mercredi 25 décembre 2019

Paul Bélanger
Déblais
Montréal, Le Noroît, 2019, 192 p., 25 $ (papier), 14,99 $ (numérique).

Élégie de l’amour en-allée

Mon ami Jean Royer, écrivain et poète, m’a appris la nature du spleen dans lequel le décès de l’amoureuse plonge le survivant. Un état second qui, tel un nuage au-dessus de l’existence, devient le kaléidoscope de souvenirs, joyeux ou tristes, qui font revivre la naufragée qui a sombré dans les eaux d’une maladie devenue tempête de l’existence.



Cet état d’affliction en apesanteur Paul Bélanger nous la fait partager dans Déblais. Bien que ni la mort ni le deuil ne résonne de façon identique d’un être à l’autre, il arrive que l’abysse plonge dans le tourbillon du cœur et de l’esprit. Les déblais sont ici les terrils à l’ombre desquels six suites poétiques se construisent, écho au thème de la mort et à l’apprentissage d’une sérénité chèrement acquise au guichet de l’impossible oubli.
Ce recueil est en mémoire de Suzanne Biron (1948-2014), regrettée compagne du poète pour qui «avec ce récit je descends dans la mort» (Christa Wolf). J’ai même eu l’impression que son âme planait au-dessus de vers, représentée par l’illustration de Sophie Jodoin en couverture, intitulée "I began to disolve".
L’auteur résume ainsi son œuvre : « On nage dans les profondeurs des déblais, noyé, emmuré, enterré, suivant la lueur lointaine d’une vie sans blessure, une vie au-dessus et au-delà, une sorte de conjuration de la mort par l’appel des mots, des figures ouvrant au temps séculaire sa propre vie limitée, et que cela se vit chaque jour de l’éternité. Constitué autour de figures mythologiques, Déblais est un livre de deuil. Ophélie, Orphée, Eurydice, Hamlet, la Sybille viennent tour à tour illustrer ou incarner, en quelque sorte, les chemins de l’absence. Par un retournement propre au poème, le chant s’ouvre à l’obscur et révèle le passage sans cesse franchi dans le bruit et la fureur. »
Les strophes de "Journal d’un noyé", la première suite, pausent un regard sur les eaux du fleuve qui
« n’est pas un rêve seulement le mot
coulant tel un nœud sur la gorge », car
« les mots m’ont oublié bien calé
au creux de ma chaise comment
même amer les rappeler
qu’ils ravivent le pays mort ».
Puis, dans "Entre deux eaux. Ophélie, la noyée", nous accompagnons ce personnage au cœur du Hamlet de Shakespeare à la fin tragique :
« Je rêve d’elle dans son sommeil
des profondeurs pas un jour
qui ne soit deuil » et
« l’anima désanimé
retourne à l’origine
hors du temps ».
Suivent "Chemins souterrains. La marche d’Orphée" – personnage de la mythologie grecque qui n’a pas réussi à ramener Eurydice dans le monde des vivants – où le poète fait sien, en exergue, les mots de Thomas Hardy "Hereto I come to view a voiceless ghost", "me voilà prêt à entendre un fantôme sans voix". Puis, c’est la "Montée vers l’ombre. Eurydice", quatrième suite du recueil, dont la dernière strophe est faite d’une prose poétique se terminant ainsi : « Il parlait du destin comme d’une ombre infranchissable, d’une invention limitée. Nul ami ne l’a suivi, il a été seul dans l’errance qui l’éloignait chaque jour davantage. »
De "La maison morte. Hamlet l’emmuré", je retiens :
« Un homme se réveille brutalement au milieu de la plaine. Il rêve d’écrire la suite mais il reste dans l’embrasure. Il pense qu’il ne franchira pas cette frontière. Un lieu toutefois l’enveloppe, une épopée ou peut-être le récit d’un deuil – il ne sait pas. »
Vient l’ultime suite, "Comme les glaces", où le poète, tel un écorché vif par le bruyant silence de l’absence de l’aimée, se rappelle qu’« Elle s’endormait, je reprenais le fil de mes phrases et maillais ma tristesse à son absence attendue. Ainsi le monde n’allait plus à l’horizon sans la mort. » Plus loin le poète ajoute : « […] la terre est aux hommes qui s’occupent en prédateur sans savoir que c’est leur mort qu’ils préparent, je me trouvais averti ».
Il faut être insensible à la beauté du monde, dont l’amour est l’ultime métaphore que même la mort ne peut diluer dans le temps et l’espace, pour ne pas vibrer aux vers du recueil. C’est ce même amour en-allée qui nimbe, avec toute la luminosité possible, l’ensemble des vers, mais de façon encore plus éclatante dans les dernières pages du livre.

Martine Audet
La société des cendres suivi de Des lames entières
Montréal, Le Noroît, 2019, 128 p,, 23 $ (imprimé), 17,99 $ (numérique)

Souffle unique et travail des mots

Intensité, gravité, douce mélancolie, réalité que seuls les cœurs capables d’attention intense portée à l’autre comme à eux-mêmes et aptes à une immense résilience : voilà quelques mots qui résument les deux suites poétiques proposées par la poétesse Martine Audet dans les pages de ce nouveau recueil. Marc-André Brouillette terminait le profil de l’œuvre de la poétesse, paru dans Lettres québécoises (no 157, printemps 2015) : « Au-delà de l’œuvre désormais incontournable à laquelle elle se consacre patiemment, Martine Audet incarne un souffle unique et profondément engagé dans le travail des mots, capable de transformer les fragilités individuelles en paroles fulgurantes. »



Mieux que je ne saurais le faire, la présentation éditoriale de l’ouvrage me semble fort juste : « Dans un enchaînement de glissements, de heurts et d’abandons, et sans jamais éviter le cœur, les poèmes de La société des cendres tentent de dégager l’empreinte, volatile certes, mais néanmoins fascinante, des tumultes, éclats et mystères de notre présence autant que de notre absence à l’autre et au monde. La deuxième partie, Des lames entières, s’attarde à ce qui construit ou entrave les mouvements parfois tranchants, parfois de fond, du comment être, à même la perte et ses souffrances, pour ouvrir un passage, entre désir et peur, à de possibles métamorphoses. »

mercredi 18 décembre 2019

Élise Turcotte
L’apparition du chevreuil
Québec, Alto, 2019, 160 p., 21,95 $.

Les mots contre l’oubli

« Toute vérité n’est pas bonne à dire » apprenait-on autrefois aux enfants pour cacher la laideur de certaines évidences, secrets de famille ou silences complices de la société. Ces non-dits exposaient la vicissitude des hommes et des femmes, des hommes plus souvent qu’à leur tour.



C’est dans un tel malstrom que les personnages et l’action de L’apparition du chevreuil, le plus récent roman d’Élise Turcotte, sont pris dans un tourbillon qu’illustre une tempête de neige. La narratrice est écrivaine, comme l’autrice, sans que ce soit une autofiction.
Ce récit est fait de plusieurs tableaux tout en transparence, de l’avant à l’arrière-scène, de l’arrière à l’avant de l’imaginaire et de la réalité crue, directe. Un couple, leur garçonnet, les parents de l’épouse et de l’écrivaine se heurtent dans leurs convictions qui parfois s’opposent comme aimer ou haïr, être en paix ou en colère.
Le beau-frère est un tyran, toujours à rebrousse-poil quand il est question de sa belle-famille, surtout de son écrivaine de belle-sœur, la seule à tenir tête à ses diktats, la seule à ne rien lui laisser passer quand il est question de sa compagne et de leur fils.
Or, cet homme est de plus en plus vindicatif à son égard et profite du leader d’un groupe d’extrême droite, La Souche, pour répondre à son discours sur les réseaux sociaux qu’il juge trop féministe. La goutte qui fait déborder le vase d’insultes arrive quand Rock Dumont, son porte-voix, la menace.
La narratrice a un urgent besoin de prendre une distance de ses engagements sociaux politiques et du climat malsain qui pèse comme une chape de plomb sur la vie de sa sœur et de son neveu dont elle s’est fait la protectrice. Elle va donc passer quelques jours à la campagne dans un chalet prêté par un ami. L’endroit invite au calme, le paysage invitant à créer de la beauté.
Le beau-frère arrive inopinément pour en découdre avec elle. Il l’accuse de tous les maux de la terre, surtout d’encourager sa sœur à reprendre sa vie en main en la libérant de son emprise. Le ton des échanges est acrimonieux, la narratrice et lui refusant toujours de trouver un terrain d’entente.
Élise Turcotte, comme elle l’a souligné en entrevue, a peaufiné la forme du récit, un truisme, car on constate les divers plans qui, comme une image en 2 ou 3 dimensions, entrecroisent les lieux et les événements, l’avant et l’après, l’ici et l’ailleurs se confondant.
Le chalet par exemple, la narratrice s’y rend pour écrire, mais aussi, à un autre moment, pour confronter son beau-frère. L’appartement qu’habite sa sœur et son neveu existe aussi, mais sans qu’on puisse en définir les contours, sinon pour les imaginer comme les barreaux d’une prison que son époux lui a moralement fabriquée et dont elle hésite de s’enfuir.
La grande sœur doit comprendre que les menaces qui lui ont été faites s’adressent également à ses parents, à sa sœur et à son neveu pour qu’elle intervienne drastiquement. La séparation du couple et l’impossible entente concernant la garde du garçon bousculent les événements. Le père amène son fils dans une maison près du chalet où il est venu menacer la narratrice. Cette dernière comprend ce qui se trame dans l’esprit malade du père. Craignant pour la sécurité de l’enfant, elle réagit violemment à ses imprécations, car elle sait qu’il dispose d’une arme de chasse et elle craint qu’il en fasse usage.
Une autre dimension du roman, ce sont les rencontres de l’autrice et de sa psychologue dont les propos comblent l’espace entre les scènes où l’action tourne au drame, comme si ces consultations alimentaient le tourbillon intérieur ressenti par l’écrivaine. Ne serait-ce pas d’ailleurs pourquoi elle ne cesse de prendre en note le moindre détail de l’interaction qui se déroule entre sa sœur et son époux, comme si écrire donnait le poids de la réalité aux sentiments et aux émotions.
Enfin, il y a l’enfant qui, du début à la fin de la trame, apprend le poids de la vérité sur la balance des dures réalités de la vie, écarteler entre la bonté de sa mère et la cruauté de son père. Il serait facile de l’imaginer avec quelques cheveux gris à la fin du roman, quand le nouvel ordre de sa vie est établi et que sa tante approche le cervidé du titre.
L’apparition du chevreuil rappelle que rien n’est jamais ni fini ni gagné dans le domaine des relations homme-femme. La vigilance est toujours de mise. Comme l’écrit la narratrice : « Je n’écris pas pour dévoiler la vérité. Simplement, j’ai besoin de dessiner une ouverture afin qu’une vérité ne soit pas enterrée vivante. S’il existe un cimetière des mots arrachés aux êtres qui comprennent, je veux pouvoir m’y promener. »

mercredi 11 décembre 2019


Matthieu Dugal et Fabien Loszach
Wiki, gif & lsd : encyclopédie anecdotique du Web
Montréal, Cardinal, 2019, 272 p., 39,95 $.

Aujourd’hui, demain et après

Que faisait-on avant d’avoir un téléphone intelligent? Qui a-t-il de si important pour perdre temps et argent le nez rivé sur ces mobiles? Rien de moralisateur dans ces interrogations, mais plutôt une mise en perspective des divers dispositifs issus des nouvelles technologies de l’information et de leur intrusion dans la vie de tous les jours. Or, pour bien comprendre ce dont il s’agit, il faut ratisser large dans cet univers qui sert maintenant d’interface à nos activités, voire à notre vie tout entière.



Passionné de lexiques, j’ai eu un fou plaisir à lire Wiki, gif & lsd: encyclopédie anecdotique du Web, un ouvrage de Matthieu Dugal et Fabien Loszach publié par les éditions Cardinal, membre du Groupe Québec Amérique depuis 2014.
Il me faut d’abord souligner la qualité de l’édition du livre tant sa couverture rigide que le polychrome de ses pages qui permet de rapidement identifier les entrées et des citations en retrait qui sont comme des pense-bêtes.
Les auteurs ne sont pas des néophytes en la matière. Matthieu Dugal « est journaliste, chroniqueur et animateur depuis plus de 20 ans. Il a entre autres animé l’émission de culture numérique La Sphère, de 2011 à 2018, sur les ondes d’Ici Radio-Canada Première et y anime depuis septembre 2018 Moteur de recherche, une émission techno-scientifique ». Quant à Fabien Loszach, « il travaille depuis plus de 10 ans dans l’industrie des communications au Québec. Il anime depuis 10 ans une chronique hebdomadaire portant sur la culture numérique d’abord à l’émission La Sphère puis à Moteur de recherche. Il enseigne les communications à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université de Sherbrooke, et il a publié 50 questions pour expliquer le Web à mon père (Cardinal, 2016). »
Le titre de cette encyclopédie mérite notre attention. Wiki « se dit d’une application Web qui permet la création et la modification par tous de contenus collaboratifs », dont Wikipédia, le dictionnaire encyclopédique, est la plus connue. Gif, acronyme de graphics interchange format est un format d’image numérique comme JPG et TIFF. Enfin, LSD est le sigle d’acide lysergique diéthylamide, une drogue considérée récréative dont on dit qu’elle a « contribué à plusieurs innovations majeures dans le secteur des technologies. » Enfin, l’expression « encyclopédie anecdotique du WEB » ne doit minimiser en rien le sérieux de la démarche des auteurs et le livre qui en est le résultat, mais cela relativise son importance en tenant compte de la signification des mots retenus en constante évolution.
Le tandem de communicateurs rappelle que le « WEB pullule d’histoires peu connues, souvent insolites, parfois incroyables, mais toujours passionnantes. Autant de trajectoires humaines, de rencontres improbables, d’idées farfelues qui ont construit le réseau informatique mondial que nous utilisons tous et toutes aujourd’hui. » Les exemples de ces histoires dont la véracité a été vérifiée à plusieurs sources, tout comme les histoires inventées et reconnues comme telles, émaillent le livre permettant ainsi des comparaisons avec différents champs d’activité que les non-initiés aux technos comprendront aisément, entre autres grâce à la forme encyclopédique choisie et aux multiples liens nous encourageant à développer notre intérêt sur un sujet en slalomant d’un mot à l’autre.
Wiki, gif & lsd se lit un peu comme un jeu de piste dont le trajet est tout sauf en ligne droite sans jamais que l’on s’égare tout à fait. Or, si j’avais à tirer une grande leçon de ce voyage au pays des TIC, c’est le trop-plein d’information qu’elles produisent au point où certains développent « la crainte omniprésente de passer à côté de quelque chose de plus important ou de plus intéressant que ce qu’on est en train de faire. » Il y a aussi que parmi les abbesses et les abbés de cet univers, il y a les influenceurs, des super conseillés qui, eux, savent ce qui est bien pour nous, ou doivent le savoir.
Wiki, gif & lsd : encyclopédie anecdotique du Web est un ouvrage de vulgarisation favorisant « l’expérience client », c’est-à-dire que Matthieu Dugal et Fabien Loszach sont de fins pédagogues branchés qui mettent en perspective de nombreux concepts de l’univers du Web et des technologies, appareils et applications, qui en sont la porte d’entrée. Ne laissons pas notre curiosité se scléroser, être mort sans le savoir et intéressons-nous à ces univers parallèles si influents.

mercredi 4 décembre 2019

Jean-Simon Desrochers
Les limbes
Montréal, Les Herbes rouges, coll. « Roman », 2019, 328 p., 26,95 $ (papier), 18,99 $ (numérique)

Vie et mort d’un héros

Pour l’enfant que je fus, l’Église nous apprenait que les limbes étaient le no man’s land où séjournait l’âme des enfants décédés non-baptisés; c’est pourquoi on s’empressait de baptiser l’enfant naissant, sinon c’était l’errance éternelle. Heureusement, ce n’est pas ce sens que l’écrivain Jean-Simon Desrochers prête à ce mot en le faisant le titre de son plus récent roman, Les limbes.



Contextualisons l’emploi de ce mot en observant la trame de cette histoire qui se déroule en bonne partie dans ce qu’on appelait alors le Red Light métropolitain, de 1939 à 1980. Le boulevard Saint-Laurent était au cœur de ce territoire propice à tous les péchés de la terre, de la prostitution au commerce des drogues, de la vente d’alcools frelatés aux tables de jeux interdits.
Un enfant naît au début de l’histoire, sa mère Alma décède au même moment. La Meilleur, comme on l’appelait dans le milieu, était mal-en-point avant d’être enceinte, conséquence d’une vie mouvementée de prostituée et d’abus de toutes sortes. Rita Malarche, sa tenancière de patronne, l’affectionne au point de ne pas vouloir abandonner le nouveau-né à un orphelinat, surtout qu’il faudrait expliquer le décès de sa mère et que son géniteur était inconnu. Rita décide qu’elle et une de ses filles vont se relayer pour prendre soin du poupon.
Nous ne sommes pas ici dans la caricature, ni le jugement péremptoire sur une microsociété, mais bien dans l’humanisme de gens simples. C’est là que l’enfant fait ses premiers pas entouré de femmes, surtout jeunes, qui n’ont pas toutes la fibre maternelle. Rita et Janine assument le rôle de mère à tour de rôle, ce qui, plus tard, obligera le garçonnet à expliquer qu’il a deux mamans alors que ses camarades ont une mère et un père.
De ne pas avoir été baptisé a pour conséquence immédiate qu’il n’a pas d’existence reconnue et surtout pas de nom. Rita qui a réponse à tout lui impose un prénom et un nom : Michel Best. Michel parce qu’elle affectionne l’image qu’il évoque, Best parce que sa mère a longtemps été considérée comme La Meilleur. L’enfant deviendra vite Ti-Best pour tous, sauf pour Rita bien sûr.
Le récit de la petite enfance de Michel dans un lupanar est l’occasion d’événements cocasses, souvent résultats de situations improbables pour un bambin de son âge. Jamais le romancier n’abuse de ces situations, restant dans la vraisemblance imaginée de l’époque, du milieu et des gens rencontrés. Outre les femmes de Rita, il y a aussi son frère, homme de main pégriot qui protège le commerce familial, et M. Santini, chef de la mafia italienne dont la tenancière est la maîtresse d’occasion.
L’Italien n’est pas que le parrain du milieu, il est aussi celui de Michel, c’est-à-dire qu’il le prend sous son aile et veille à son éducation en matière de crimes intelligents, par exemple qu’il devienne un policier sur le « payroll » de l’organisation.
Mais avant, il y a les jeux d’enfance et d’adolescence avec une bande d’amis maîtres d’une ruelle où tout le monde connaît tout le monde, ce qui oblige à respecter les uns plus que les autres comme s’il était question de classes sociales. Michel Best n’est pas batailleur, mais il apprend vite à se faire respecter. Il faut dire qu’il est le plus intellectuel du lot, Janine, sa deuxième mère, l’ayant pris sous sa férule bien avant qu’il soit scolarisé. Il savoir que Janine a été enseignante avant de se prostituer et qu’elle n’a pas perdu ses vertus de professeur. C’est pourquoi elle exige de son pupille la lecture quotidienne de dix pages de dictionnaire qu’elle lui fait réciter, de même que quelques autres exercices éducatifs.
Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que l’ado Best s’ennuie à l’école où il arrive qu’il en sache plus que l’enseignant. Quand viendra le temps de quitter l’école, il en connait bien plus que ses amis. C’est notamment le cas en matière de sexualité car, depuis le jour où il a découvert une porte dissimulée entre deux murs, il peut observer jusqu’à plus soif les ébats de deux protégées de Rita. C’est vers la même époque qu’il se met à dessiner ce qu’il voit et qu’un ami vend ses œuvres à des collégiens nantis. Un peu d’argent de poche peut servir à bien des causes, entre autres à soudoyer les copains moins riches. Plus tard, cela lui permettra d’acheter un appareil photo sophistiqué et d’utiliser ce nouveau médium pour élargir son commerce de photos osées.
Un jour, après un séjour à la campagne en compagnie de Rita et de M. Santini, son parrain lui fait part des projets d’avenir qu’il a pour lui. Michel Best deviendra policier et, le temps venu, rendra service à son protecteur. Il fournira des informations, mais il ne doit jamais être impliqué dans un geste criminel de quelque nature que ce soit.
Après la formation de policier de l’époque, Michel se retrouve en uniforme à arpenter un quartier qui n’a plus rien de semblable avec ce qu’il a connu. Le Red Light a été complètement détruit pour faire place à une modernisation à la Jean Drapeau. Les bordels sont devenus des maisons de chambre et des centres de callgirls.
Le policier Best s’ennuie de toujours faire la ronde qu’on lui assigne. C’est pourquoi il fait en sorte de s’installer au guidon d’une moto, puis de devenir inspecteur. Partout où il passe, il laisse sa marque de travailleur déterminé à réussir ses affectations. Sa vie professionnelle l’occupe tant qu’il a peu de vie sociale.
Un jour, il rencontre et sympathise avec Raphaël. Ce dernier est un intellectuel politisé, curieux de la montée du nationalisme façon RIN. Michel ayant grandi dans un monde où les Anglais n’avaient aucun droit – Montréal était alors symboliquement séparé en deux, l’ouest du boulevard Saint-Laurent était le territoire des anglos, l’est, celui des canadiens-français – il s’intéresse à la politique dont Raphaël est friand. Pendant un temps, les deux compères fréquentent des assemblées où ils entendent, par exemple, Pierre Bourgault. Aussi longtemps que son action politique n’entre pas en conflit avec son travail de policier, il peut faire ce qu’il veut, surtout que ce militantisme mou fait l’affaire du clan Santini.
Grâce à Raphaël, il fait la connaissance de Michèle, sa cousine. Politisée et friande de littérature, elle est une découverte pour Best qui n’a jamais croisé une telle femme. Pas étonnant alors qu’ils deviennent amants.
Côté professionnel, arrivent les limbes du titre : des enquêtes non-résolus. Pour Michel Best, elles sont des échecs qui, en s’accumulant, érodent sa confiance. D’un crime à l’autre de cette nature, ses collègues, puis ses patrons lui adressent des reproches comme ils n’avaient pu le faire jusqu’alors.
Comme si ces problèmes-là ne suffisaient pas à ternir sa réputation et à devenir un souci de tous les instants, ses amis indépendantistes flirtent avec le FLQ naissant et sont envoyés en prison. Sa relation avec Michèle bat de l’aile.
Jean-Simon Desrochers ne perd jamais de vue la vraisemblance de l’histoire, jusque dans les plus petits détails de la vie quotidienne des années 1950 à 1970. Si bien que l’image du policier Best, son attitude aussi bien que ses habitudes n’ont rien de caricatural. Je pense ici au vocabulaire et aux expressions qu’il met dans la bouche de ses personnages qui conservent leur truculence sans tomber dans la bouffonnerie. Certains passages sont en joual convenu, mais jamais inutile, pas plus d’ailleurs que quelques sacres appropriés à la trame. Le rythme de l’écriture du romancier, notamment son phrasé, entraîne celui de l’histoire, si bien qu’il donne l’impression d’être nous-mêmes des personnages en marge de ce qui nous est raconté.
Arrive un nouveau personnage : maître Wanda Flanagan. Qui est cette avocate anglophone? Que vient-elle faire dans cette jungle que sont devenues la douzaine d’enquêtes non résolues qui empêchent l’enquêteur de dormir? De prime abord, Me Flanagan n’est que de passage comme d’autres personnages du roman. Après quelques apparitions, le temps d’attirer et de retenir l’attention de Michel, nous découvrons la complexité du personnage.
L’ultime question qui finit par nous assaillir : est-elle reliée aux meurtres non résolus d’une quelconque façon? C’est le policier qui nous a soufflé cette question à l’oreille, entre le doute et la quasi-certitude, les siens d’abord. Les dernières sections du roman sont consacrées à ce chassé-croisé entre la découverte de nouvelles victimes et les rencontres de Wanda et Michel. Même lorsque ce dernier remarque un dénominateur commun à tous ces meurtres, il est impuissant à le relier avec son amie.
L’intrigue est menée de main de maître du début à la fin de Les limbes. Même pour un non-lecteur de polar, l’histoire que propose J.-S. Desrochers est à la fois une fresque historique d’un Montréal d’une autre époque que celle mettant en scène un homme qui n’a d’autre choix que de réussir ce qu’il entreprend. C’est du moins ce qu’il croit et ce qui embrouille la clairvoyance dont il a toujours fait preuve jusque-là. Humain trop humain, aurait dit Friedrich Nietzsche.

mercredi 27 novembre 2019

La couleur du temps
Montréal, Flammarion Québec, 2019, 432 p., 49,95 $.

Mille et mille mots

Le besoin de fixer l’image n’est pas d’hier. Dessin primitif, sculpture, peinture furent des premières formes pour y répondre. Plus tard vinrent les photos en noir et blanc, puis couleur. Or, la photo fut hissée au niveau de l’art que tardivement. Aujourd’hui, nous utilisons notre portable pour prendre des photos, une façon de détourner l’éphémère à la mode en s’imaginant arrêter le temps de façon aussi fugace que le temps lui-même.



J’ai grandi entouré des œuvres des grands photographes de la presse internationale, comme les magazines Life, Paris-Match ou National Geographic. C’est en me rappelant les voyages photographiques de mon enfance que j’ai parcouru le remarquable album de Dan Jones et Marina Amaral intitulé La couleur du temps : nouvelle histoire du monde en couleurs, 1850-1960.
« "Rendre son éclat à un monde délavé" et offrir un nouveau regard sur le monde, c’est le pari fou et fabuleux que Dan Jones, journaliste et historien anglais, et Marina Amaral, artiste brésilienne spécialisée dans la colorisation de photos anciennes, ont relevé avec cet ouvrage. Au travers de deux cents photographies colorisées, prises entre 1850 et 1960, ils font défiler sous nos yeux un siècle d’histoire mondiale. Du règne de Victoria à la conquête spatiale, en passant par l’aventure coloniale, les avancées scientifiques et la montée des totalitarismes, ce livre retrace l’époque tumultueuse qui précède la nôtre. Soigneusement sélectionnée parmi des milliers d’images, chaque photo devient un tableau saisissant de vérité qu’une généreuse légende replace dans le fil de l’histoire pour tisser un passionnant récit continu. Pour le lecteur, le résultat est stupéfiant: les clichés qu’il croyait connaître acquièrent une dimension presque troublante et proposent un panorama inédit. » Bref, l’Histoire reprend vie.
C’est en regroupant les photos par décennie et en débutant chacune des époques par un tableau récapitulatif d’événements dont la valeur historique est reconnue et les photos pouvant le mieux les illustrer qu’on a construit ce livre. Faisant œuvre pédagogique, l’historien a résumé chacune des périodes: les années 1850 sont devenues celles du monde des Empires; 1860, des insurrections; 1870, des temps troublés; 1880, de l’âge des merveilles; 1890, du crépuscule du siècle; 1900, de l’aube ténébreuse; 1910, des guerres et révolutions; 1920, des années folles; 1930, de la marche vers la guerre; 1940, du chaos et du salut; enfin, 1950, des temps qui changent.
Outre les schémas historiques des périodes, le cliché d’ouverture de chacune d’entre elles est non seulement remarquable visuellement, elle l’est aussi par sa mise en contexte emblématique, perspective indissociable de la photo elle-même. Ce sont des photos comme celles des horreurs de la Commune de Paris (1870), de la construction de la Tour Eiffel (1887-1889), des frères Lumière « qui brevetèrent leur cinématographe en 1895 » ou des frères Wright qui firent, en 1903, le premier vol d’un engin motorisé.
Le travail de coloration des photos a été réalisé à partir d’informations précises sur les couleurs, les teintes et les nuances de l’époque où elles furent prises et cela redonne vie à la représentation de chacune. Nous ne sommes pas ici dans le maquillage, mais dans une véritable reconstitution.
La majorité des photos sont celles d’individus, des hommes surtout, qui ont marqué leur époque respective par leur génie créateur ou destructeur. D’autres images pointent vers des victimes de guerres ou de maladies. D’autres enfin vers des réalisations ou des œuvres qui ont marqué l’imaginaire d’alors et continuent de le faire. Lire les 432 pages du livre, c’est faire un extraordinaire voyage dans le temps générant une profonde réflexion sur la nature humaine, sa grandeur et ses misères.



Laurent Theillet
De visu : portraits d’artistes
Montréal, du Passage, coll. « Autour de l’art, no 012 », 2019, 104 p., 24,95 $.

L’art du portrait tient une place importante dans l’Histoire. Pensons aux royautés ou aux familles fortunées, et la liste des peintres portraitistes s’allonge. Puis, la photographie s’est lentement installée et démocratisé cet art. La rencontre de Laurent Theillet et de 35 artistes d’ici – comédiens, musiciens, danseurs, écrivains, etc. – s’est traduite par ce recueil de portraits où le visage de chacun est autant un dialogue avec le photographe qu’avec nous. On les observe un long moment, puis on s’attarde au texte d’où coulent les mots exprimant la vérité de chacune et chacun, comme si leur âme traversait la pellicule imaginaire du numérique. Certes, nous connaissons le visage d’Évelyne Brochu, d’Anne Dorval, d’Ève Landry ou de Fred Pellerin, mais quelle réalité intérieure se cache derrière cette pose et leur regard, franc ou fuyant?

mercredi 20 novembre 2019

Yves Thériault
Contes pour un homme seul
Montréal, Le dernier havre, 2019, 209 p., 12,95 $.

Yves Thériault : métier écrivain

Il m’est arrivé de suggérer à de jeunes collègues s’interrogeant sur les fictions, parues avant la Révolution tranquille, susceptibles d’intéresser leurs collégiens d’élèves. Pour eux, pas question de revenir sur ce qu’ils considéraient comme « l’ennuyeuse littérature du terroir ». J’évoquais spontanément le nom d’Yves Thériault. Certains étaient alors dubitatifs et je compris qu’on leur avait imposé Agaguk à un âge où ce roman est trop grand pour des lecteurs peu ou pas préparés.
Connaissaient-ils les récits brefs de Thériault? Contes pour un homme seul, le premier ouvrage du prolifique auteur paru en 1944, ou Œuvre de chair, paru en 1975, ne leur disaient rien. Je les ai parfois mis au défi de lire quelques-unes de ces histoires et de m’en reparler. Leurs commentaires furent aussi élogieux que leur incompréhension de n’avoir jamais entendu parler de ces narrations à l’écriture et aux images d’une simplicité désarmante.



J’ai recensé plusieurs des ouvrages de l’auteur parus les dernières années de sa vie, dont La quête de l’ourse et La femme Anna et autres contes. Je profite aujourd’hui d’une réédition en format poche des Contes pour un homme seul aux éditions Le dernier havre, une maison tenue avec fierté par l’écrivaine et traductrice Marie-José Thériault, qui est aussi fille de l’écrivain.
Cette nième édition est accompagnée d’une étude en guise de préface signée Laurent Mailhot; il jette un regard éclairant sur diverses dimensions qu’épousent les textes. L’universitaire écrit entre autres : « L’atmosphère des Contes pour un homme seul est un climat dont la température monte ou descend sur les objets, sur les corps, dans les esprits. […] au lieu d’exposer, de décrire, d’expliquer, Yves Thériault évoque, souligne d’un trait, suggère fortement, grâce à une "savante discontinuité dans la notation" qui contribue à heurter, à surprendre. »
Cela m’a rappelé la présentation que Gilles Archambault a faite d’une précédente édition où il soulignait qu’avec ce livre Thériault « accédait en quelque sorte… à la littérature. Dès l’entrée on remarqua l’originalité de son style. Il apportait au conte une verdeur indéniable, un ton tout à fait inusité. »
J’ai relu ces contes et ressenti un plaisir semblable aux retrouvailles avec un vieil ami. Plus que jamais, ces phrases de l’écrivain m’ont touché : « J’ai souvent regretté la pureté qui était mienne au moment d’écrire ces contes. J’étais hors de tout milieu littéraire, inconnu de tous ou à peu près, je n’avais aucune véritable renommée, et j’écrivais pour ainsi dire, comme l’oiseau chante, pour rien, pour personne. Pour moi-même. C’est ce que j’appelle pureté. Il est dommage qu’inexorablement l’on doive la perdre un jour. »
On ne dira jamais assez l’importance de l’œuvre d’Yves Thériault dans notre littérature. Je crois que l’institution qui chapeaute notre patrimoine écrit a le devoir de faire lire et même relire ses œuvres. J’aimerais aussi entendre les commentaires de la nouvelle génération d’auteurs et d’autrices inuits à une époque où l’appropriation culturelle est pointée du doigt, une notion inconnue au moment où parurent Agaguk (1958) et Ashini (1960).
Et vous monsieur le chroniqueur quels sont vos livres préférés d’Yves Thériault? Outre ses contes, il m’arrive de relire Aaron (1954) qui raconte le conflit entre un grand-père juif et son petit-fils, entre la tradition et la modernité. Que dire de La fille laide en cette ère de l’image et de l’éphémère? Au-delà du personnage que Thériault s’est créé à une époque où faire le métier d’écrivain n’était pas sérieux, il a façonné une œuvre gigantesque, remarquable tout en devenant le forgeron d’une véritable littérature nationale.



Collectif, sous la direction de Renald Bérubé
Cahiers Yves Thériault 2
Montréal, Le dernier havre, 2019, 298 p., 14,95 $.
Il valait la peine de réunir un aréopage d’universitaires pour « souligner par des textes critiques le 75e anniversaire de la parution des Contes pour un homme seul ce qui pourrait s’appeler un devoir de mémoire littéraire », comme Bérubé le souligne. Les études mettent à « l’avant-scène l’écriture brève de l’auteur, ses contes, récits et nouvelles, ses "Mille et une façons d’épater" pour reprendre les mots de Michel Lord. Dès 1944, grâce aux contes, Thériault va étonner, fasciner et déranger. Son personnage du Troublé demeure une création qui résiste aux interrogations, les multipliant en lui-même. Personnages, lieux et langage des textes courts de Thériault sont au cœur de ce Cahier; à quoi s’ajoute la publication de deux inédits, dont l’un écrit en anglais, langue que l’écrivain a pratiquée sans qu’on ne s’y attarde trop et qui est aussi le sujet d’un article. »

mercredi 13 novembre 2019

Rima Elkouri
Manam
Montréal, Boréal, 2019, 232 p., 24,95 $.

L’odeur du savon d’Alep

J’aime la plume de Rima Elkouri, journaliste et chroniqueuse à La Presse, sa façon humaniste d’aborder des sujets sensibles, telles l’immigration ou les lois de sociétés dissemblables à la nôtre. J’étais donc curieux de lire Manam, son premier roman.



Léa, la narratrice, est professeure. Téta, sa grand-mère âgée de 107 ans, est venue au Québec après avoir fui l’Arménie, pays du génocide turc, puis la Syrie. Antoinette Rose Amalian est née à Manam au printemps 1908; jumelle d’Antoine, elle a appris très tôt à compter sur elle-même, à être attentive aux autres et à vivre le temps présent.
Léa souhaite comprendre le silence que sa Téta a imposé sur les années précédant sa venue au Canada. C’est pourquoi elle a décidé d’aller sur le terrain pour mettre des images sur le pays et les habitants de ce qui fut le berceau de sa grand-mère.
Son séjour débute à Istanbul où elle reste le temps d’en absorber l’atmosphère. Puis, elle se dirige vers Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, où l’attend Sam, un cinéaste qui arrondit ses fins de mois en guidant des visiteurs. Ils prennent la route en direction de Manam, la ville qui a vu naître Téta. Léa raconte à son guide d’où lui vient son intérêt pour la vie de sa grand-mère décédée : « Je voulais retourner les pierres du silence. Transcrire sa mémoire. Juste pour la faire exister. Dans l’espoir de faire la paix avec un passé qui s’était mis à me hanter à mesure qu’il s’éloignait. »
M. Antranik, la première personne que Sam présente à Léa, leur raconte ce que son père lui a appris du génocide et conclut ainsi : « Ce que je retiens des récits de mon père, c’est que survivre était plus pénible encore que de mourir. »
Bref retour dans le temps alors que la narratrice est à vider des souvenirs de sa Téta la maison qu’elle a habitée depuis son arrivée au Québec. Il y a entre autres le savon d’Alep avec lequel Rose « retrouvait l’odeur de l’enfance après l’exil. L’odeur de l’espoir. » Et Léa d’ajouter : « Dans les souvenirs têtus de mes vingt ans, Alep sent le savon de ma grand-mère. Savon du dialogue entre l’Orient et l’Occident. Savon de la route de la soie et des caravansérails. »
De retour à Manam, on conseille à Léa de rencontrer Khalé Anissé, « la doyenne de la ville et la mémoire de Manam » âgée de 93 ans. La dame se souvient de la famille de Youssef Amalian et amène Léa devant leur résidence, la « laissant seule devant une maison qui racontait une histoire impossible à déchiffrer. » Puis, l’historien Zakaria raconte, à Léa et Sam, ces Turcs et ces Kurdes qui ont protégé des Arméniens de la déportation, comme Schindler des camps nazis, ceux qu’on appelait les Consciencieux. Zakaria explique aussi que tous n’étaient pas des justes, ce qui amène Léa à se demander « si l’histoire que je cherchais n’était pas exactement celle que j’imaginais? »
Outre les récits, le visage des gens, la façade des maisons et l’odeur des rues, il y a les non-dits que Léa entend et qui deviennent sujets de fabulation. Ces silences, réprobateurs ou non, créent de nouveaux vides dans l’univers de sa grand-mère qu’elle tente de reconstruire tant bien que mal. « Les rencontres que j’ai faites [dit-elle] me donnaient l’impression d’un peu mieux saisir cette part d’ombre qu’il y avait chez ma Téta. Cette tristesse au fond de son regard, même quand elle souriait. »
Manam est une fresque sur fond de vérités et de mensonges, d’accusations et d’impossibles justifications, de souvenirs et d’oubli. Léa comprend-elle mieux d’où venait sa grand-mère? Chose certaine, elle a foulé le sol de son enfance et de ses errances, elle a vu le décor où est planté à tout jamais le théâtre du pire que l’homme peut faire subir à ses semblables en imaginant qu’ils sont des monstres. Le génocide arménien de 1915 n’est-il pas issu de la même rancœur dont sont victimes les Kurdes d’aujourd’hui?

mercredi 6 novembre 2019


Anne-Marie Beaudoin-Bégin
La langue racontée : s’approprier l’histoire du français
Montréal, Somme toute, 2019, 152 p., 16,95 $.

Racontez-moi le français – Histoire de langue(s)

La sociolinguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin a entrepris d’écrire une trilogie portant sur divers aspects de notre parlure. Il y eut La langue rapaillée : combattre l’insécurité linguistique des Québécois (2015) où elle détricotait nos craintes par-devers notre langue. Puis, La langue affranchie : se raccommoder avec l’évolution linguistique (2017) où elle suggère de nous libérer du carcan trop serré de la norme prescriptive. Pour compléter cette étude, elle revient aux racines de la langue française dans La langue racontée : s’approprier l’histoire du français.



D’entrée de jeu, l’autrice écrit : « Faire l’histoire d’une langue, c’est faire l’histoire des gens qui l’ont parlée, écrite, chantée, vécue. Un mot seul ne peut changer de sens comme par génération spontanée. Ce sont les personnes qui l’utilisent dans différents contextes qui, lui accordant de nouvelles connotations ou le rattachant à une nouvelle réalité, inconsciemment ou non, lui donnent un nouveau sens. »
Les titres des chapitres illustrent le parcours temporel de la langue française, des origines à nos jours. On constate ainsi qu’il est peu question d’évolution, mais d’un ensemble « de décisions arbitraires, d’accidents de parcours, de concours de circonstances. » On est loin du latin et du grec anciens qui n’en sont pas les seuls berceaux, comme on le répète si souvent.
« Si le français a été la "lingua franca" de prestige pendant longtemps, ce qui fait qu’il en garde encore les rubans et les paillettes, il n’est pas que ça, et il n’a pas été que ça. » D’ailleurs, il ne faut pas confondre "lingua franca" et langue française. En fait, "lingua franca" est la langue véhiculaire, celle qui permet aux populations de communiquer entre elles, du Moyen Âge au 19e siècle. Ainsi, avant l’unification linguistique des régions de France, chacune avait son propre dialecte, et cette quasi-uniformisation ne s’est pas faite en un jour, ni même en cent et mille.
À travers le temps et les lieux, on constate que le pouvoir politique et l’organisation sociale ont longtemps tenu la langue française en laisse en dictant son vocabulaire et ses règles. Selon l’essayiste, c’est la Révolution française (1789-1799) qui a, entre autres, permis à « la langue des gens ordinaires, des gens dont on ne parle pas dans les livres... de faire du français ce qu’il est aujourd’hui. L’histoire du français, c’est aussi leur histoire. C’est notre histoire. »
Anne-Marie Beaudoin-Bégin n’a jamais dérogé de son projet initial de rendre la langue parlée au Québec à ses locuteurs. C’est pourquoi La langue racontée décrit le chemin parcouru au cours des siècles, de la langue parisienne de la royauté et de la noblesse à celle que les colons français ont amenée en Nouvelle-France. On ne parle pas ici d’une langue encarcanée dans les règles strictes de l’écrit, mais d’une langue véhiculaire qui leur permettait de communiquer entre eux.
Je me souviens d’un texte de Jean-Claude Germain où il écrit que le territoire de la Nouvelle-France fut le premier où l’ensemble de la population dût parler français pour se comprendre, un français métissé va sans dire.
S’il a fallu des décennies sinon des siècles pour que la langue française évolue, c’est que les réseaux de communication étaient hermétiques, que le concept d’internationalisation n’était pas dans les cartons des États. Aujourd’hui, c’est l’idée de mondialisation qui a fait son chemin et que la langue anglaise, états-unienne faut-il croire, est devenu la "lingua franca", la langue véhiculaire par excellence non pas de quelques pays, mais bien de la planète tout entière.
Aujourd’hui, le français n’est plus le seul apanage de la France; d’ailleurs c’est le continent africain qui compte le plus de locuteurs français. De plus, Internet est devenu le principal vecteur des changements linguistiques, entre autres grâce à l’influence des réseaux sociaux. Le modèle de la langue française étant, depuis des lustres, la langue écrite laquelle s’appuie sur des règles édictées en vase clos et se base sur des logiques souvent incohérentes, il n’est pas étonnant qu’elles soient de plus en plus contestées.
Assistons-nous à une nouvelle révolution linguistique qui va en redonner le contrôle aux usagers? Chose certaine, la langue n’a jamais eu autant d’importance comme « outil de communication et de représentation, un vecteur d’identité, un matériau artistique ». Une langue vivante à laquelle les nouvelles technologies de l’information, notamment le téléphone intelligent, apportent un souffle nouveau et entraînent la remise en question de certaines de ses règles dans un espace spatio-temporel on ne peut plus différent de celui de tous les passés confondus.

mercredi 30 octobre 2019


François Hébert
Miniatures indiennes
Montréal, Leméac, 2019, 176 p., 21,95 $.

Le roman décomposé ou le non-roman

Premier livre de la rentrée littéraire automnale recensé, le récit de François Hébert, Miniatures indiennes, a les allures d’un recueil d’éphémérides où sont superposés faits et anecdotes autobiographiques.



Il n’y a rien de fortuit dans ce que l’écrivain a choisi parmi les événements, les lieux ou les personnages qui composent la trame du roman, qu’il fait passer de la réalité à la fiction, car ce n’« est pas un roman, n’est pas une pipe, n’est pas pire ». Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Nathalie, la muse de l’auteur, « s’inquiète : vas-tu joindre un mode d’emploi à ton livre? »
Il faut comprendre que le roman est tel un rocher ayant une structure en feuilles se superposant. Ainsi, plusieurs strates soutiennent le récit : celle du narrateur, de l’amoureuse, du professeur et de quelques collègues, de ses élèves, des voyages en Inde et de la culture de ce pays. Il y a aussi que le récit se joue du temps et de l’espace. Quelle action est survenue avant ou après? Qu’importe puisque c’est l’ensemble qui constitue l’histoire que les péripéties soutiennent dans un continuum aux formes molles, comme celle imaginée par Dali.
Slalomant entre la narration de séquences, plus courtes que longues, où on croise un confrère ou une consœur du narrateur, une réflexion philosophique de ce dernier que lui inspirent les divinités indiennes – « une religion est un système de coïncidences significatives et troublantes, ni plus ni moins. » Il y a aussi celle que suscite l’amalgame de situations répétitives de la vie courante comme les habitudes si profondément ancrées dans les individus qu’ils les considèrent comme universelles.
Les parents illustrent bien la tentation d’universaliser à partir de sa propre expérience. Il y a ceux du narrateur, le père d’abord dont Martin Racine a raconté « le parcours hors du commun de [Julien Hébert] artiste et designer qui fut, entre autres, élève d’Ossip Zadkine à Paris, et qui est considéré comme étant le fondateur du design moderne au Québec ». (2016, du passage, coll. « Design et architecture », p. 53). Quant à sa mère, le narrateur regrette de n’avoir pas été assez présent auprès d’elle, le lot de plusieurs mères douées d’une immortalité imaginaire.
Toujours du côté famille, il y a aussi le père de Nathalie à qui il suggère d’en faire le portrait dans un projet de roman à réaliser comme celui dont l’écriture se réalise sous les yeux du lecteur. Il y a cet élève, en classe de création littéraire, qui rêve d’un roman comme la moitié de ses camarades et qui consulte monsieur le Professeur presque à chaque virgule. Hélas, le rêve de ce brave garçon fond comme neige au soleil le jour où, distrait par son projet, il néglige une vache mal en point du troupeau et que son père ramène à la ferme familiale pour réparer son erreur.
L’autre famille dont la présence émaille le récit est celle des dieux honorés en Inde et l’influence prégnante qu’ils ont sur les populations et leurs religions.
Autre strate du récit, l’image parfois idyllique parfois banale du professeur, des ateliers d’écriture, des élèves et de leurs rêves illusoires. Parlant de création littéraire, on est surpris de lire que : « Ça ne s’enseigne pas, ni l’amour. Une pauvreté. » Heureusement pour lui, car « tu seras bientôt septuagénaire, si ce n’est déjà fait et tu ne veux pas finir dans le passé, fini, fini… »
Si touffu qu’il puisse être, le roman recèle quelques mots d’auteur qui méritent d’être retenus. Par exemple : « Dire que les gens t’apparaissent n’est peut-être pas la bonne formulation…. C’est ta retraite qui les fait tels, dans l’à-rebours de l’âge, tels des revenants, exactement. » Ou encore : « On ne revient pas de la vie dans la vie, pas plus que de la mort, on ne se refait pas dans le temps qui nous varlope. » Ces images ne font pas un roman, mais elles cimentent parfaitement les fragments épars d’une trame qui semblerait autrement bancale.
Il m’arrive de suggérer de lire au-delà des 50 premières pages d’une œuvre dont l’élément déclencheur tarde à venir, car je sais que la petite magie du déclic va se produire à la page 52 ou 53. C’est le cas des Miniatures indiennes dont le titre est évocateur de ce que François Hébert raconte, c’est-à-dire des éphémérides ficelées au fil conducteur que sont des voyages, celui du roman et d’autres. Curieusement, malgré le déni du professeur, le roman est un véritable atelier de création qui peut servir d’exemple à celles et ceux qui ignorent ou doutent que l’ultime matériau est le produit par leur propre vie. François Hébert a accumulé suffisamment de matière pour écrire encore de nombreux livres, réels ou fictifs, pour le plaisir des lectrices et lecteurs.

mercredi 23 octobre 2019


Rodney Saint-Éloi
Nous ne trahirons pas le poème
Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Poésie », 2019, 120 p., 17 $.

Le livre de la plénitude

Rodney Saint-Éloi est devenu, en quelques années, l’éditeur et l’animateur d’une société d’auteurs issus des minorités dites visibles et d’autres, marginalisés, même si leurs diversités incarnent notre avenir. Originaire de Cavaillon, Haïti, il est l’homme du renouveau de la culture et de la littérature québécoises. Pensons à Joséphine Bacon ou à Natasha Kanapé Fontaine dont les ouvrages mettent en lumière la communauté innue trop longtemps restée muette, étouffée par les cultures dominantes, française et anglaise.



Rodney Saint-Éloi est aussi un écrivain, Nous ne trahirons pas le poème étant le douzième recueil de poésie qu’il publie. Et quel recueil! Déjà le titre hisse une toile sur laquelle ses mots seront peints pour fusionner les thèmes qui lui sont chers pour en faire une remarquable fresque épique.
pour me défendre
je dirai que je suis poète
les mots m’ont précédé
je n’ai pas tété ma mère
je n’ai pas connu mon père
j’habite loin de mon île
mon ventre n’est pas mon ventre
je n’étais pas convié à ma naissance
Ces huit vers résument le fil conducteur du livre et mettent en perspective les univers où le poète nous entraîne.
À cette mise en contexte, semblable à une mise en abyme poétique, se greffe le prologue où le poète tracent, à grand coup de mots multicolores, les marges de ses poèmes :
écrire pour ne pas mourir… continue ma route au hasard des saisons
allume le feu la conscience… je veux écrire un poème qui ne trahisse ni passé
ni présent ni futur… je veux fouler les sentiers du poème
résister
exister vivant parmi les vivants
utopie que je signe et hurle
Rodney Saint-Éloi habite les dits du recueil, ce genre littéraire moyenâgeux qu’il renouvelle, l’apparentant à une autofiction dont l’univers est au cœur de ses préoccupations comme de ses images. Ce faisant, il arrive qu’on passe d’un sujet à l’autre, sans s’en rendre compte, l’unité du discours aidant, et qu’on aperçoive les strates d’univers que les vers nous font découvrir.
Outre l’auteur, le personnage de l’ancêtre, sa grand-mère Tida, est omniprésent sur la ligne poétique. La voix intérieure de cette femme semble devenue la conscience de l’écrivain, lui rappelant l’horizon vital qu’elle lui a appris durant son enfance. « Chaque fois que j’écris un mot, c’est son visage qui me revient. Tendresse. Beauté. Vérité. Elle avait un nom pour moi : Pèpi. Elle avait des fruits, des fleurs et des sucreries pour moi. Elle avait aussi des rêves pour moi. Et ses rêves étaient simples et doux comme ceux des grands-mères. Elle veut que je devienne un homme. L’homme qui part sur les grands chemins. L’homme qui effacera la mémoire meurtrie du pays. L’homme qui lit et qui gardera les archives familiales au chaud dans son cœur. » (Lettres québécoises, no 163, automne 2016)
Quand arrive le poème « je suis un être humain », tout est en place pour que le poète s’affirme :
je m’appelle saint-éloi
vous demande de pardonner mon empressement
à faire votre connaissance
à vous encombrer de mon nom d’emprunt
j’ai rendez-vous avec l’histoire
Cet autoportrait est aussi celui de ses frères et sœurs – :
je suis le porteur
le garçon d’ascenseur
le cireur de bottes
 – passant de l’individuel au collectif :
je suis histoire
la terre dessine
la somme de mes visages…
je suis l’infraction
le mot en trop dans la prose…
je suis l’exil
atlas à la dérive.
Connaître ses origines pour savoir où on va est une convention trop souvent oubliée, si bien qu’on retombe sans cesse dans les mêmes ornières, c’est pourquoi « l’histoire de mes chaînes » est un nécessaire rappel, car « l’histoire m’appelle / à contre-jour ».
Arrive le cœur du recueil – « je nage décolonial [mot choc]… / je ne trahirai pas le poème » – qui appelle la renaissance, celle où « la femme dit à son amant » « pour vivre / j’aurai besoin de ton ombre » et lui de répondre : « je te demande pardon à mes amours / d’être cet homme sans bagages / qui tourne entre les légendes », ajoutant : «aimons-nous grandiloquents et beaux ».
Cette reviviscence sera sans limites, car « il n’existe pas de synonymes au mot rêve » et que, pour que cela advienne, « il ne faut jamais s’excuser » d’être ce que l’on est. Même les exilés ont le droit d’espérer, « les frontières ne [gardant] pas les vents », « l’exil est figé dans ta paume / l’exil est ton viatique / courage / la route est ta victoire ». L’exilé, c’est l’écrivain lui-même qui fait alors le tour de ses horizons, de Cavaillon où il est né jusqu’aux rives du Saint-Laurent, affirmant « je suis noir… je n’ai pas de race ». Pas plus que les Sénégalais, « sévère au royaume de sine / felwine m’a nommé ».
L’ancêtre, Tida, présente à tous les moments de la quête du petit-fils, lui dit : « bâtis la maison de la phrase insoumise ». Pour y parvenir, il doit défendre, entre autres, le fait qu’il soit poète, qu’il n’a pas tété sa mère ni connu son père et qu’il habite loin de son île. Il doit également défendre par solidarité d’autres exilés :
migrants au corps lacéré
gonflés d’un rêve radical
n’abandonnons pas la mer aux douaniers
n’abandonnons pas les mots aux douaniers
la méditerranée n’est pas la mer bleue
la méditerranée est un cimetière.
Pour arriver au bout de la quête d’identité sans cesse explorer d’un dit à l’autre, du personnel à l’universel, le narrateur se souvient à nouveau des mots de Tida et de sa mère – « quand ma mère a fermé les yeux / j’ai demandé au soleil / de ne jamais rentrer ». Pour achever ce projet, « je voulais écrire un roman  / pour ne pas m’arrêter / au poème / au cœur du poème / des épines sont plantées / les regards d’enfants / coulaient café amer ». Rodney Saint-Éloi a réussi ce pari en actualisant et en faisant sien la forme ancienne du dit, lui laissant toute la légèreté du poétique aux contours rigoureux, tout en scandant les segments qui s’adaptent à la nature de chacune des péripéties.
Je n’hésite pas à dire que Nous ne trahirons pas le poème se hisse au sommet de tous les livres que Rodney Saint-Éloi a publiés à ce jour, dans son fonds comme dans sa forme, peut-être même plus en faisant sien ce genre ancien qu’est le dit. J’ai lu, relu et encore relu le recueil, fasciné par les univers lumineux et sombre où il nous amène et par la cohérence de ce voyage tous azimuts que lui confère le discours poétique qui le soutient.

mercredi 16 octobre 2019

Louis-Philippe Hébert
Le view-master, roman poème
Saint-Sauveur-des-Monts, de la Grenouillère, coll. « L’atelier des inédits », 2019, 136 p., 16,95 $.

L’épopée version 21e siècle

Enfant, au début des années 1950, j’enviais le view-master de mon cousin Georges. Selon Wikipédia, la « visionneuse View-Master se présente sous forme de jumelles dans lesquelles l’utilisateur insère un disque cranté cartonné, comportant 7 paires de diapositives (on parle alors de 7 " vues "), soit 14 au total. » En somme, il s’agissait d’un projecteur personnel d’images 2 ou 3 D, ancêtre du cinéma du même nom, voire de la réalité augmentée. C’est dans de tels univers que nous plonge le nouveau roman de L.-P. Hébert, Le view-master.



L’écrivain résume bien son projet en quatrième couverture affirmant que ce livre « pousse encore plus loin l’expérience narrative déjà amorcée par Marie Réparatrice (2014) et Monsieur Blacquières (2014). Dans ce monde que seule une écriture à trois dimensions peut permettre, le temps, le rêve et la réalité ne forment plus qu’un. » Rien d’étonnant à cela comme le rappelle une entrevue, tirée des archives de la SRC, où le jeune écrivain, devenu homme d’affaires, explique que la micro-informatique naissante pourrait devenir un support à la création ou même engendrer un nouveau genre littéraire. C’est celui-ci, semblable à une réalité augmentée, que je retrouve dans Le view-master.
L’auteur raconte ici l’histoire de trois personnages partageant le nom de Maxime Parent, un récit qui devient une véritable épopée adaptée au 21e siècle. Pourquoi enchâsser la trame dans cette forme narrative, l’épopée, tombée en désuétude depuis longtemps? D’abord pour son lustre ancien consistant à utiliser le discours poétique pour faire un récit, puis pour mettre l’aventure des homonymes dans une perspective tridimensionnelle.
Qui sont ces Maxime Parent, se demande-t-on? Le premier est une femme dont les parents ont choisi le prénom avant sa naissance, ignorant le sexe de l’enfant à venir. Maxime leur convenait, comme Claude ou d’autres confondant féminin et masculin. C’est cette Maxzime-là qui raconte l’histoire à deux visiteurs venus la rencontrer dans le home pour personnes âgées qu’elle habite. Sont-ils vraiment des policiers comme elle le prétend, personne ne s’intéressant à elle depuis très longtemps?
Le va-et-vient entre le présent et un passé défini profite aussi de l’effet 3D en permettant à la narratrice de nombreux retours en arrière, la trame des événements justifiant ce qu’elle leur raconte.
Jadis, habitant seule un logement du boulevard Dorchester, devenue depuis René-Lévesque, elle découvre un jour qu’il y a un autre Maxime Parent dans l’annuaire téléphonique, cet énorme index distribué aux portes des villes, durant des décennies. Doit-elle risquer sa vie et traverser le boulevard pour rencontrer son homonyme? L’hésitation étant un de ses traits de caractère, la femme Maxime tergiverse, comme tous les indécis, avant d’aller frapper à la porte de l’autre Maxime, un homme. L’adresse de ce dernier n’a qu’un chiffre différent du sien, ce qui les rapproche un peu plus, mais aussi ce qui occasionne à chacun des visites ou des appels importuns.
L’allure de Maxime Parent lui plaît. Il lui raconte effectuer des recherches en biologie aquatique, sa mission étant de compter le nombre de grenouilles dans un étang, un seul bien identifié. Elle ne comprend pas l’utilité d’une telle étude, mais elle feint de l’intérêt pour rester plus longtemps auprès du jeune homme et pour juger s’il y a une véritable gémellité entre eux. Elle reviendra le visiter, faut-il comprendre.
L’autre chose qu’elle raconte à ses visiteurs, c’est l’arrivée de Maxime Parent, l’enfant garçon. Grossesse inopinée, souhaitée ou espérée? Tout ce que l’on sait, c’est que le père est bel et bien le Maxime Parent habitant de l’autre côté du boulevard, celui qu’elle ne semble plus voir maintenant. Ce flou narratif suggère que ce roman en vers est bel et bien une épopée, car il auréole certaines péripéties d’un mystère évanescent comme le brouillard d’un matin d’automne.
Il est où le Maxime enfant, la troisième dimension du patronyme, semble-t-on lui demander? Louis-Philippe Hébert, on l’a déjà souligné, est un passionné de science-fiction et je crois qu’il adapte ici l’épopée à ce genre. Quand arrive le point culminant du récit, Maxime mère fait une balade avec son fils les menant jusqu’à l’étang où Maxime, le père, effectue ses recherches, car elle veut que le garçon connaisse le travail de son géniteur, à défaut de ne l’avoir jamais vu. Nous sommes alors au début du printemps et le plan d’eau luit sous les rayons du soleil tel un miroir. L’enfant, foulard rouge au cou, s’aventure sur les eaux glacées pour observer les batraciens que son père affectionne. Puis, crac! Sa mère fait tout pour le sauver, comme ceux qui répondent à ses appels désespérés, mais sans parvenir le sortir des eaux froides.
Le trio des Maxime Parent n’existe désormais plus. A-t-il vraiment existé ou était-il que le sujet d’une histoire fantastique, d’une épopée des temps modernes? À la suite du roman, l’auteur propose trois nouvelles brèves expliquant, de façon fictive, d’où lui est venu ce sujet d’homonymie, cette histoire d’une mère ayant perdu un enfant sous les eaux et cette autre d’un bébé étouffé. Loin de troubler la magie de l’épopée, ces récits brefs lui confèrent une réalité… en trois dimensions distinctes.
Le view-master me semble l’image la plus juste pour évoquer la trame de ce roman épique. La vie, la mort et l’incommunicabilité des êtres, malgré les essais de rapprochement, y sont parfaitement articulées. En s’appropriant le fonds et la forme la plus ancienne du récit en langue française, l’épopée, l’écrivain a de nouveau choisi d’étonner ses lecteurs, sans trop les dérouter, mais en demeurant le maître du jeu qu’est cette fiction littéraire dont il a l’art.

mercredi 9 octobre 2019


Myriam Beaudoin
Épiphanie
Leméac, 2019, 144 p., 14,95 $.

L’impossible rêve

Au temps de mon enfance, l’Épiphanie, avec une majuscule, marquait la fête des Rois, le 6 janvier. Ce mot, sans majuscule cette fois, c’est aussi « la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose ». Or, Épiphanie, le quatrième roman de Myriam Beaudoin, aborde justement la découverte fulgurante d’un sentiment, une révélation de soi à soi.



L’autrice de cette autofiction nous fait les témoins de sa quête : devenir mère. Rien ne va du côté de ses ovules et des spermatozoïdes de son conjoint N. qui semblent se fuir plutôt que de se fondre en un enfant à naître. En six tableaux et un épilogue, nous accompagnons la narratrice Myriam – l’autofiction, aussi vraie soit-elle, demeure une œuvre d’imagination – dans le dédale des thérapies de tout ordre.
Consultations et conseils ésotériques se succèdent, suite d’abus de la crédulité d’une femme et d’un conjoint prêts à tout pour devenir parents. Quelle misère que d’exploiter ainsi les gens de certains thérapeutes alternatifs – l’alternatif ici, c’est de devoir rémunérer rubis sur l’ongle chacun d’eux en ajoutant le prix des potions, tisanes ou crèmes recommandées.
Cette hâte prénatale démesurée fait perdre tous ses repères à la narratrice. N, le père en devenir, pense abandonner leur projet de fonder une famille traditionnelle. Arrive le diagnostic final : on ne peut expliquer l’impossibilité d’enfanter, la science ne pouvant pas tout élucider. Le couple se tourne alors vers l’adoption et ses longs préalables. Enfant d’ici ou d’ailleurs? Naissant ou de 2-3 ans? Quelles sont les principales caractéristiques recherchées? Ou bien la narratrice a choisi de ne pas entrer dans plus de détails du bébé cible parfait ou les gens consultés ont bâclé le dossier.
Peu importe, le problème n’est pas là, mais dans la rencontre de parents aux espoirs gonflés à bloc avec un potentiel enfant, un poupon dont on doute de l’état de santé réel. Le temps que la narratrice tienne dans ses bras ce petit être et comprenne que cela ressemble à un supplice imposé à un condamné. L’état de santé de Luna Grâce, le bébé en question, est préoccupant au point où il ne convient pas à un couple sans expérience parentale; hélas, Myriam subira longtemps les conséquences déroutantes de cette rencontre.
L’adoption d’un enfant n’est pas, à mon avis, un acte de générosité, mais le projet de toute une vie. Si jadis l’adoption avait une dimension secrète – de cette situation est né, entre autres, le mouvement retrouvailles encadrées aujourd’hui par une législation –, c’était parce que les mères célibataires étaient au ban de la société pour avoir conçu un enfant en dehors du lien sacré du mariage. En donnant son enfant, la mère naturelle– qui n’avait généralement pas le choix – s’engageait à ne jamais le revoir. Autre temps, autres mœurs, les diktats d’autrefois ont été remplacés par de nouveaux ni meilleurs ni pires.
Pour Myriam et N., la seule idée qu’on pourrait leur retirer l’enfant après en avoir fait le leur au fil des jours, des mois ou même des années leur est impensable. Même s’ils reconnaissent que la mère biologique peut éventuellement rester en contact avec l’enfant sous certaines conditions, il leur est impossible d’imaginer une garde partagée entre les parents biologiques et les parents adoptifs, entre eux et des inconnus, même pour l’enfant.
L’histoire que Myriam Beaudoin raconte dans Épiphanie n’a rien de joyeux. C’est la croix et la bannière du début jusqu’à la fin, ou presque, mais c’est surtout la volonté presque maladive d’avoir un enfant à qui donner le meilleur de soi. Le roman illustre bien que l’égoïsme de la parentalité peut devenir une nécessité vitale du couple et ainsi se transformer en pur altruisme, en générosité de tous les instants.
Croyez-moi, c’est possible, je peux en témoigner ayant vécu une telle expérience avec mes propres parents venus me chercher à l’hôpital de la Miséricorde à ma naissance, il y a plus de 72 ans.

mercredi 2 octobre 2019

Philippe Lançon
Le lambeau
Paris, Gallimard, coll. « NRF », 2018, 512 p., 37,95 $.

Vaincre la peur de soi

Entre l’instant d’avant et l’instant d’après, il y a un événement qui a un tel impact que l’existence ne sera plus jamais la même, selon la nature de cette action singulière et de l’épiphénomène qu’elle provoque. Diagnostic médical sévère, accident de la route ou action de terrorisme urbain sont des exemples d’une telle adversité dont on ne sort jamais indemne.



C’est ce qu’a vécu Philippe Lançon, « journaliste à Libération et chroniqueur à Charlie Hebdo, présent lors de la conférence de rédaction du journal satirique le 7 janvier 2015. Victime de l’attaque terroriste, gravement blessé au visage et aux bras, il est l’un des rares survivants. » Que s’est-il passé dans les minutes précédant l’attentat, comment y survivre et préparer la vie après?
Lançon relate le passage d’une vie à l’autre à travers les mailles d’un sas sans retour possible dans Le lambeau, considéré comme le roman de l’année 2018 en France, récipiendaire du prix Femina 2018, du prix « spécial » Renaudot et en liste pour le Prix des libraires, 2018.
Il y a dans ce livre de la violence. Pas tant celle de l’attentat, mais celles de tous les instants qui ont suivi et propulsé le journaliste dans une dimension différente de celle de ses semblables comme de la nôtre.
En bref, comme on l’a écrit, « Le lambeau retrace les moments tragiques de cette funeste matinée, puis les mois d’hospitalisation dans le service de chirurgie maxillo-faciale de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière et aux Invalides afin de récupérer une mâchoire fonctionnelle pour parler et manger ainsi que les lourdes conséquences psychologiques dues au traumatisme. »
L’attentat lui-même arrive à la page 74 du livre quand monte le cri d’assaut « Allah Akbar ». L’auteur replace l’événement dans son contexte, celui de l’équipe du journal satirique en conférence hebdomadaire, à discuter du dernier Houellebecq. L’atmosphère est à la fois sérieuse et bon enfant. C’est l’avant.
L’après commence dès que le brouhaha résonne, puis le tir des kalashnikov et l’odeur du sang qui envahit l’espace. Personne n’est à l’abri des frères revanchards, il n’y a pas de sauve-qui-peut possible. Le narrateur ne peut concevoir la réaction de ses collègues, c’est à peine s’il aperçoit les jambes d’un tireur et la silhouette de Bernard Maris, son ami. L’évocation de l’attentat est brève et n’a rien à voir avec les infos télé. Lançon nous fait ressentir un fragment de ses émotions, seconde après seconde, sans mélodrame.
Le récit du temps entre la réunion et la guérison débute alors. Nous sommes le 7 janvier 2015 et la santé relative viendra à la fin du roman qui raconte cette période transitoire. Qu’en retenir, sinon les liens que l’alter ego de l’écrivain tisse avec la chirurgienne Chloé Bertolus, d’autres médecins, le personnel soignant, les policiers affectés à sa garde, des amis, des amours, sa mère et son père, et son frère présent à tous les instants.
Vivant oui, mais le narrateur de l’autofiction est aussi prisonnier de son corps blessé à tout jamais. Incapable de parler et de se nourrir, il communique en écrivant, mais doit laisser aux autres sa liberté d’agir au quotidien. Cette situation lui permet de réfléchir à sa vie passée et à celle qu’il traverse de son entrée à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière en janvier jusqu’à sa sortie des Invalides. Puis, son voyage à New
York au moment de l’attentat du Bataclan, le 13 novembre 2015.
Pour un homme libre, il n’est pas facile de vivre en état de dépendance physique presque complète, il mise donc sur sa capacité de résilience, sur sa confiance à celles et ceux qui l’amènent à la guérison, sur celles et ceux qui viennent à son chevet, et sur son talent de journaliste de la presse écrite, sa seule liberté alors possible.
Soigner le corps c’est bien, mais comment guérir ce qui l’anime, des réflexes anodins aux sentiments les plus intimes, aux convictions chaudement défendues? Que dire de l’angoisse provoquée par l’appropriation d’une identité qui n’est plus tout à fait la même qu’avant la fusillade? Il y a aussi la vie partagée entre gens en santé et grands malades, les odeurs et les saveurs anciennes ou nouvelles, le bruit du silence, etc.
La fiction était le meilleur moyen pour Philippe Lançon de raconter pour donner du sens au calvaire qu’il a vécu. Il a fait ce récit grâce au filtre de l’imagination, du trajet de son alter ego du trépas de la vie d’hier à celle d’aujourd’hui. Je comprends le grand succès du livre tant par sa trame que par la fluidité de la plume de l’écrivain. On ne sort pas indemne des réflexions sociopolitiques qu’impose Le lambeau, car elles vont bien au-delà de l’air du temps.