d’une suite de contes dans laquelle ils sont enchâssés sous forme de mises en abyme.

François prend place sur la scène improvisée dans la salle à manger du resto Chez Mado où des artistes du verbe s’offrent parfois en spectacle pour le plus grand plaisir des habitués. Ces soirées-là, Vicky, la serveuse et « barlady », avise les clients qu’ils doivent faire provision avant le début du spectacle, sinon ce sera à l’entracte. Puis, elle frappe trois coups sur le zinc imitant en cela la levée de rideau d’un grand théâtre.

Se développe alors une allégorie mettant en scène François, Vicky sa sauvagine-dessinatrice et sa grande floune (féminin de flo), mais aussi son ami Jean et son épouse Mireille, la couturière dont on entendra les ciseaux découpant le tissu, ainsi que Marie, une ancienne amoureuse qui lui fit une fillette à son insu. Et, puisque nous sommes au pays du conte où il est permis de jongler avec toutes les réalités et tous les imaginaires jusqu’à l’orée du fantastique, apparaît le « beau diable » du titre, une fabuleuse chimère à sept têtes prisonnières d’un des pièges tendus par François en forêt.

Les lieux et le temps sont aussi des éléments de jonglerie. La cabane, « la bien nommée Trappe à Edmond… sise au pied de la vieille tour à feu du mont Saint-Louis », est souvent évoquée comme le camion de Jean et les longs trajets à travers le continent.

La première véritable péripétie est celle de « beau diable » qui, selon ce que François raconte, finit, de peine et de misère, par se tirer d’affaire et après que le conteur lui ait donné une ration de whisky – qu’il redemandera et amènera François à dire : « Je lui offre l’ivresse, il me rend la magie. » Beau diable, en guise de remerciements, lui offre trois objets, chacun ayant un pouvoir magique : un rameau de pin roussi, l’omoplate d’un cerf et le galet du chagrin. Le carcajou le met en garde : « Mais homme de grand conte, …, conteur de tour et de vastes histoires, fais bin attention : chacun de ces deux objets [le rameau et l’omoplate] peut être utilisé une seule fois. »

Ce premier récit est l’occasion pour l’auteur d’utiliser le texte en retrait et en italiques pour donner libre cours au discours des personnages inventés et ainsi leur conférer une existence presque réelle.

Vicky, celle qui « dessine comme d’autres chassent, attend patiemment la bonne ligne, le bon élan… Si bien que l’être difforme de son rêve [Beau diable] est devenu un animal magnifique, glorieux, destin à prendre toute la place sur la page d’un cahier », est au cœur de la seconde péripétie. Le passage relatant la naissance de cette « sauvageonne de fille d’un autre » est fait sous le signe de la poésie lyrique dont J.-F. Caron sait bien jouer. Rappelons-nous la trame de Nos échoueries (La Peuplade, 2010), ici en laissant la mère de Vicky dire : « tu seras la plus belle des filles, avec les plus beaux yeux du monde… tu seras Victoire, et il y aura le monde dans tes yeux noisette, tu seras la plus belle des filles… »

Arrive alors « Jean, c’est plus qu’un vieux chum là. C’est pas mêlant, ce gars-là est la dernière trace de tout ce qu’était ma vie d’avant. » C’est Jean qui a appris au conteur la pêche à la ligne et à la mouche, le respect de la nature en ne gardant que les prises nécessaires. Aujourd’hui, son « corps a changé, ce visage s’est usé, la route des États a creusé des roulières sur ce front et autour de cette bouche, mais Jean bouge encore de la même manière, et quant il parle, il garde le bon ton. »

Le narrateur-romancier en profite pour glisser que « le temps dans un conte comme dans un roman, ça existe pas vraiment, ça s’invente au fur et à mesure. » Cette lapalissade évoque sans coup férir le mouvement entre la réalité et l’imaginaire avec lesquels l’écrivain jongle jusqu’à nous mystifier.

Racontant leurs aventures communes, quand Jean et lui quittèrent l’ennui sécuritaire du fonctionnariat dans lequel ils s’étaient englués, le narrateur revenant dans sa cabane et Jean étant repêché « par une compagnie de transport, s’est retrouvé le cul dans la cabine d’un camion, à voir défiler des miles de paysage, chaque jour, chaque semaine, sur des routes dont la distance se mesure en heures et en cennes. » J.-F. Caron sait, d’expérience, ce qu’est ce job de mercenaire du commerce transfrontalier auquel lui-même s’est adonné, devenant à l’occasion porte-parole médiatique de ces voyageurs au long cours.

Une autre scène de la vie de Jean se déroule lorsqu’il reçoit un appel de Marie avec qui il a eu une « histoire finie à la hâte, quand Marie était partie sans donner de nouvelles. » Vingt ans plus tard, elle lui apprend qu’elle a eu une fille et que « Jean a été le père fantôme d’une enfant qu’il ne connaissait pas, de qui il savait rien, pas même l’existence. » Pour accentuer ce drame, il y a que son épouse Mireille « n’a jamais enfanté que de la mort en petits bouts de chair immobile. »

Le projecteur narratif du conteur se tourne maintenant vers Madeleine, la Mado du restaurant dont la « voix chuchotée, comme chaque fois, se pose dans la feuillée comme des semences d’asclépiades emportées par le vent. » Mado se joint aux autres voix, suivie de la « grande floune qui ne viendra jamais ici… Et la vie renaît dans la brunante avec une voix, celle de ma fille en éclats rieurs… Elle imagine des aventures et des voyages, m’embarque jusqu’au bout du monde sur ses navires inventés, elle capitaine, moi moussaillon. »

Cette enfant, devenue adulte, écrit ses voyages à son conteur de père. « Son écriture mouvante, toujours emportée, faisait de n’importe quelle anecdote le fantasme le plus improbable. J’aimais recevoir chacun de ses plis, que je décachetais avec cérémonie, dans un rituel qui me rapprochait de cette belle grande floune qui m’engendrait bin plus que je l’avais jamais engendrée moi-même. »

Après l’incontournable entracte, le conteur s’aventure dans l’univers de Vicky, chez qui « se trouve un véritable musée de l’étrange où les plumes et les poils s’emmêlent dans les mêmes corps, où la nature est jouée et déjouée sans remords. Il y a tous ces êtres rapaillés, et ces livres reliés de cuir et de fourrure, et ces troncs sortis de nulle part, ces branches crevant les murs pour occuper l’espace. » La naturaliste Vicky « redonne la vie à celui qui l’a perdue » et même à François qui était « littéralement mort, et [que] voilà revif, refait, rené… Et [le] voilà aujourd’hui comme un seul homme, dompteur de diable forestier, grand parleur de petites vérités… comme si grâce à elle je pouvais enfin recommencer à exister. »

L’explication du processus de la taxidermie est l’occasion d’un long dialogue entre Vicky et François rappelant le souvenir du grand-père de ce dernier, de son magasin général et de ses récits, des « histoires que j’avais écoutées à l’endroit pis à l’envers, tournées pis détournées, que je m’étais répétées des jours, des nuits… » Elle lui dit que ses contes sont comme ses créatures, mais aussi « des bêtes glorieusement difformes, qui viennent de partout, se nourrissent de tout, vont dans tous les sens, splendides chimères de mots. »

« Le temps passe rapidement dans les contes comme dans les plus belles soirées » et « le hasard n’existe pas », et revoilà François à la Trappe à Edmond en haut de la tour pour en raconter l’histoire, celle de son oncle Edmond qui lui léguera ce patrimoine.

Arrive l’ultime conte. « S’il devait avoir un titre, ce conte s’intitulerait "L’éventrée du bas de la côte" ». « Grand Jean la revoit, maison pourtant banale, mais crevée par le centre, devenue géode aux cristaux de bois après la ruée infernale d’un camion remorque descendu directement, chargé de billes prêtes à l’équarrissage. » Vicky, tout en dessinant ce qu’elle entend, entre dans l’univers de Jean. Le narrateur raconte le premier voyage du camionneur et de la jeune Mireille dans les Maritimes; cela devient un tourbillon narratif des « mêmes mots encore, depuis vingt, depuis mille ans, ceux qu’on répète sur le chemin des caresses et de l’amour. »

Puis, arrive les « derniers brins de laine qu’il nous reste à tricoter pour finir la soirée, c’est ceux de mon histoire à moi… Les contes, c’est facile, ça vient tu-seul, ça déribe mai ça revient. La vérité, par exemple, ça se cache, ça se raconte pas de la même manière. » Quelle est cette vérité vraie? Je ne vais surtout pas vous la raconter, surtout qu’elle est la pierre angulaire sur laquelle Jean-François Caron a érigé toute la trame de Beau diable, confondant le vrai et le faux, la réalité et l’imaginaire, le passé et le présent – même l’avenir au Resto Chez Mado où avec ses « histoires pis l’accueil légendaire de Mado, on venait d’inventer le premier "soir pas ordinaire", ce beau cabaret éphémère, comme il y en a eu dix, cent depuis. ».

Les mondes inventés par Jean-François Caron sont plus grands que nature, dérivant parfois jusqu’au pays du fantastique. Ils le sont d’autant plus qu’on s’y laisse prendre comme le faisaient jadis les enfants initiés par leurs parents aux mondes imaginaires sans qu’il leur arrive le destin du pantin Pinocchio. En ces temps de morosité chronique, il fait bon et beau de se laisser ainsi porter sur la dérive des temps heureux.

En refermant Beau diable, j’ai eu un frisson tel celui que les contes qui ont bercé mon enfance causaient. C’est pourquoi j’affectionne ce livre qui est, à mon avis, ni un roman, ni un conte, ni une fable, mais la fusion de toutes ces formes en l’ouvrage totalisant que Jean-François Caron nous propose.

mercredi 5 octobre 2022

Maï Nguyen et Patrick Froehlich

Rien de beau sur la guerre

Montréal, du passage, 104 p., 25,95 $.

Le virus de la bêtise guerrière

J’ai peine à recenser les ouvrages traitant de guerre, quelle qu’elle soit. Les actes barbares dont les guerriers usent et abusent me répugnent. J’ai pourtant été témoin, à distance certes, de la guerre du Vietnam. Mon colocataire de résidence universitaire, fin 1960 début 1970, était un États-Unien ayant fui l’appel aux armes de son gouvernement et nous avons brûlé ensemble la lettre l’appelant sous les armes.

Vers la même époque, j’ai reçu les confidences d’un jésuite ayant quitté le Vietnam peu après la chute de Saïgon; rien de compromettant, mais suffisamment pour comprendre le rôle diplomatique de l’Église catholique dans cette reddition.

Enfin, j’ai rencontré un Québécois, un volontaire qui a combattu avec l’armée états-unienne; le seul récit de son arrivée en sol vietnamien illustre le gâchis, les soldats quittant et ceux arrivant étant tenus à distance pour éviter que les nouvelles troupes entendent les horreurs auxquelles ils allaient devoir faire face.

Le temps passe, mon incompréhension des conflits armés demeure. Malgré cela, Rien de beau sur la guerre, un récit de Maï Nguyen et Patrick Froehlich, a retenu mon attention, car il mérite qu’on y soit très attentif. Mettons les choses en perspective. « Maï Nguyen est née à Saïgon en 1964. Sa famille a fui le Vietnam pour le Canada en 1975. » Quant à Patrick Froehlich, il « a été chirurgien à Lyon, ensuite à Montréal où il habite. Il a publié son premier roman en 2006, puis le triptyque Corps étrangers, inspiré de la mémoire traumatique de chirurgien pour enfants ». Ici, l’une raconte, l’autre écrit.

Laissons la narratrice résumée son histoire : « Mon nom est Maï Nguyen. En vietnamien, Maï désigne aussi une petite fleur d’abricotier, jaune à cinq pétales, qui fleurit au printemps. Quand j’entends mon nom, prononcé dans ma langue maternelle, cela rappelle différents souvenirs, certains agréables, d’autres terribles. Mais je ne choisis pas les souvenirs qui remontent à la surface. Ce sont eux qui me choisissent. J’appartiens aux boat people. J’ai quitté, avec ma mère et mes sept frères, le Vietnam le 30 avril 1975, jour de la chute de Saïgon et du retrait des Américains. Nous avons tous survécu. Aujourd’hui, cet épisode de ma vie est toujours aussi réel et présent, les émotions sont à fleur de peau. J’avais besoin d’écrire ce que j’avais vécu… Au départ, ce livre était pour mes enfants. Pour qu’ils aient une meilleure compréhension de ceux qui, comme moi, ont survécu à une guerre… Ce livre me donne une voix. »

Écrire les faits saillants d’irréversibles peines ne libère pas Maï Nguyen : « Plus de quarante ans après, ce moment est tellement réel et présent, les émotions ont à fleur de peau. J’avais besoin d’aide pour écrire ce que j’avais vécu. De là sont nés les entretiens avec Patrick. »

Il y aussi que les événements qu’elle raconte ont été aussi vécus par les siens et qu’entre eux ils n’en ont jamais véritablement discuté depuis. Or, les souvenirs partagés ne sont souvent pas les mêmes d’une personne à l’autre, chacune filtrant le contenu selon sa compréhension de ce qu’elle a vécu. Ainsi, les expériences communes de l’enfance ne sont pas racontées de façon identique, la personnalité de chacun et l’expérience événementielle faisant la différence. C’est pourquoi Mme Nguyen fait appel à sa fratrie et aux souvenances de chacun, bien vivantes dans la mémoire des uns et effacées dans celle des autres.

Rien de beau sur la guerre raconte cinq moments du grand bouleversement, des jours précédant la fuite du pays en guerre jusqu’au retour pour y confronter les souvenirs à la réalité d’alors ou ce qui en reste. Comme un peintre minimaliste, P. Froehlich tire de ce que Maï Nguyen lui raconte une trame de fonds illustrée par des instantanés mémoriels qui s’animent d’eux-mêmes sous l’œil attentif de la lectrice ou du lecteur. Pour les plus âgés, les images diffusées à répétition à la télévision durant les derniers jours d’une guerre qui fut d’abord celle de l’Indochine referont surface.

On ne sort pas indemne de la lecture de ce récit, car il met des visages sur ce que vivent d’autres enfants et d’autres familles quotidiennement. On peut aussi voir quelques photos de la famille de Maï Nguyen prises au début des années 1970; on peut aussi scruter attentivement les cartes géographiques nous permettant de visualiser le territoire où les événements se sont déroulés.

J’aurai toujours peine à recenser les ouvrages traitant de guerre, mais, en le faisant, j’espère faire œuvre utile en rappelant la laideur des conflits, surtout tout le mal fait aux enfants qui ne doit pas être banalisé. Comme l’écrivent la narratrice et l’auteur : il n’y a rien de beau sur la guerre.