mercredi 28 septembre 2022

Gilles Archambault

Mes débuts dans l’éternité

Montréal, Boréal, 2022, 120 p., 18,95 $.

« Un musée pour moi tout seul »

Qu’espère un chroniqueur littéraire pour sa nième rentrée automnale, sinon un grand, un très grand livre. Je suis comblé cette année par la parution de Mes débuts dans l’éternité (2022), un recueil de trente nouvelles signées Gilles Archambault. Je lui emprunte d’ailleurs le titre de l’une de ses proses qui, ma foi, résume bien l’ensemble du livre, lequel nous convie à visiter un musée où sont exposées des miniatures – deux, trois pages ou à peine plus – illustrant une situation tirée de la vie d’un personnage, réel ou imaginé, vieillissant, sinon très âgée.

Ce sont des souvenirs d’un jadis immesurable qui s’affichent sur les murs de cette galerie, des toiles narratives évoquant la jonglerie du plaisir ou du regret d’une rencontre, éphémère ou non. L’écrivain ne s’éloigne pas des univers qu’il a créés au fur et à mesure d’une carrière riche en proses de toutes sortes, parfois semblant sortis tout droit de son arrière-cour.

Depuis Qui de nous deux? (2012), le narrateur se demande, d’un livre à l’autre : Combien de temps encore? (2017). La visite de ces autres rubriques de faits divers, sublimés par l’ironie propre à l’écrivain ou teintés de nostalgie, se termine ainsi : « Depuis peu, je préfère m’installer dans l’idée de ma mort. Combien de temps encore? Mais, est-ce si important, dites?»

Ce qui avait les allures d’une dernière quête a culminé dans les pages d’Il se fait tard (2021) où Gilles Archambault paraphrase, avec à-propos, Thomas Mann dans Mort à Venise : « À l’instant de ma mort, je souhaite être seul… Moi qui ne serais au mieux qu’un honnête homme artisan des mots, je souhaiterais au moment de mon entrée dans le néant revoir en un éclair des gestes de femmes, les tiens, Lise, et entendre des voix d’enfants. Ce serait pour moi une mort presque convenable. Mais je serais seul. Ne pas me donner un spectacle. »

Aujourd’hui, l’originalité de Mes débuts dans l’éternité tient dans la variété des situations et des personnages qui racontent ces nouvelles, chacun à sa façon, comme surgies de la mémoire d’un instant passé, qu’il soit habité par un événement banal ou par le souvenir d’une rencontre fortuite qu’on croyait oubliée. J’insiste : chacune de ces trente nouvelles est comme une photo argentique marquant une « photo-finish » (photo d’arrivée) du temps qui passe.

Un exemple de ces arrêts, celui de Mathieu – tiré de "La fatigue du gladiateur" – qui « joue à être écrivain… Même s’il écrit des romans, des nouvelles, il n’a jamais cru bien longtemps faire partie du petit nombre d’écrivains qui comptent… À peine a-t-il reçu quelques recensions favorables. » Ou cet autre – lu dans "Mon chat" – où Sylvie a un jour apporté un chat à son père pour habiter sa solitude et que le vieillard, d’abord récalcitrant à l’idée d’avoir un animal de compagnie à ses côtés, finit par accepter : « Depuis deux ans toutefois, nous vivons dans un appartement, Panthère et moi… Tout ce qu’on raconte au sujet des chats est vrai. Panthère a pris possession de l’appartement. »

Je pourrais continuer à éveiller votre curiosité par-devers les pages du dernier Gilles Archambault, chacune des nouvelles rappelant en quelques images d’où jaillit cette petite lumière de l’intelligence de l’écrivain qui brille dans son propos. Je reviens quand même à "Un musée pour moi tout seul", car j’y retrouve toutes les nuances que le recueil peint par petites touches selon la couleur des trames. Pas étonnant alors que l’ultime quête soit ainsi résumée : « Rien ne me plairait autant que de visiter, la nuit de préférence, un tout petit musée dans lequel seraient réunis des objets, des photos, des souvenirs de ma plus lointaine enfance… J’aurais, l’espace de quelques heures, la permission de retrouver ce qu’a été mon passé… Je serais un spectateur, sans plus. Un spectateur ému. Ému, je l’ai été si souvent au cours de ma vie. »

Il y a, dans ce livre, des références socioculturelles d’époques, cette espèce de patine que donnent des souvenirs magnifiés dont les mots, parfois surannés, suggèrent une nostalgie vivifiante. Gilles Archambault a-t-il convoqué le nocher Charon et arrivera-t-il bientôt à bon port? Je ne suis ni dieu, ni diable, ni devin, mais écrire n’est pas une maladie mortelle documentée par des scientifiques patentés. Alors, attendons de lui bien d’autres choses écrites qu’une notice ironique annonçant sa véritable éternité.

mercredi 21 septembre 2022

 Marie-Hélène Voyer

L’Habitude des ruines : le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec

Montréal, Lux, 2022, 216 p., 24,95 $.

Défense et illustration du patrimoine bâti

Longer lentement la rue Dugas, à Joliette, m’est devenu un pèlerinage mémoriel au pays de mon enfance dont une brève halte devant la maison qui m’a vu grandir (1952-1968) est le zénith. La préservation de cette maison de brique rouge, 70 ans après sa construction, est un bonheur, car elle incarne un heureux temps jadis.

Une telle nostalgie n’est hélas pas l’apanage du patrimoine bâti québécois en général. Si l’historien et journaliste Jean-François Nadeau le rappelle fréquemment dans les pages du Devoir, l’essayiste Marie-Hélène Voyer jette un regard périphérique, et fort critique, sur l’état actuel de notre patrimoine bâti dans L’Habitude des ruines : le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec.

L’autrice a des lettres et cela est perceptible du début à la fin de son livre tant par des références sociolittéraires – j’y reviendrai – que par son style assumé empruntant au pamphlet lorsqu’elle manifeste sa désillusion devant le peu d’importance accordée à ce que nos aïeux, d’hier à aujourd’hui, ont érigé sans craindre de se salir les mains pour le mieux-être des leurs tout en pérennisant leur passage sur terre. D’une certaine façon, d’une génération à l’autre, ces constructions étaient aussi des formes d’art populaire.

L’essai tourne autour de six pivots, chacun observant divers aspects du « sacre de l’oubli et de la laideur au Québec » : « Ressouvenirs », « Laidismes », « Nostalgies sélectives », « Démolitions en série », « Après nous le déluge » et « Ressouvenirs (bis) ». On comprend, entre autres, que les édiles municipaux et les promoteurs immobiliers ont peu ou pas d’intérêt dans la préservation des travaux anciens. Ce qu’on ne peut détruire à coups de pelle mécanique, on l’abandonne en espérant qu’il s’autodétruira. Après, on viendra niveler le sol sans être dérangé par les écohistoriens, l’important étant de faire évoluer les municipalités en augmentant les revenus générés par les taxes et ainsi leur donner des allures d’une modernité souvent passagère.

Un des exemples qui fait toujours image, c’est le sort réservé au Vieux-Québec dont les lieux historiques ne sont souvent que l’expression d’un certain « façadisme ». Autrement dit, on a sauvé la face pour préserver l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO, car à Québec « on se spécialise dans des simulacres vouer à donne une idée abstraite de l’authenticité, et où se décline une pléthore de copies et de faux, destinés à vendre un idéal romantique et calcifiant de la ville plutôt que d’en préserver les assises historiques en la relaçant dans la trame assumée du présent et du passé. Un peuple ayant ainsi fait table rase du passé pour se construire un présent en toc annonce à coup sûr qu’il a renoncé à transmettre quoi que ce soit à l’avenir. » (100-101)

Que dire des villes en bordure du Saint-Laurent qui ont fréquemment préféré voir s’y établir commerces et entreprises que d’en préserver le patrimoine, ce bien commun qu’est le majestueux fleuve. Rimouskoise, M.-H. Voyer n’est pas tendre envers cette ville phare du Bas-Saint-Laurent qui, comme trop d’autres, n’a pas choisi de protéger ses berges de développements urbains à courte vue. Cela m’a rappelé certaines rives du Richelieu.

Je soulignais plus haut les nombreuses références littéraires de l’autrice, lesquelles lui servent à mettre en perspective certaines de ses observations. Qu’il s’agisse de citations tirées de Jacques Ferron, Fernand Dumont, Arthur Buies ou d’autres, toutes ont en commun une mise en perspective historique de notre « habitude des ruines ». Ainsi, Buies écrit dans « Promenades dans le Vieux-Québec » (1890) : « … on prend aisément pour l’amour de l’antique une monomanie puérile qui s’exerce incessamment sur une foule de petits objets sans importance, qui s’y perd et s’y noie, en laissant de côté les grands traits, les grands souvenirs, les véritables monuments de l’histoire et les leçons qu’ils renferment. » (107)

En cours de lecture, la Bibliothèque Saint-Sulpice, sise rue Saint-Denis à un jet de pierre de la Grande Bibliothèque, m’est apparue. J’y ai fait des classes de chroniqueur littéraire en participant à des lancements, des expositions et d’autres activités du genre. Comme tant d’autres, je désespérais qu’on trouve une vocation pour cet édifice digne d’autre chose que la décrépitude dans laquelle on le laissait sombrer. Il deviendra, a-t-on annoncé en grande pompe, le Musée de la chanson en laissant miroiter d’importants investissements. J’aimerais y croire.

Marie-Hélène Voyer fait œuvre utile grâce aux diverses observations et analyses qu’elle propose dans L’Habitude des ruines : le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec. Peut-on lui reprocher la passion que lui inspire le patrimoine bâti québécois laissé pour compte? Certes pas, car la passion est une énergie essentielle à tout engagement. Lire cet essai non seulement peut, mais doit nous faire réfléchir et, dans la mesure du possible, donner naissance à des actions de mobilisation citoyennes comme celles observées en France pour encourager la sauvegarde du patrimoine bâti.

mercredi 14 septembre 2022

Perrine Leblanc

Gens du Nord

Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2022, 192 p., 27,95 $ (papier), 21,99 $ (numérique).

Du côté de Belfast en Irlande

Parmi les expressions socio récurrentes récentes, il y a « appropriation culturelle ». Ainsi, qu’a-t-on pu dire ou écrire de Gens du Nord, le plus récent roman de Perrine Leblanc dont l’action et les personnages qui l’animent gravitent autour de l’Irlande du Nord et de la République d’Irlande dont le conflit permanent entre les populations implantées sur un même territoire qu’une guerre de religion, parfois larvée, sépare depuis des lustres? Or, l’écrivaine n’a rien à se reprocher du côté de l’appropriation, car l’histoire qu’elle raconte dépasse largement l’affrontement de ces deux contrées en illustrant comment il dépasse les frontières de son champ de bataille, l’île irlandaise.

Perrine Leblanc me semble avoir emprunté le parcours d’une étudiante disciplinée qui ne laisse rien au hasard, l’écriture étant pour elle un chantier qui se prépare très soigneusement, de la cueillette d’informations factuelles et déterminantes à l’action la plus percutante que cette quête lui impose et qui s’incarne dans une action aux multiples rebondissements dont les personnages imaginés tisseront les arcanes.

Je souris quand une romancière ou un romancier intitule chacun des segments de son histoire, car n’y voyant généralement peu ou pas d’intérêt. Or, ce n’est pas ici le cas, le titre de chacun des 29 chapitres jetant un éclairage cru sur ce qui y est raconté. Par exemple, « Dans un cottage près de Belfast » situe la trame initiale et l’action qui s’y déroule. Rien n’est inutile dans l’écriture de P. Leblanc, son souci du détail factuel et son usage des mots comme des figures d’iceux ne peuvent être autres que ceux qu’elle a choisis : du grand art.

Revenons aux Gens du Nord et retenons le nom de Samuel Gallagher, écrivain irlandais réputé, dont l’exécution sommaire, si tant est, lance l’action du roman. « Gallagher revendiquait dans la mort son appartenance à l’IRA [Irish Republican Army]. Vivant, il avait été du côté de la résistance poétique; sa résurrection en combattant changeait l’homme qu’il avait été en martyr de la cause irlandaise. »

Or, il appert que deux Canadiens, Anne Kelly et Paul Higgins, nourrissent le projet de tourner un documentaire sur Gallagher. Pour y parvenir, l’un d’eux doit se rendre en Irlande recueillir sur le terrain les informations essentielles à la réalisation du projet, dont des rencontres avec des membres de sa famille et de gens qui l’ont connu. On comprend les embûches qui se dressent devant eux, étrangers au conflit irlandais.

Parallèlement à la quête des documentaristes, il y a celle de François Le Bars. « En 1991, [ce] journaliste français, [proche des services secrets français], jaloux de son indépendance, trouve son compte dans les poudrières du monde et les histoires d’amour vécues comme des parenthèses. Attiré par le récit, animé par le besoin d’informer ses lecteurs et séduit par le jeu, il se lie sur le terrain avec des hommes qui renseignent l’État et d’autres qui militent pour la décolonisation en Irlande du Nord. »

Le destin de Kelly et Le Bars se croise en une relation improbable dans le contexte d’une poudrière sociopolitique. « Tu sais [de dire Le Bars], un jour, sur le terrain, on m’a bandé les yeux en me racontant l’exécution sommaire de la veille. J’ai parlé à des hommes furieux, armés jusqu’aux dents, mais pas fous. J’ai bu du thé brûlant et du café bien noir avec des hommes qui maniaient la kalachnikov et l’ArmaLite comme ils priaient Allah cinq fois par jour ou Dieu avant de se mettre au lit le soir. J’ai traversé des villes en guerre avec des hommes et des femmes qui avaient tué la veille ou le matin même et qui tueraient encore, pour une cause grande comme un peuple. »

D’autres personnages les accompagnent, les soutiennent ou les découragent dans la mission à haut risque dans laquelle ils s’aventurent, c’est-à-dire le sort de « l’écrivain Samuel Gallagher, militant du rattachement de l’Irlande du Nord à la République Irlande, est enlevé par un groupe paramilitaire protestant nord-irlandais, mais son exécution échoue grâce à un agent britannique infiltré. » Parmi les rencontres que Le Bars et Kelly feront, à Belfast ou ailleurs en île d’Irlande, la lectrice ou le lecteur québécois retrouveront des traits de caractère de certains concitoyens dont les ancêtres furent envoyés ici ou en Australie sous prétexte de les sortir de la famine extrême dans laquelle ils étaient enlisés. Peu importe l’importance des personnages dans l’économie de l’œuvre, même les plus vindicatifs, tous auront un humanisme qui transcendera leur engagement.

On ne perd jamais de vue l’objectif de la documentariste Kelly de mieux connaître la personnalité de l’écrivain Gallagher au cœur de son projet de film et, en même temps qu’elle, nous découvrons le secret qui se cache derrière son « exécution sommaire ».

Gens du Nord se lit aussi bien comme une intrigue policière qu’une histoire d’espionnage. Il se lit surtout comme un roman dont l’autrice n’a rien laissé au hasard grâce à son imparable technique et à la richesse de son discours narratif. Puis, si vous lisez ces Gens du Nord avant que la folie de la rentrée littéraire de l’automne 2022 ne nous atteigne, vous profiterez d’un immense tremplin pour y plonger.

mercredi 7 septembre 2022

Jean-François Nadeau

Sale temps : chroniques du nouveau monde

Montréal, Lux, 2022, 328 p., 32,95$.

Mélanges littéraires et philosophiques

J’emprunte le titre à Denis Diderot (1713-1784), l’encyclopédiste et protégé de Catherine de Russie, en ouverture de la recension de Sale temps : chroniques du nouveau monde, un recueil d’articles, certains parus dans Le Devoir ou Lettres québécoises ("L’arme de Ferron"), que l’historien et journaliste Jean-François Nadeau a actualisés, en ajoutant plusieurs billets d’opinion orignaux.

Pourquoi Diderot? Simplement parce que les 52 textes de Nadeau ratissent de diverses façons le champ de préoccupations sociales récurrentes ou actuelles qui, du point de vue de l’historien journaliste, accablent les populations occidentales du 21e siècle, particulièrement la nôtre. Il y a aussi que l’auteur, conscient de l’éphémère des articles parus dans un périodique, a choisi de peaufiner ses textes tant côté fonds que côté forme pour leur passage dans la permanence d’un livre. Quant à l’aspect philosophique, il est justement le résultat de ce travail d’écriture et de réécriture qui permet de développer la pensée initiale en une réflexion ainsi pérennisée. C’est d’ailleurs là, à mon avis, la distinction fondamentale entre tenir et écrire une chronique.

« Sale temps », le long texte éponyme, jette les bases d’un ensemble d’observations, d’analyses et de mises en perspective que l’écrivain développe sans filtre. Si l’expression « sale temps » évoque spontanément « le temps qu’il fait sur mon pays », une obsession bien de chez nous aux dires des visiteurs qui ne comprennent pas l’importance que nous accordons aux bulletins météorologiques diffusés à répétition. Ce n’est pourtant pas ce qui préoccupe J.-F. Nadeau, pour qui le mot « temps » fait écho à notre époque, au temps présent : « Ce que nous appelons "temps" est un espace de références balisées par un groupe d’humains qui en reconnaît la valeur, grâce à des bornes temporelles par lesquelles on situe des actions à venir, dans un continuum évolutif où existe une volonté de se coordonner, dans un souci d’intégration à un ensemble. »

La relativité de la notion de temps, surtout sa valeur pour nous contemporains, dépend de la société où nous évoluons et de la mise en perspective de l’histoire universelle, allant du temps solaire au temps de Greenwich, en passant par l’ensemble des mesures du quotidien selon les civilisations, les époques et les activités pratiquées. L’image récurrente que l’essayiste martèle est celle de la montre et de son histoire qui se résume à dire que posséder une montre fut longtemps un signe de richesse pour certains et un bracelet de contrainte pour d’autres, la montre rappelant à ces derniers leurs devoirs quotidiens. Ultimement, la montre offerte aux employés partant à la retraite était la caricature de leurs années « d’entravaillement ».

J’ai été étonné de ne pas trouver dans les préoccupations sociales que J.-F. Nadeau discute un seul texte traitant du patrimoine bâti québécois, une cause qu’il porte avec ferveur depuis quelques années et qui ferait sans doute l’objet d’un ouvrage entier – c’est d’ailleurs lui qui m’a conseillé L’Habitude des ruines : le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec (Lux, 2022), l’essai de Marie-Hélène Voyer que j’ai recensé ici dernièrement.

J’ai grandement apprécié la dialectique développée dans « Les rois nus », car l’historien et le pamphlétaire « soft » y font bon ménage en caricaturant le dicton voulant que « l’habit ne fait pas le moine ». Cet exemple illustre aussi l’ironie que J.-F. Nadeau maîtrise bien et qui lui sert à lier des faits ou des analyses dont l’aridité ou l’austérité pourrait affaiblir l’importance. « Kébëc », ou de l’emploi intempestif du tréma, est une perle d’ironie sur la "scandinavisation" snobinarde des bobos de la présente décennie. « Ces deux petits points ne sont-ils pas le symbole d’une figure étrange de l’aliénation culturelle? » (208)

Un dernier exemple de pistes de réflexions sociales explorées par J.-F. Nadeau : l’omniprésence du numérique développée « Des temps meilleurs », le cellulaire le poussant à une forte dépendance aux communications numériques et leurs avatars. « En fixant son attention sur l’appareil électronique plutôt que sur l’esprit social qu’il sert à charrier, on fait trop facilement l’économie de se questionner sur la société que dessine la Silicon Valley avec ses supposées avancées. » (231)

L’impression générale qui se dégage du recueil est celle d’une mise au banc des accusés de la société capitaliste et de l’individualisme dans lequel la société québécoise, canadienne, voire de tout l’Occident évolue tout en imposant ses diktats à ses citoyennes et citoyens. Le ton du discours littéraire de Jean-François Nadeau m’a souvent rappelé celui d’Arthur Buies (1840-1901) dans ce que je me rappelle de La lanterne lu à l’adolescence dans l’édition originale et dédicacée à mon arrière-grand-père, le Dr Amédée Lamarche; je note que l’ouvrage de Buies ainsi que Correspondance et Lettres sur le Canada ont été réédités par Lux éditeur. Qui se souvient du pamphlétaire, ami et secrétaire du Curé Labelle? Qui se souvient ce qu’est un pamphlet, cet « écrit satirique et violent, généralement court », nous qui avons toujours tendance à baisser la tête devant l’adversité, même si nous en sommes les victimes ou même la cause.

Ce qui se dégage de Sale temps, c’est la remise en question du modèle de société que la productivité du toujours plus, et son corollaire de la consommation outrancière, mènent tambour battant. J’ajoute ici une observation faite à répétition depuis la levée partielle des mesures sanitaires : où sont passés toutes les travailleuses et tous les travailleurs d’avant Covid-19? J.-F. Nadeau évoque à juste titre l’expression « revenir au temps d’avant la pandémie » presque devenue une comptine populacière comme si le virus avait aussi fait des ravages cérébraux effaçant tout ce que nous reprochions au pire de notre mode de vie. L’épidémie a duré suffisamment longtemps, et n’est d’ailleurs toujours pas disparue, pour être considérée comme un véritable arrêt et non une simple pause. Que ferons-nous alors du lendemain?