jeudi 31 août 2017

Victor-Lévy Beaulieu
L’Héritage
Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2009, 840 p., 65 $.

L’Héritage ou la famille éclatée

Traverser Barcelone, c’est croiser Gaudi, La Pedrera, l’inachevée Sagrada familia et d’autres de ses œuvres. Sillonner notre patrimoine littéraire, c’est inéluctablement rencontrer Victor-Lévy Beaulieu dont L’Héritage est un monument, une « cathédrale » dont l’écrivain vient de terminer l’échafaudage.
Dernier grand téléroman d’auteur, L’Héritage est passé du petit écran à la littérature, une transformation sans modèle car, jusque là, c’est la littérature qui traversait ce miroir de notre société — je pense au Survenant, à Un homme et son péché et aux Plouffe. Un premier tome, « L’automne », paraît chez Stanké en 1987 et le second, « L’hiver », sort en 1991. Suit, en 1993, Les gens du fleuve, cette anthologie que prépare Philippe Couture tout au long du roman. Mais L’Héritage n’était pas encore arrivé dans ses grosseurs de fiction narrative, ce à quoi l’écrivain a travaillé jusqu’à publier cette année une version définitive de cette saga.




Le clan Galarneau
Telles ces immenses fresques peintes autrefois, L’Héritage met en scène, à divers niveaux de profondeur picturale et en jouant de trompe-l’œil, des groupes de personnages qui gravitent autour de la famille Galarneau, Xavier en étant le point d’ancrage. Véritable chef de clan, le pater familias arrive à l’âge de passer la main. Or, la tradition chez les Galarneau veut que ce soit au fils aîné que cela revienne, mais Miville n’est pas de la trempe du père, rappelant en cela Amable, le fils de Didace Beauchemin, le patriarche du Survenant. Il y a aussi que depuis sa naissance, Miville contrarie sans arrêt Xavier lequel lui impose la Loi plus durement qu’à Julie ou Junior, ses cadets.
Il y a une quatrième enfant chez les Galarneau, Miriam, dont le départ de la maison du deuxième rang a semé la zizanie chez les siens. Xavier n’a plus jamais été le même; Virginie, la mère, s’est littéralement claquemurée dans sa chambre et sa tête est devenue son lieu d’enfermement; et les autres enfants ont imaginé le scénario qui leur convenait pour expliquer l’exode de leur sœur. Épée de Damoclès au-dessus des Galarneau, la véritable raison du départ de Miriam a pourri l’atmosphère familiale, car avoir un enfant de son père n’est jamais sans conséquence.
Ailleurs sur la fresque imaginée par VLB, on trouve Gabriel Galarneau, l’homme-cheval qui vit dans l’univers qu’il s’est créé, version onirique de l’époque où Xavier était un grand homme de cheval. Il y a aussi Albertine, princesse malécite épouse de Gabriel, qui rêve sa vie à travers les pages des grands auteurs, ce à quoi elle parvient presque en rencontrant Philippe Couture, le patron montréalais de sa fille Stéphanie et de sa nièce Miriam.

L’essence du détail
En observant l’ensemble du tableau peint par le romancier, je constate l’importance des détails, chacun teintant un coin de l’œuvre d’une nuance indispensable à l’harmonie générale. Et cela, autant du côté des personnages que de la trame, jusqu’aux rebondissements souvent imprévus. Ce qui lie entre eux chacun des niveaux du récit, comme ces petites histoires qui se déroulent ici et là entre quelques personnages, c’est l’originalité de leur discours respectif. Xavier appuie ses paroles sur des passages de la Bible et sur le poids de la tradition familiale. Julie, sur une forme d’altruisme doux et candide. Junior, sur un registre libertaire semblable à celui de son père, mais sans le poids des us et coutumes. Quant à Philippe et Albertine, leur discours repose sur la vague des émotions que leur inspire celui des poètes québécois.
Jamais œuvre de Beaulieu n’a atteint un tel niveau d’intransigeance émotionnelle de la part des personnages — une véritable cascade de huis clos —, et de telles qualités poétiques. Dans les moments les plus intenses de douceur ou de colère, nous avons l’impression que la vélocité des mots utilisés gonfle la voile des émotions qu’ils expriment. Ainsi, la répétition de mots ou de locutions, une technique qu’affectionne l’auteur, résonne ici comme la juxtaposition de diverses incantations, leur conférant un aspect mélodique.

Une fiction achevée
Qu’apporte l’édition définitive de L’Héritage? D’abord, une réorganisation complète de la matière du récit, ce qui lui confère un tout autre rythme. J’oserais dire que VLB a soufflé sur les feuilles du manuscrit pour leur communiquer la fraîcheur de sa sérénité actuelle. Puis, il y a ces cent cinquante pages inédites qui racontent une nouvelle saison dans la vie des Galarneau, le printemps. Ce sera l’occasion pour Xavier, sauvé in extremis du suicide, de faire porter l’odieux de son geste à toute sa famille en inventant de nouvelles tracasseries et y exposant sa maisonnée. Machiavélique est le vieux tyran à tel point que la veulerie de Miville et la fougue de Junior en sont exacerbées, ce dernier évoquant le « grand dieu des routes » de Germaine Guèvremont.
De tous les romans que Victor-Lévy Beaulieu a écrit à ce jour, L’Héritage est de loin sa fiction la plus achevée autant au niveau de la saga qu’il y raconte et de la galerie de personnages qu’il y a installés, que de la richesse et du flamboyant de cette langue sienne sur laquelle tout repose. Depuis la parution en 2005 de Je m’ennuie de Michèle Viroly, l’écrivain a publié près d’une dizaine de livres, soit au-delà de 5 000 pages : un chef-d’œuvrage titanesque semblable à celui de Victor Hugo, son idéal littéraire.


Paru dans Lettres québécoises, numéro 136, hiver 2009

mercredi 30 août 2017

Victor-Lévy Beaulieu
Monsieur Melville
Montréal, Boréal, coll. « Boréal compact », 2011, 576 p. et 72 p. hors-texte, 19,95 $.

Autour d’une lecture-fiction

En septembre 1978, Victor-Lévy Beaulieu célèbre ses 33 ans en publiant Monsieur Melville, lecture-fiction, lui qui a déjà écrit sur Hugo et Kerouac, et consacrera des ouvrages à Ferron, Tolstoï, Voltaire, Thériault et, bien sûr, à James Joyce. Je profite de la réédition du Melville pour revisiter cette lecture-fiction et pour évaluer son importance dans l’ensemble de l’œuvre actuelle de Victor-Lévy Beaulieu.
D’abord, qu’est-ce qu’une « lecture-fiction », sinon un compte rendu des livres écrits par Melville, ainsi que des biographies et des études qui lui ont été consacrées. L’ouvrage de Beaulieu se distingue en ce qu’il fait graviter tous ces ouvrages autour de son propre imaginaire, mettant en perspective de façon originale l’homme et l’écrivain Melville.

Abel chez Melville
Pour réaliser ce projet, Beaulieu convoque Abel Beauchemin, son alter ego littéraire, et lui confie la narration du livre. La vie d’Abel se confond alors à celle de Melville, laquelle se nourrit des expériences de son quotidien et de son monde imaginaire. Ainsi, la première partie du livre, intitulée « Dans les aveilles de Moby Dick », nous permet d’observer jusque dans le détail la vie familiale des Melville.
À l’âge de 21 ans, Melville part en mer et, quand il revient, il écrit Taïpi et Omoo, romans inspirés par ses voyages. Ces récits deviennent des succès populaires, les seuls qu’il obtiendra de son vivant, et la renommée ainsi acquise exercera sur lui une pression supplémentaire.
La parade des livres continue avec Mardi, « une allégorie fondée sur l’expérience acquise de Taïpi et d’Omoo… échappant à toutes les lois romanesques, à toutes les conventions d’écriture, autant celle de la psychologie des personnages que celles de leur discours même. »




Vie de famille
L’écrivain états-unien épouse Elizabeth Shaw, fille d’un juge bostonnais lequel supportera constamment les problèmes financiers de Melville, et sa mère et ses quatre sœurs rejoignent le couple quelques mois plus tard.
Vient Moby Dick, l’œuvre majeure de Melville reconnue tardivement. Par la suite, il y a Pierre ou les ambiguïtés, Bartleby le scribe et des contes. Melville ne connaît aucun succès littéraire comme celui de ses premiers récits. On comprend que l’écrivain  en vienne à abandonner la prose et à se consacrer à la poésie.
Abel Beauchemin passe de la « lecture » des événements littéraires et personnels qui ont marqué l’existence de Melville, à la « fiction » qu’il écrit. Il ne se gêne pas pour commenter le pourquoi et le comment des propos de Melville, insistant constamment sur sa façon particulière d’exercer son art. Il me semble même qu’à fréquenter Melville de la sorte, l’écrivain de Trois-Pistoles en retienne d’importantes leçons, lesquelles ont marqué son écriture.

Un livre phare
Je retiens deux passages de Monsieur Melville qui opèrent la fusion entre « lecture » et « fiction ». Cela se produit quand Abel va à la rencontre de son héros, d’abord en rêvant de s’embarquer avec lui dans un ultime voyage en mer, puis lorsqu’il le ramenant chez lui en Mattavinie.
Monsieur Melville, lecture-fiction est assurément un livre déterminant dans le cheminement de l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu. Je crois qu’il lui a permis d’explorer une nouvelle façon d’appréhender la vie et l’œuvre des auteurs qu’il adule et d’en rendre compte de façon originale. Nul doute que cette « lecture-fiction » est toujours une œuvre phare dans l’univers beaulieusien, cependant je crois que James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots (essai hilare) pousse encore plus loin l’expérience du dialogue entre un écrivain, sa vie et son œuvre, et l’imaginaire de VLB, cette fusion de la réalité de la fiction hors de l’ordinaire.


Paru dans Lettres québécoises, no 143, automne 2011

mercredi 23 août 2017

Aki Shimazaki
Yamabuki
Montréal, Leméac, coll. « Nomades»» », 2017, 128 p., 7,95 $.

Voyage, voyage

Je me souviens de tous ces livres qui m’ont fait voyager, depuis mon enfance, dans des contrées lointaines. Le Paris de Zola, l’Istanbul des mille et une nuits, le Saint-Pétersbourg des auteurs russes, l’Algérie de Camus, nos coins de pays explorés par Yves Thériault, Anne Hébert, Madeleine Gagnon, Rachel Leclerc, sans oublier mon ami VLB.
Ces mirages littéraires, parfois lointains ou de très grandes proximités, entrent chez nous par le truchement du cinéma, de la télé et, bien sûr, d’Internet. Malgré cela, il manque généralement l’essentiel, c’est-à-dire l’âme de celles et ceux qui les habitent.
C’est ce qui m’a d’abord intéressé des histoires racontées par Aki Shimazaki, cet Orient évoquant l’éloignement ultime. Dès la lecture de Tsubaki en 1999, j’ai apprécié le style personnel, minimaliste de l’écrivaine au talent de peindre ses compatriotes et de les animer à travers leurs us et coutumes millénaires.




Yamabuki est le 10e roman de la romancière et il termine la deuxième suite de ses récits intitulée « Au cœur du Yamamoto ». Nous y retrouvons Aïko Sugihara et Tsuyoshi Toda, son époux, héros d’un précédent roman. Âgé de plus de 80 ans, le couple mène une retraite paisible, selon ce qu’Aïko raconte, insistant sur la quiétude de leurs occupations journalières. C’est aussi le temps des souvenirs, ceux qui lui permettent de mettre en relief les 53 ans de vie passés auprès de Tsuyoshi.
La nature est toujours omni présente comme dans les précédents livres d’Aki Shimazaki, le titre même, Yamabuki, évoque un arbuste appelé corète du Japon, une variété de rosacées aux fleurs jaunes. La légende veut que cette plante soit stérile mais, en réalité, il n’y a qu’une variété qui est ainsi. Ne l’oublions pas, car Aïko a longtemps cru être semblable à la yamabuki, d’être elle-même stérile. Ce fut d’ailleurs la raison invoquée par son premier mari pour divorcer.
La vieillesse d’Aïko et de Tsuyoshi n’est pas le temps des mauvais souvenirs. Au contraire, nous accompagnons la narratrice, notamment dans la deuxième partie du récit, dans un voyage initiatique qui fut déterminant pour son avenir. Ayant divorcé, elle est partie s’installer à Tokyo chez une tante, son unique parente. Dans le train qui l’amène, elle aperçoit un jeune homme dont la silhouette la séduit instantanément. Ce coup de foudre suscite chez elle, pour la première fois de sa vie, le désir profond de connaître un homme et de faire sa vie auprès de lui.
Lorsque le mystérieux garçon descend du train, elle ne réalise pas dans le brouhaha des passagers qu’il a laissé en passant une correspondance sur ses genoux dans laquelle il lui avoue les sentiments qui l’ont envahi, lui aussi, en la voyant et il lui demande de communiquer avec lui le plus rapidement possible. La jeune femme hésite à donner suite à ce message, il lui faut d’abord prendre le temps de s’installer dans sa ville d’adoption, de trouver un emploi de professeure de la cérémonie du thé et de s’adapter à sa nouvelle existence.
Aïko finit par retrouver Tsuyoshi. Ce qui ressemble à un conte de fées se réalise et dure encore après toutes ces années passées ensemble. C’est l’occasion pour la romancière d’illustrer les aléas de la vie maritale d’autres couples connus des Toda et de souligner des différences entre le modèle oriental et occidental de vie familiale.
J’ai retrouvé le plaisir ressenti, dès les premiers romans, à lire la prose d’Aki Shimazaki à travers la trame et les péripéties de Yamabuki. La nature, vivante et luxuriante, et l’expression des sentiments, des plus simples aux plus nobles, s’entrecroisent d’une page à l’autre, distillant une forme de bonheur de vivre bien différent de celui faisant vibrer l’Amérique. Comme si la plume de l’auteure était trempée dans l’encre du bien-être ressenti.

Si vous ne connaissez pas l’œuvre d’Aki Shimazaki, courez chez votre libraire vous procurer ce roman ou un des douze autres parus à ce jour, dont plusieurs disponibles en format de poche, et voyagez avec ses personnages sur ce lointain continent où se trouve le Japon.

mercredi 16 août 2017

Louis-Philippe Hébert
Un homme discret
Montréal, Lévesque, coll. « Réverbération », 2017, 164 p., 25 $.

L’angle mort du destin

Chaque cataclysme naturel, tel un tremblement de terre ou un tsunami, ou causé par les humains, comme les guerres ou les attentats, a pour conséquence qu’il y a des individus qui en profitent pour disparaître. Ces derniers renaissent dans un monde qu’ils ont choisi, loin de leur vie antérieure, pour que cette nouvelle existence corresponde le plus possible à leurs rêves ou aux scénarios qu’ils ont élaborés en se donnant le beau rôle.




Ces départs ne sont pas de la fiction, mais une réalité fort bien documentée. L’écrivain Louis-Philippe Hébert a choisi de raconter un tel virage existentiel et il lui a donné vie à travers le personnage de Jean Loiselle, un détective privé en fin de carrière et au bout de sa vie sentimentale.
Pour camper cet antihéros et son univers, c’est-à-dire son avant, et pour échafauder un après approximatif, le romancier a organisé Un homme discret en quatre parties, chacune comptant dix séquences de deux à quatre pages. Cette structure narrative n’a rien de rigide en soi, mais, en balisant ainsi sa fiction, l’écrivain lui confère tous les aspects de la réalité.
Ainsi, Jean Loiselle mène une existence zombique tant dans sa vie personnelle que professionnelle. Il aimerait en changer, mais n’en a ni l’élan ni l’énergie. La toile de fond de l’univers dans lequel il évolue met en perspective la morosité de son existence, son horizon en forme de cul-de-sac et l’incontournable mur qui se dresse devant lui en bout de piste.
Un jour, un job de filature lui échappe, car il croit que la cliente sur laquelle il enquête l’a facilement reconnu. Cet échec le trouble. Un jour suivant, le voilà à l’aéroport où il est témoin involontaire d’un attentat terroriste dont il sort intact, au milieu d’un enchevêtrement de membres et de corps ensanglantés. Jean Loiselle profite de la situation : désormais, il est un mort vivant ayant pour nom Octave Damphousse, un personnage dont il élabore la vie future depuis très longtemps, sans savoir si cet Octave existera bel et bien.
Adieu veau, vache, cochon, couvée : ni son épouse ni son employeur ne pourront prouver sa mort parmi les corps et gravats de l’explosion. Le vrai Loiselle devenu le Damphousse imaginé, il lui faut incarner ce personnage en lui conférant une personnalité à mille lieues de la sienne. La première étape de cette transformation consiste à s’éloigner des lieux où il avait ses habitudes, puis à créer son Nouveau Monde en le nimbant d’un mystère qu’il doit entretenir sans relâche, jour après jour.
Le plus difficile, ce ne sont pas les artifices dont il s’entoure, entre autres ses vêtements sombres ou ce chapeau trop visible, contraire à toute forme de camouflage, mais de rompre avec toutes les rituels qui tissaient son existence. Cela n’est pas trop difficile au début de sa nouvelle vie, mais, au fur et à mesure qu’il s’accoutume à sa seconde nature, il relâche sa vigilance.
Or, Loiselle devenu Damphousse a oublié que l’agence qui l’employait n’allait pas le laisser partir dans la nature sans tenter de savoir ce qui lui était vraiment arrivé. Il est donc devenu un de leurs clients. Vite repéré, le détective qui suit sa trace raconte ce qu’il observe du personnage derrière lequel Loiselle se cache. Cela donne lieu à un chassé-croisé où qui croit prendre est pris jusqu’au moment où la vérité le rattrape. Que faire alors, sinon de rejouer le drame, de se faire sauter et, en même temps, de faire disparaître l’agent dont il était devenu le client?
Un homme discret est une métaphore qui illustre qu’une existence médiocre peut mener à imaginer se réincarner, puis de découvrir qu’une nouvelle vie n’est autre chose que ce qu’elle a déjà été, l’avant et l’après n’étant pas plus satisfaisant l’un que l’autre.

Qui d’autre que Louis-Philippe Hébert pouvait nous entraîner dans un tel dédale existentiel et nous y faire croire? Chapeau, monsieur l’Écrivain!

mercredi 9 août 2017

Abla Farhoud
Au grand soleil cachez vos filles
Montréal, VLB, 2017, 232 p., 26,95 $.

À l’ombre du passé

Les premiers cours de latin m’ont permis de comprendre, exemples à l’appui, les notions de préfixe et de suffixe si importantes dans la composition du lexique français. Ainsi, la distinction entre émigrer et immigrer m’est toujours utile, car ces points de vue font toute la différence entre le pays quitté et celui de l’accueil. Or, qu’arrive-t-il si, après s’être installé ailleurs, y avoir passé une quinzaine d’années, on décide de revenir à la terre d’origine? C’est ce que raconte Au grand soleil cachez vos filles, le dernier récit d’Abla Farhoud.
Je comprends l’écrivaine d’avoir mis beaucoup de temps entre les événements qui lui ont inspiré ce récit et son écriture. Comment peut-il en être autrement lorsque la douleur des émotions est si troublante en ressassant cette aventure dont on a été une victime collatérale. Partir de son Liban natal quand on est une enfant, vivre dans un Québec d’adoption de 6 à 20 ans, puis revenir dans un monde dont on a oublié les codes de vie, ce n’est pas simple.




Cela est trop vite résumé la vie d’Ikram, l’alter ego de l’auteur comme l’est la jeune Aablé de Toutes celles que j’étais, le précédent roman de l’auteure. Ikram est de retour au Liban avec son frère Daoud, comme l’a exigé leur père. Avant eux, il y a eu leur mère, leurs trois sœurs, dont l’aînée des filles Faïzah, et Adib, le premier fils Abdelnour; le père viendra plus tard.
L’écrivaine a choisi quatre personnages pour raconter ce retour et les années qui ont suivi, chacun à sa façon. Il y a d’abord Youssef, un lointain cousin qui prépare leur arrivée. Il y a ensuite Faïzah qui mène la fratrie et travaille pour assurer la subsistance des siens. Le troisième narrateur, Adib, est le seul du clan déjà revenu au Liban pour y étudier, ce qui fut un échec que personne n’a compris. Enfin, il y a Ikram, celle dont le drame existentiel est au cœur de l'histoire.
Les premiers mois au pays du cèdre sont comme des vacances, sauf pour Ikram, 20 ans, pour qui il est difficile de comprendre un pays où les femmes du milieu artistique sont très mal vues, surtout après qu’elle se soit découvert une passion pour le théâtre, en avoir étudié les rudiments et entrepris une carrière à la scène et à la télé.
Adib, l’aîné, est toujours aux prises avec ses vieux démons qui le poussent à s’isoler du monde. Il lui faut du temps avant de se prendre en main et que son médecin lui prescrive un remède expérimental, le lithium. Le hasard de la vie fait le reste, mettant sur sa route son meilleur ami d’autrefois et que celui-ci l’embauche.
La situation est toute autre pour Faïzah. Revenue la première, elle s’est vite rappelé les codes de vie des Libanaises, dont les sacro-saintes règles régissant le travail en dehors du giron familial, et les relations homme-femme. Pour elle, la seule façon de contourner ces lois, c’est de mentir comme le font tant d’autres. C’est aussi taire sa vie quotidienne, évitant des questions embarrassantes et des réponses captieuses.
À la longue, le mode de vie de Faïzah devient insupportable, surtout après le retour du père de famille qui met du temps avant de se remettre au travail et en vient à investir le maigre pécule ramené du Québec dans une entreprise vouée à l’échec. Il n'y a qu'une issue pour Faïzah : le mariage. Mais, elle n’est plus vierge et il lui faut inventer une histoire, car aucun Libanais n’acceptera son état. La vérité est parfois plus cruelle que le mensonge, ce qu’elle apprend à ses dépens. Elle épouse alors un homme qui accepte sa condition sans la juger, même si elle ne l’aime pas; son statut de femme mariée lui permet de régler ses dettes et celles de sa famille avant de disparaître.
Pour Daoud et Ikram, c’est moins simple. Tous deux choisissent de quitter le Liban, lui afin de continuer ses études, elle pour fuir un climat de vie malsain. Daoud étant un homme, la famille comprend sa décision. C’est autre chose pour Ikram et son entêtement à poursuivre sa carrière de comédienne, surtout que ses parents l’avaient encouragée dans ce sens au Québec. Même en tolérant les engagements de leur fille pour jouer au théâtre ou travailler à la radio locale, il leur est impossible de lui laisser toute la liberté qu’elle souhaite.
La narration à relais utilisée par Abla Farhoud confère au roman une remarquable dynamique, soulignant l’évolution et les péripéties de la trame. Le récit confirme, entre autres, l’hypothèse que des événements, vécus par les membres d’une même famille, sont perçus différemment selon la personnalité de chacun. Ainsi, le retour au Liban convient aux parents, aux plus jeunes sœurs et à l’aîné qui y retrouve la stabilité émotive. Mais, il n’en va pas de même pour Faïzah qui joue à qui perd gagne avec les règles des relations homme-femme. Quant à Ikram, les quatre années que dure le retour au bercail sont un enfer, du temps perdu qui lui laisse un goût amer.

Immigré, oui, sans oublier que le temps passé dans le pays d’origine aura marqué à l’encre indélébile les principes de sa culture. Comment peut-il en être autrement quand les parents transmettent leurs valeurs fondamentales à leur progéniture, même en les adaptant à celles de la terre d’accueil?

mercredi 2 août 2017

Jean-Claude Marsan et Tex Dawson
Carnets du mont Royal
Montréal, Les Heures bleues, coll. « Carnets », 2017, 128 p., 39,99 $.

Montréal en Montérégie!

Voilà que paraît le 25e ouvrage de la collection « Carnets », publiée aux éditions Les heures bleues. Écrit par Jean-Claude Marsan et illustré par Tex Dawson, les Carnets du mont Royal sont les 4e consacrés à la Métropole, après Carnets de Montréal (2007) de François Barcelo et Raynald Murphy, Carnets du Vieux-Montréal (2011) d’Yvon Massé et Raynald Murphy, et Carnets du métro (2015) de François Barcelo et Raynald Murphy.
D’entrée de jeu, je dois souligner la collaboration exceptionnelle de l’architecte, urbaniste et professeur Jean-Claude Marsan. Autorité en matière d’architecture et de sauvegarde du patrimoine bâti montréalais, notamment par son engagement à divers organisme dont Héritage Montréal, personne mieux que J.-C. Marsan peut nous faire connaître cette montérégienne située au cœur de la Métropole.




Rappelons que « le mont Royal est un lieu à ce point exceptionnel que le gouvernement du Québec, soucieux de protéger la valeur inestimable de ses sites naturels et de ses constructions, a créé, par décret, l’arrondissement historique et naturel du Mont-Royal, en 2005. Par ailleurs, en janvier dernier, le maire de Montréal, Denis Coderre, a demandé que le mont Royal soit inscrit sur la liste indicative du patrimoine mondial du Canada, première étape pouvant mener à sa candidature au patrimoine mondial de l’UNESCO. »
Outre l’importance historique de la montagne et des propriétés qui y ont été érigées au fil des ans, cette année de célébrations du 365e anniversaire de l’île est une occasion unique de nous rappeler que c’est dans « le voisinage de l’actuel campus de l’Université McGill, que Jacques Cartier est entré en contact avec les Iroquois de la petite bourgade fortifiée d’Hochelaga, lors de son second voyage, le 2 octobre 1535 ».
En fin pédagogue et passionné de sa ville, « Jean-Claude Marsan nous explique d’abord comment s’est formée cette montérégienne d’environ huit kilomètres carrés », dont la géomorphologie l’associe à huit autres collines, dont les monts Saint-Bruno, Saint-Hilaire, Rougemont et Saint-Grégoire.
L’auteur nous guide « dans une exploration minutieuse de ce joyau » de son flanc sud, de ses cimetières, de son flanc nord en passant par le parc du mont Royal. Il suffit de mentionner l’Université McGill, l’hôpital Royal-Victoria, l’hôpital neurologique de Montréal, le stade Percival-Molson. Le parc Jeanne-Mance, la voie Camilien-Houde et l’Hôtel-Dieu pour nous situer.
Nous accompagnons J.-C. Marsan dans une visite guidée des principales résidences patrimoniales du secteur, racontant leur histoire et décrivant leur architecture. Tex Dawson y consacre des huiles et de nombreux dessins qui illustrent l’une ou l’autre des propriétés et certains détails architecturaux.
Il allait de soi qu’auteur et illustrateur consacrent quelques pages aux cimetières Mont-Royal et Notre-Dame-des-Neiges qui « furent les premiers à révéler le potentiel du mont Royal comme lieu de mise en valeur de la nature à des fins publiques. » Il en va de même pour « le parc du Mont-Royal aménagé par le père de l’architecture paysagiste en Amérique du Nord, Frederick Law Olmsted, qui donna son nom au chemin qui mène à trois sites d’un grand intérêt: la Croix, le belvédère qui porte le nom du chef huron Kondiaronk et le lac aux Castors qui a hébergé des castors il y a… 11 000 ans. »
Enfin, la cinquième section du carnet porte sur le flanc nord du mont Royal où se trouvent, entre autres, l’Oratoire Saint-Joseph « dont le dôme est le troisième plus gros au monde », l’Université de Montréal, l’école Vincent d’Indy et d’autres institutions.

Bonne idée que de visiter la Métropole, Carnets du mont Royal en mains.