mercredi 18 décembre 2024

 Josée Blanchette

Presque vierge

Montréal, Druide, coll. « Reliefs », 2024, 296 p., 24,95 $.

« Le mot liberté a été inventé pour moi »

La chroniqueuse Josée Blanchette allume des réverbères socioculturels depuis des lustres. Une fois la semaine, elle propose au lectorat du Devoir une chronique intitulée "Zeitgeist", littéralement « l’esprit du temps ». Elle s’y intéresse à des sujets qui font débat et qui reflètent diverses sensibilités de notre époque. Le mouvement #me too est un de ses incontournables, car il encourage les femmes à prendre la parole pour faire entendre haut et fort que le viol, les agressions sexuelles ou toutes autres vilenies faites aux femmes sont plus fréquents qu’on peut le croire.

Ce qui impose cette prise de parole, ce sont des gestes et des actes posés sans le consentement des femmes. Ce qu’on connaît moins, ce sont les manipulations auxquelles certaines femmes consentent se croyant élevées au niveau des « élues ». C’est ce que Josée Blanchette raconte dans Presque vierge en relatant sa « liaison » avec un prof d’antiphilosophie (sic) qui fait trois fois son âge, alors qu’elle est à peine âgée de 15 ans et étudie au cégep. Cette domination, telle une drogue affective, va persister pendant 5 ans; l’écrivaine raconte les hauts et les bas de cette intoxication : « Moi, me cherchant un guide pour brider le torrent de ma révolte. Lui, le sourire, aspiré par la tentation maudite de la vierge. Je suis un fantasme absolu après une vie d’eau bénite et de messes en latin. »

La narratrice ne se pose jamais en victime, même consentante. Elle raconte plutôt sa détermination à s’émanciper des liens familiaux le plus rapidement possible, sans pour autant blâmer ses parents, à peine note-t-elle que l’attitude patriarcale de son père lui pèse parfois.

Entrée au cégep à quinze ans – elle est née le 30 mars 1963 –, elle cultive une image d’elle-même rétrohippie, peace and love, et odeur d’herbe en prime. Belle naïveté peut-on croire, mais d’une grande sincérité, ses rares amies reconnaissant chez elle l’ado qui se cache sous des jupes d’adultes. Tout ce qui est dans la marge – autant de la société que de ses travaux scolaires – l’attire, voire l’allume.

C’est là que R, le prof ultra avant-gardiste, entre en scène. Ses cours « d’antiphilo » et son ouverture d’esprit attirent Josée et quelques autres de ses consœurs. Plus le discours de R devient moins académique, plus ses notes en marge des copies de Josée sont d’un lyrisme aussi abscons que primaire, plus elle se sent appelée. Tout se déroule en lenteur, histoire de ne pas effrayer la biche.

Cela m’a rappelé cette minuscule grenouille se laissant charmer par un reptile à peine plus gros qu’elle qui l’avale tout rond. Dix minutes qu’il faut au prédateur. Des semaines pour R afin d’amener Josée dans son giron. À lire les messages qu’il lui écrit, on observe le modus operandi de sa démarche et l’écran de fumée des mots qu’il emploie. Josée n’est évidemment pas sa première conquête ni la dernière comme on l’apprendra.

Ce qui peut étonner, c’est que Josée Blanchette a conservé, même après 40 ans, les artéfacts de cette liaison toxique, de ses travaux annotés aux lettres brèves ou très longues – monsieur a des lettres, en use et en abuse –, mais aussi ses journaux intimes où elle écrit ses émotions, ses espoirs ou ses désespoirs. Elle choisit dans ce riche matériel ce qui donne corps à la trame narrative du récit et nous distinguons les passages archivés, datés et mis en italiques.

Je me suis lassé du discours de R de plus en plus abracadabrant, selon qu’il fait un pas en avant, un pas en arrière, qu’il se plaigne ou se félicite de tout et de rien. Je reconnais cependant l’habileté de l’écrivaine à nous faire entrer dans l’univers d’une adolescente de moins en moins subjuguée par un prince de moins en moins charmant.

Avant d’en arriver là, l’entourage de Josée fait des entrées-sorties comme des faire-valoir qu’elle entend, sans vraiment les écouter, préférant s’ancrer dans un univers qu’elle imagine être celui de la femme qu’elle est devenue par osmose conjugale.

Une seule véritable amitié s’est cependant tissée à cette époque, celle de Manon. Josée travaille dans un resto et fait du gardiennage pour gagner le minimum de sou nécessaire à sa liberté. C’est en gardant les enfants des autres qu’elle rencontre Manon, mère célibataire de 31 ans : « Je n’avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi authentique, sans retenue. » Josée devient la confidente et la jeune complice de cette mère d’une fillette de 3 ans. C’est la même Manon qui va tenter de tempérer les ardeurs de sa jeune amie tout au long de sa relation avec R.

Ce qui est confrontant, c’est la pseudo liberté du couple J et R. Dès qu’ils s’éloignent l’un de l’autre pour des jours, des semaines ou même un long mois, la liberté que Josée s’octroie lui est reprochée à mots à peine couverts. Ce voyage en France, par exemple, deux semaines avec R, deux semaines avec ses copines, est digne d’une comédie de mœurs de série B, gonorrhée incluse. Quant au « road trip » californien, c’est du grand boulevard.

Le temps passe à vive allure dans la vie de Josée. Parmi les choses qui briment sa relation avec son amant, il y a Renaud-Louis, le fils de ce dernier, qui pourrait être son jeune frère. La présence du garçon va jouer un rôle déterminant dans l’évolution des sentiments de Josée à l’endroit de R, surtout quand, à 18 ans, elle s’installe chez eux dans l’appartement de la mère de Renaud-Louis, partie en Californie en leur laissant les lieux à condition qu’ils prennent soin de son chat.

Josée, DEC en poche, a décidé de prendre une sabbatique avant de s’inscrire à l’université. En catimini de son père et au grand dam de sa mère, elle a plié bagage pour aller vivre sa vie de jeune femme, épouse domestique et mère par procuration. Décidée d’être indépendante de l’homme qu’elle aime, elle travaille dans un resto où elle fait, en plus de servir, la plonge et l’entretien des lieux. Elle travaillera également pour un traiteur, à préparer et servir des cinq à sept, son chemisier blanc et sa mini-jupe lui méritant des regards lubriques de vieux messieurs, certains du même âge que R.

De retour à la maison après être arrêtée au supermarché, chez le fromager ou le poissonnier, l’amoureuse devient bobonne pour les hommes de sa vie. La routine s’installe, la vie de château n’est pas aussi reluisante qu’elle l’eut cru et son prince, de moins en moins charmant. Oserais-je écrire qu’il bande mou s’il n’a pas reçu ses injections de testostérone.

Une telle vie de couple n’était pas dans les plans de Josée. La pseudoliberté des débuts de sa relation s’est transformée en interrogatoire dès qu’elle ne respecte pas les habitudes qui se sont installées entre eux. R jaloux? Disons possessif. Encore là, les remarques ou le chantage émotif s’insinuent tranquillement dans son discours, le ton des notes laissées à Josée est acide. Bref, leur relation s’en va à vau-l’eau. Une invitation des parents de Josée à passer le temps des Fêtes avec eux va être l’occasion de clouer le cercueil de leur relation. Une image suffit : son père et son amoureux marchant côte à côte comme deux vieux amis. Non, elle ne veut pas de cela. Point. Barre.

Quarante ans plus tard, Josée Blanchette décide d’écrire et de décrire cette relation dont elle a fini par comprendre toute la toxicité. C’est lorsque R a été accusé de pédophilie et condamné qu’elle a décidé de raconter leur liaison, une histoire qui peut être utile à d’autres jeunes femmes. « Dix-huit mois de prison, qu’est-ce que c’est Josée? Trop peu, trop tard! » de dire Manon.

« Et j’ai été replongé dans une histoire dont je fus l’héroïne dupée, sans me douter que j’étais le pantin d’un prédateur aveuglé, ses pulsions sexuelles maquillées sous l’un des multiples vocables de l’Amour… J’ai voulu faire taire le silence… J’étais une ado volontaire et rebelle; mon seul tort fut de ne pas savoir que j’étais aussi une oie blanche, au risque d’y laisser des plumes. J’ai appris à mes dépens que la virginité se perd plusieurs fois. »

Derrière le miroir sans tain où Josée Blanchette nous invite à regarder le film où, « complice » involontaire d’un pédophile, elle descend la pente de plus en plus abrupte de la réalité. Il y a au générique un avertissement : ce récit n’est pas de la fiction au scénario pernicieux, mais la triste réalité qui ne cesse de se reproduire. Son récit est une cloche d’alarme, un panneau d’affichage sur lequel est écrit en majuscule : gare aux loups!

mercredi 11 décembre 2024

Rebecca Makonnen

Dans mon sang

Montréal, Libre expression, 2024, 232 p., 27,95 $.

De l’indifférence au tout-savoir / La vérité, toute la vérité : laquelle?

Trop d’informations banalisent les événements, en détournent la signification jusqu’à ce que celle-ci devienne inextricable. Ainsi, les chroniqueurs littéraires en viennent parfois à confondre l’imaginaire des fictions et la vérité du récit autobiographique. Arrive alors, inopinément, un livre qui les confond, les entraînant dans la spirale de son propos. Cela m’est arrivé en lisant le récit autobiographie de Rebecca Makonnen, Dans mon sang.


D’entrée de jeu, l’animatrice radio affirme haut et fort être la fille de la Québécoise Virginie Michaud, une rousse aux yeux bleus, et du médecin l’éthiopien Adunya Makonnen (né en 1932). Elle infirmière, lui médecin se sont rencontrés en milieu hospitalier montréalais. Le couple a eu une fille, Sophie, et Rebecca fut adoptée. La quête identitaire de cette dernière a mis du temps à émerger, car, à l’adolescence, elle a voulu se perdre dans la masse malgré la couleur de sa peau.

D’où vient alors son besoin, urgent depuis le décès de sa mère, de remonter le fil du temps? Comment effectuer ce voyage originel quand on ne dispose que d’informations éparses, très fragmentaires? Le teint de l’auteure, semblable à celui de la journaliste Azeb Wolde-Giorghis avec qui elle partage ses origines éthiopiennes, lui est souvent reproché, mettant en doute sa véritable appartenance à la communauté noire.

Pour un personnage public, évoluant dans un univers où l’appropriation culturelle est une faute grave, il est impératif d’être plus vrai que vrai, avoir la certification « pure race » inscrite dans son sang, ses gènes. En sommes-nous rendus à considérer l’animalité des êtres plutôt que son humanité? Quelle bêtise, c’est le cas de le dire?

Malgré qu’il ne soit pas simple de remonter à tâtons la nébuleuse du temps – époques et lieux –, c’est l’aventure que Rebecca M. a entreprise et qu’elle partage avec nous d’une découverte à l’autre, un pas en avant, un pas en arrière. La vérité, toute la vérité : laquelle? jusqu’où mène-t-elle?

Enfant et adolescente, elle a entendu sans grand intérêt ce que sa mère et sa sœur lui ont dit de ses origines. Depuis le décès de sa mère décédée, il y a 10 ans, Makonnen dispose des souvenirs qu’elle a laissés à ses deux filles. Ces boîtes sont de véritables coffres au trésor, car elles recèlent un butin généalogique si éparpillé qu’une chatte y perdrait ses chatons. Ne sont-elles pas aussi de véritables boîtes de Pandore qu’il faut dépouiller avec beaucoup de circonspection? Ce qui manque à l’auteure, c’est ce fil conducteur qu’elle croyait avoir trouvé jadis, mais qui s’avère maintenant très fragmentaire.

D’abord, son père. « Ç’a pourtant été facile de lui vouer un culte : je l’ai à peine connu, il est mort quand j’avais deux ans. » Oublions Œdipe et son complexe, son père est plutôt pour elle une idole élevée à son panthéon personnel, comme ceux que nous nous créons parfois. « Je suppose que notre dynamique était celle d’un père en proie à de nombreuses culpabilités : celle d’avoir trompé son épouse, celle d’avoir engrossé une collègue, celle de laisser la première avec l’enfant de la deuxième, celle de mourir d’un cancer du pancréas alors qu’il était médecin, celle de négliger son aînée, devenue femme. »

Sophie, la sœur aînée de Rebecca, est « la seule personne qui peut répondre à mes questions, c’est la seule qui possède les morceaux manquants du casse-tête. » C’est ce qu’elle croit au début de sa quête, ce que semblent lui confirmer les articles de journaux portant sur son père que sa mère a légués. Cet homme est un être complexe dont la vie est tout, sauf un long fleuve tranquille. Issu d’une famille miséreuse, son propre père avait de l’ambition pour lui et, malgré tout, la médecine ne lui était pas interdite. L’Éthiopie des Makonnen est celle de Hailé Sélassié, l’empereur souhaite faire étudier les garçons les plus brillants et déterminés dans les meilleures écoles de la planète. C’est pourquoi Adunya Makonnen va aux États-Unis avant de passer par l’Université McGill, à Montréal. Obligé de rentrer en terre natale, il y amène son amoureuse Virginie, non sans qu’ils se soient épousés à Londres, d’autant plus qu’un enfant est en gestation dans le ventre de la mariée.

Les choses se bousculent en Éthiopie. La proximité du médecin et du chef d’État, alors que la révolution se fomente, lui cause préjudice. Malgré cela, il ne veut qu’une chose : venir en aide aux siens. On loue son dévouement et sa disponibilité en tous lieux et dans toutes conditions. Malgré cet altruisme reconnu, à la maison, c’est un tout autre homme, comme si sa bonté et sa bienveillance restaient au vestiaire.

Du côté de Virginie Michaud, la mère de Sophie et de Rebecca, la vie n’est pas simple, car une union mixte n’est toujours pas bien vue dans le pays de son époux. De nature indépendante, elle trouve difficile d’être cantonnée dans le rôle d’épouse et de mère. Le climat sociopolitique éthiopien n’aide en rien, au point où elle doit s’éloigner temporairement du pays en laissant Sophie auprès de son père; c’est cette adolescente qui va devoir prendre soin de l’enfant Rebecca, une enfant née de la relation adultérine de son époux et d’une collaboratrice qu’elle a accepté d’accueillir, une enfant prénommée Rebecca.

C’est-là l’essentiel de ce que cette dernière connaît de ses parents. Poursuivant sa quête, elle apprend d’autres détails, certains l’éclairant sur la vie des siens, d’autres dépassant largement ce qu’elle pouvait imaginer. La piste sur laquelle elle s’engage désormais doit la mener jusqu’à sa mère biologique, espère-t-elle. Sa sœur Sophie ne semble pas pouvoir l’aider sur ce sujet, à moins qu’elle préfère protéger Rebecca contre elle-même.

Traverser un ruisseau torrentueux n’est jamais chose facile, s’y aventurer compte une part de risques : cette image résume la recherche de sa mère biologique. Entre-temps, elle a ce qu’elle croit être une idée de génie : faire analyser le sang de sa sœur et le sien pour s’assurer d’avoir le même ADN paternel. Sophie hésite à accéder à cette requête, incertaine de ce que le résultat de ce test lui apportera. Elle finit par accepter et sa crainte s’avère juste : ce que Rebecca apprend est plus déboussolant que tout ce qu’elle a imaginé. Cela se résume ironiquement par ce passage de « Scandale dans la famille », une chanson française intitulée de Sacha Distel (1966) : « Ton père n'est pas ton père / Et ton père ne le sait pas ».

Que retenir de ce voyage initiatique auquel Rebecca Makonnen nous convie avec générosité et une certaine naïveté, sinon que toute quête identitaire, aussi juste soit-elle, n’est pas sans risque. Des enfants adoptés sont souvent sortis blesser de la recherche ou de la découverte de leurs parents biologiques. Il faut donc s’assurer d’être prêt à relever des pierres qui cachent des secrets de famille pouvant être plus bouleversants que toutes attentes. Ne soyons pas que spectatrices ou spectateurs de la quête de la narratrice et retenons que toute recherche identitaire comporte des risques insoupçonnés.

mercredi 4 décembre 2024

Guillaume Lavallée

Gaza avant le 7 : carnets d’un siège

Montréal, Boréal, 2024, 240 p., 24,95 $.

Une population kidnappée

Les changements climatiques brûlent la terre. Les haines ancestrales brûlent des populations à vif. Avant que nous mettions le feu à la planète et nourrissions les flammes pour nos seuls intérêts, avant que trop de nations alimentent leur colère, qui n’est pas celle de l’ensemble de leur population, il vaut mieux regarder la verdoyante nature et la paix fraternelle d’avant pour comprendre le désarroi dans lequel nous nous sommes plongés, une génération à la fois.

Je pense évidemment aux guerres actuelles, particulièrement celle qui oppose Israël aux groupes armés qui, dit-on, sont prêts à tout pour éliminer ce pays créé en 1948. Le premier territoire dont la population est une victime collatérale de ces combats, ce sont les Palestiniens habitant la bande de Gaza, près de la Méditerranée, à l’ouest de la mer Morte. Or, Gaza a une histoire beaucoup plus longue et plus riche que celle qu’on lui a imposée depuis le matin du 7 octobre 2023.

« Après seize ans de blocus israélien, le Hamas a taillé une brèche dans la muraille qui la coupait du monde pour attaquer Israël. Dans les heures qui ont suivi, l’armée israélienne s’est lancée à l’assaut de Gaza pour y "anéantir" le Hamas. Depuis, les morts se comptent en dizaines de milliers. Et demain, il ne restera plus rien de Gaza comme on l’a connue.

Peut-on être nostalgique de ce qui était intenable? »

Dans son essai Gaza avant le 7 : carnets d’un siège, Guillaume Lavallée « nous emmène au cœur de Gaza, ce lieu où régnait une vie en sursis, un quotidien bringuebalant, prodigieusement humain mais toujours chevillé à un conflit devenu la mère nourricière de ses enfants. C’est à sa mère à lui, dont la mémoire sombre irrémédiablement, qu’il raconte en même temps qu’à nous ce qu’était Gaza, sur laquelle la terre, le ciel, la mer s’étaient refermés, évoque le feu qui s’abat sur elle, mais aussi celui, têtu, de l’espoir qui, hier encore, refusait de mourir. »

Réglons une chose immédiatement : l’essai de Lavallée ne fait pas l’apologie du terrorisme. Il met en perspective ce qu’a été, des siècles avant, la population de cette terre allant même jusqu’à l’époque lointaine où ses ancêtres se sont installés sur ce territoire.

Un mot d’abord sur l’auteur. « Né à Québec, Guillaume Lavallée est journaliste. Il a été correspondant de l’Agence France-Presse (AFP) au Pakistan et en Afghanistan, chef des bureaux de Khartoum et, plus récemment, de Jérusalem. Il est aussi cofondateur du Fonds québécois en journalisme international (FQJI). Il a publié Dans le ventre du Soudan (Mémoire d’encrier, 2013) et Drone de guerre (Boréal, 2017), tous deux finalistes au prix Albert-Londres, ainsi que Voyages en Afghani (Mémoire d’encrier, 2022). »

En professionnel de l’information, Lavallée débute son ouvrage par une mise en situation en rappelant des événements qui ont marqué Gaza et Israël de 1967 à 2023. J’en retiens deux. D’abord, les accords d’Oslo (1993-1995), où Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat se reconnaissent mutuellement et signent une déclaration de principes portant sur une autonomie palestinienne transitoire de cinq ans. Nombre de ces résolutions ne seront jamais appliquées et la période transitoire ne mènera pas à la création d’un État palestinien. » Puis, en 2007, après « avoir connu de vives tensions avec le Fatah [Organisation politique et militaire palestinienne] de Mahmoud Abbas, le Hamas prend le contrôle de la bande de Gaza à l’issue de combat qui font plus de 150 morts. Le Parlement palestinien est suspendu. Israël impose un blocus à la bande de Gaza sous contrôle du Hamas. »

Ces deux événements révèlent que la population gazaouie a eu peu ou pas à dire sur la prise de pouvoir politique et militaire du Hamas, leurs dirigeants élus ayant baissé les bras devant la toute-puissance de l’organisation terroriste dont le but ultime n’est rien de moins que l’anéantissement complet d’Israël et de sa population, les première et deuxième intifadas (lutte menée à jets de pierre par les jeunes Palestiniens contre les Israéliens) n’étant que les précurseurs d’actions plus destructrices, l’événement tragique de 2023 étant, à ce jour, le point culminant.

Le journaliste Lavallée se souvient d’une visite dans un hôpital de Gaza où, accompagné d’un photographe, le nombre de blessés est ahurissant alors que le bruit des explosions à proximité ressemble presque à un orage. Yamin, un enfant au bras tordu, seul survivant de sa famille, lui crie de s’en aller, de le laisser en paix et de cesser de photographier leur malheur. L’essayiste écrit à sa mère : « ce que tu vois, ce que l’on montre, ce que l’on veut te montrer, est déjà édulcoré, esthétisé, filtré. Tout ça pour te ménager. Pour que tu ne détournes pas le regard. Ces jours de guerre à Gaza, je passais derrière l’épaule de mes collègues photographes, étrangers comme palestiniens, pour jauger le décalage entre ce que nous avions vu et ce qu’ils envoyaient à leur rédaction. Il y avait des images crues, insoutenables, à ras le réel, qu’ils gardaient pour eux, en eux. »

Le journaliste revoit plus tard le garçon et sa famille adoptive. Cette dernière lui raconte les premiers mois après que l’enfant s’est installé chez eux, les opérations de reconstruction de son bras, mais surtout ces nuits à faire des cauchemars lui rappelant les bombardements. « Mais une question me suivait toujours : comment se fait-il qu’un enfant de huit ans rêve d’escalader un mur pour être libre? Mais qu’est-ce que vivre en état de siège? Et de quoi Gaza était-elle vraiment le nom? Était-ce une à ciel ouvert comme le veut le lieu commun? Un repaire de terroristes menaçant l’existence même du seul État à majorité juive au monde? Un Hamasland? Un no man’s land juridique? Un zoo humain? Un ghetto? Un canton? Un point noir sur le visage du Moyen-Orient? Un laboratoire où l’armée israélienne testait ses armes, ses technologies de contrôle et de surveillance des corps et des âmes? Un État palestinien atrophié? Le plus grand camp de réfugiés au monde? Un purgatoire? »

Bien téméraire quiconque répond à ces questions, mais alors pourquoi ne pas s’intéresser à plus grand encore, c’est-à-dire à l’Histoire même de Gaza, notamment celle de sa population à la riche culture dont les découvertes archéologiques les plus récentes, celles d’avant 202, révélaient un monde plus grand que nature. Or, la guerre actuelle a détruit les éléments architecturaux découverts visibles ou sur le point de l’être, ainsi que divers objets révélant l’art de l’utilitaire magnifié.

Cet univers pouvant appartenir au Patrimoine universel tel que l’UNESCO le définit, tant matériel qu’immatériel – dessins ou sculptures par exemple – mais qui ont été détruits par les pluies de projectiles sans cessent répéter.

Je termine cette recension exactement un an après les événements que l’on sait et l’acharnement à la répression que d’innocents Gazaouis et Libanais subissent depuis. Je ne mets pas en doute le droit d’Israël à se défendre, mais sa détermination à refuser à une population le droit de vivre en paix sur son propre territoire, afin de lui faire payer le prix des violences de groupes armés de sa communauté. J’ai l’impression que la pensée manichéiste de tous les partis dans un combat insoluble et sans issu ira jusqu’à créer un immense fossé dont le vide ne sera jamais rempli par des femmes et des hommes de bonne volonté.