mercredi 29 mars 2017

Lettres québécoises
numéro 165, printemps 2017

Savoir tourner la page

Adrien Thério (1925-2003) fut un artisan de l’ombre de notre institution littéraire, un de ceux sans qui elle serait lourdement handicapée, voire qu’elle n’existerait tout simplement pas. L’universitaire, auteur de nombreux ouvrages dont des fictions narratives, a dirigé Livres et auteurs québécois, un bilan annuel lancé en 1961 dont il fut l’artisan jusqu’en 1973. En mars 1976, il crée Lettres québécoises, trimestriel traitant exclusivement de l’actualité littéraire d’ici.
Depuis 40 ans, la revue recense annuellement plus de 200 ouvrages, tout en rendant compte des principales activités du milieu, des nouvelles parutions aux lauréats de nombreux prix littéraires. Elle s’intéresse aussi à la littérature canadienne d’expression française, d’un océan à l’autre. Longtemps dirigé par son fondateur, c’est André Vanasse, universitaire et éditeur, qui lui a succédé après avoir été longtemps son bras droit.




Or, le numéro 165 de Lettres québécoises, disponible depuis la mi-février, annonce le départ à la retraite de trois des membres de l’équipe de direction. Ainsi, André Vanasse, Michèle Vanasse, la directrice de production, et moi-même, adjoint au directeur depuis janvier 2009, qui passons le flambeau à une nouvelle équipe, jeune et dynamique.
Revenons au numéro 165. Le médecin et écrivain Jean Désy en est l’invité. Si vous ignorez qui est cet auteur prolifique — près d’une quarantaine de livres parus à ce jour —, je vous suggère de lire « Amériquoise nordicité », l’autoportrait qu’il signe en ouverture des pages qui lui sont consacrées où il nous parle, entre autres, du coup de foudre qu’il a eu le « 3 janvier 1990, au moment d’un premier atterrissage à Puvinituq » dans le Grand Nord. Arrêtez-vous à l’entrevue qu’il a accordée à son ami et éditeur Rodney Saint-Éloi, où l’homme venu des Antilles rencontre celui venu du froid dans une conversation d’un humanisme remarquable. Enfin, pour mieux comprendre l’œuvre de l’écrivain, laissez-vous guider par le professeur Yves Laroche qui étudie pour nous les nombreux ouvrages de l’écrivain et son « besoin absolu de beauté ».
Comme je le fais depuis toujours — j’ai débuté ma carrière de chroniqueur littéraire l’année où Lettres québécoises a vu le jour — je vous propose d’être attentifs aux chroniques régulières lesquelles s’appuient sur les genres littéraires — roman, polar, traduction, récit, nouvelle, poésie, essai, bande dessinée ou roman graphique et revues. Cela sans oublier les rubriques portant sur le monde du livre, les ouvrages hors genre et en format poche, les principaux événements et prix littéraires remis au cours des derniers mois.
Ces faits divers sont très nombreux, car ils reflètent l’animation du milieu au cours de la rentrée de l’automne dernier, saison hyperactive s’il en est qui se termine au moment du Salon du livre de Montréal. Il fait bon de lire ces comptes rendus qui illustrent la vitalité de notre milieu littéraire malgré la petitesse du territoire.
Soyez attentifs au dossier proposé par Isabelle Beaulieu consacré à l’Union des écrivaines et écrivains du Québec (UNEQ). Au passage, prenez le temps de scruter la photo des fondateurs de cette association professionnelle parmi lesquels on aperçoit le regretté Jean-Marie Poupart qui fut de cette équipe de bâtisseurs.
Ce dernier numéro de l’équipe de gestionnaires qui prennent une retraite méritée a été fait dans la joie. André, Michèle et moi croyons laisser une revue en santé, notamment grâce aux chroniqueuses et chroniqueurs qui ont fait la preuve de leur sérieux et de leur compétence, et cela depuis longtemps.

Lire Lettres québécoises, c’est faire un tour d’horizon du dernier trimestre de notre monde littéraire, de la création d’œuvres remarquables aux incontournables activités qui se déroulent en périphérie.

mardi 28 mars 2017

Jean-François Lépine
Janine Sutto : vivre avec le destin
Montréal, Libre expression, 2010, 392 p., 29,95 $ (papier), 21,99 $ (numérique).

Pour saluer Janine Sutto

Cette recension parue dans l’édition du 10 mars 2011 de l’hebdomadaire Le Canada français, la biographie ayant mis un certain temps à me parvenir. Cette attente valait la peine, car l’ouvrage, écrit par le journaliste Jean-François Lépine, est plus que le récit chronologique d’une vie. C’est à la fois les mémoires d’une comédienne et les éphémérides de près de 80 ans de théâtre au Québec.
Tout commence le 20 avril 1921, à Paris, lorsque Léopold Sutto et Renée Rimbert ont un deuxième enfant, Janine. Sans être riche, les Sutto sont à l’aise jusqu’au krach boursier de 1929; commence alors une période d’incertitude qui amène la famille au Canada. Malgré ses huit ans, Janine « rêve déjà de devenir elle-même actrice ».
En 1940, à 19 ans, Mme Sutto fait son entrée au théâtre grâce à Mario Duliani qui lui propose de jouer dans L’Aiglon de Jean Rostand en compagnie, entre autres, de Jean-Louis Roux, Paul Guèvremont et Yvette Brind’Amour.



Une fois admise dans le cercle des jeunes acteurs, elle passe du théâtre à la radio, de l’Arcade aux radioromans. Elle rencontre Pierre Dagenais, un génie de la scène qui fonde l’Équipe, une troupe d’avant-garde. Dagenais et Sutto en viennent à former un couple à la ville comme à la scène.
Ce mariage sera à l’exemple de l’Équipe, de l’enthousiasme à l’échec. La comédienne partira alors faire un séjour d’un an à Paris pour y parfaire son apprentissage de la scène. C’est là qu’elle retrouve Henry Deyglun, un comédien et écrivain français né en 1903, lui aussi établi au Québec où il a femme et enfants.
De retour à Montréal en août 1947, la carrière de Janine Sutto reprend de plus belle et sa relation avec Deyglun se poursuit. Quand arrive la télévision en 1952, la comédienne et ses camarades entrent sans hésiter dans ce nouvel univers. Tout au long des années 1952-1960, la SRC diffuse des pièces de théâtre en direct ou en différé presque toutes les semaines, sans oublier les premiers téléromans, dont Un homme et son péché. Ce sera l’époque de Marcel Dubé et de sa bande d’acteurs dont font partie les Janine Sutto, Jean Duceppe, Denise Pelletier, Monique Miller, Catherine Bégin et de nombreux autres.
En 1953, Mme Sutto s’installe avec Henry Deyglun, à Vaudreuil, non loin de chez Félix Leclerc. Le couple aura alors une vie sociale très active, avant que la carrière de Deyglun périclite. Le 22 septembre 1958 naissent les jumelles Mireille et Catherine, cette dernière atteinte de trisomie. Janine Sutto est de plus en plus le soutien de la famille. Plus tard, elle réalisera qu’elle a souvent laissé une lourde tâche à Mireille qui protégeait sans cesse sa sœur démunie.
Divers aléas hantent la vie de Janine Sutto : son manque constant d’argent, sa vie amoureuse instable, l’alcoolisme et le secret dont elle entoure sa vie personnelle. Elle résout la question d’argent en confiant l’administration de ses biens à un comptable et la question de l’alcool en cessant de boire.
Restent ses amours et sa vie secrète. Janine Sutto : vivre avec le destin rompt définitivement le silence qui a pu protéger sa vie d’artiste; il me semble très rare que des mémoires aillent aussi loin dans la confidence. Mme Sutto semble s’être gardé un minuscule jardin où elle a installé ses pensées intimes et cet amant qu’elle nomme D. Le livre que lui a écrit son gendre, Jean-François Lépine, nous en apprend autant sur elle que sur l’histoire du théâtre d’ici, entre autres en résumant parfaitement la trame d’un très grand nombre de pièces dans lesquelles elle a joué. C’est ainsi que son patrimoine devient le nôtre.
Je vous salue donc, Janine Sutto, en souvenir de ces étés à vous croiser quotidiennement au Théâtre des Prairies, à Joliette, où je travaillais avec la ducepperie.

Aujourd’hui, 28 mars 2017, vous êtes parties rejoindre dans l’au-delà vos amis, vos amours et vos rêves, enfin libérée de toute contrainte. Reposez en paix, Madame.

mercredi 22 mars 2017

Marie-Ève Lacasse
Peggy dans les phares
Montréal, Flammarion Québec, 2017, 248 p. 26,95 $.

Vivre avec toi et tes autres vies

Adolescent, je m’intéressais aux classiques de la littérature française, et à ceux et celles qui allaient le devenir. Ainsi en 1964, j’ai lu, en rafale, Bonjour tristesse et Un certain sourire, premiers romans de Françoise Quoirez, alias François Sagan. J’ai ensuite suivi distraitement sa carrière et ses folles équipées. En 2008, lorsque parut Sagan, le film de Diane Kurys dans lequel Sylvie Testud est criante de vérité, j’ai fait une visite guidée de son univers et j’ai appris que, pendant une vingtaine d’années, Sagan avait eu à ses côtés un ange gardien et une amoureuse souvent éconduite.
Je découvre maintenant qui était cette amie fidèle et quasi inconditionnelle : Peggy Roche. C’est la romancière québécoise, Marie-Ève Lacasse, qui est l’auteure de Peggy dans les phares. Installée à Paris, l’écrivaine, à l’époque où elle signait Clara Ness a publié deux livres, Ainsi font-elles (XYZ, 2005) et Genèse de l’oubli (XYZ, 2006), qui annonçaient l’arrivée d’un talent dont il fallait observer l’évolution de la carrière.
Peggy Roche a bel et bien existé et fut effectivement la compagne silencieuse de Françoise Sagan. Cela ne résume pas sa vie, car Peggy, comme l’appelait son entourage, n’a pas attendu, au propre comme au figuré, de partager le quotidien de ce « charmant petit monstre » qu’était, selon François Mauriac, l’auteure d’Un profil perdu, une fiction parue en 1974 et qu’elle lui dédicacera.
Notons au passage que la femme dont la photo paraît en couverture du roman n’est autre que Peggy Roche.
  


M.-È. Lacasse imagine la première rencontre de Sagan et Roche dans le bureau d’Hélène Lazareff au magazine Elle, en 1955. « Tu étais l’être humain le plus timide et tremblotant que j’aie jamais rencontré… », se souvient-elle. Quoirez n’est pas encore tout à fait Sagan, bien que le récit décrive par petites touches, comme le ferait une peintre pour donner du caractère, de l’intensité au personnage qui prend forme sur la toile. C’est, me semble-t-il, une des forces du roman que d’illustrer la création d’une écrivaine qui en vient à imaginer son existence plutôt que de la vivre comme elle le ferait d’un personnage : « Françoise réalise d’ailleurs que sa vie se déroule souvent comme elle l’a précédemment désiré, par le biais puissant de la littérature. »
L’auteure n’oublie jamais que c’est Peggy qui est au cœur de l’histoire, tantôt comme narratrice et, parfois, comme sujet du récit. Or, ce qu’il y a d’envoûtant dans la trame, c’est l’équilibre qu’elle crée entre celle qui a un second rôle, sinon un rôle secondaire, dans la vie de Sagan et le fait qu’elle soit au centre de Peggy dans les phares. C’est d’autant plus « magique » que Sagan a une cour parasitaire comme un roi de France et que certaines de ces gens considèrent Peggy comme un banal faire-valoir.
Pourtant, la vie de Peggy Roche n’a rien d’ordinaire. Mannequin et passionnée de mode sa vie durant, elle se mariera plus d’une fois, entre autres avec le comédien Claude Brasseur en 1961, et elle n’aura pas que Sagan comme amante. Elle signera même sa propre collection de vêtements et vivra d’autres expériences d’affaires qui n’auront pas toujours le succès escompté.

M.-È. Lacasse a choisi de ne pas raconter une histoire linéaire, mais de brasser les cartes des unités de temps et de lieux en se concentrant sur le mariage des atmosphères que provoquent les protagonistes. Je note ici sa façon d’énumérer une suite d’actions, sans point ni virgule, produisant ainsi une essoufflante séquence, comme ce qu’elle met en mots. Puis-je parler d’une mise en abyme où une série de petits et de grands événements s’imbriquent les uns dans les autres pour tracer, en fin de compte, une large fresque d’une liaison autrement impossible? Je crois que c’est là le talent de l’auteure de Peggy dans les phares auquel se greffe une appropriation réussie de l’air du temps des intellectuels et du jet set des années 1950 à 1990, particulièrement des 20 dernières que Roche et Sagan ont partagées.

mercredi 15 mars 2017

Susie Hodge
100 chefs-d’œuvre de l’art
Montréal, Hurtubise, 2017, 432 p., 39,95 $.

Le musée domestique

Il y a toujours eu des œuvres d’art dans mon univers, à commencer par cette maison québécoise d’antan, une aquarelle de Wilfrid Corbeil des années 1950. Puis se sont ajoutés des Lahmi, des Hudon, un autre Corbeil, un Rousseau, deux Alexandre, etc. C’est sans compter les monographies venues des musées visitées de par le monde qui nourrissent le souvenir des lieux et des œuvres scrutées, et font fuir l’oubli des détails ou des couleurs.
Mais, tous n’ont pas l’occasion d’aller voir le Musée national des beaux-arts du Québec, celui de Montréal ou ceux d’ailleurs partout sur la planète. Heureusement, il y a aujourd’hui la magie d’Internet qui permet de visiter, virtuellement, nombre de hauts lieux muséaux où nous n’irons jamais, un privilège dont il ne faut pas s’en priver. 



Il y a aussi de remarquables ouvrages dont celui de Susie Hodge, 100 chefs-d’œuvre de l’art, véritable visite guidée faisant halte devant des toiles de toutes les époques — d’avant 1500 au 20e siècle — accrochées au mur de musées aux quatre coins du monde. Un voyage autrement impossible.
Qu’a de particulier cet énième livre sur l’art pour qu’il attire tant mon attention et, surtout, la retienne des heures durant? Il va de soi que ce sont d’abord les nombreuses illustrations de haute qualité sur lesquelles on s’attarde, mais cela ne justifie pas complètement le temps qu’on y passe. C’est plutôt son organisation visuelle et les informations détaillées sur les œuvres qui sont captivantes.
Ainsi, chacune d’entre elles est présentée sur quatre pages, les deux premières fournissant des renseignements biographiques de l’artiste et de l’importance spécifique de cette peinture dans l’ensemble de son œuvre. On ajoute, ici et là, soit une autre de ses toiles se rapportant à celle étudiée ou celle d’un autre artiste qu’il l’a inspirée dans sa facture, dans le sujet développé ou qu’il a lui-même influencé. Ces notes historiques nous rappellent que jadis les peintres ne disposaient pas des moyens d’aujourd’hui, l’éventail des couleurs par exemple ou les moyens de communication leur permettant de constater par eux-mêmes le travail d’autres artistes de leur époque. Certains voyageaient, alors que d’autres, plus sédentaires, se consacraient exclusivement aux travaux que des mécènes leur commandaient.
Revenons aux 100 chefs-d’œuvre de l’art. Les deux pages suivantes s’attardent à six ou sept détails de la toile dont ils expliquent l’importance d’un personnage par rapport à d’autres y figurant, la technique picturale employée par le créateur, sa façon de reproduire la texture des vêtements, la composition de l’ensemble du tableau (aussi appelé la mise en scène) ou d’autres détails sur lesquels on attire notre attention.
De prime abord, cette façon de présenter les chefs-d’œuvre m’a rappelé cette guide du Musée des Offices, à Florence, qui a informé le groupe de visiteurs qu’elle allait leur faire connaître « ses » œuvres, c’est-à-dire les tableaux qui la touchaient plus que tout autre. J’ai trouvé cette approche très intelligente puisqu’elle m’a obligé à observer avec plus d’attention et à mieux apprécier un nombre limité d’œuvres, compte tenu de la durée de la visite et du nombre d’œuvres que compte le musée, toutes formes comprises. Soyons réalistes : affirmer avoir visité quelque grand musée que ce soit ne dit pas tout puisqu’il faut y passer des jours, des semaines et plus pour en faire le tour, découvrir et apprécier la ou les collections.

Or, c’est exactement ce que 100 chefs-d’œuvre de l’art nous permet de faire : voir et revoir des œuvres remarquables aussi souvent qu’on le veut dans la quiétude de chez soi. Le livre nous permet aussi de préparer nos visites de musées où nous pourrons scruter l’original… dans le brouhaha des meutes de visiteurs et le cliquetis des appareils photo bien qu’ils soient souvent interdits dans ces enceintes.

mercredi 8 mars 2017

Gilles Archambault
Comment de temps encore?
Montréal, Boréal, 2017, 144 p., 18,95 $.

À quand la dernière page?

Si les changements climatiques sont une évidence pour la majorité d’entre nous, au point de ne pas savoir quel vêtement porté matin, midi ou soir, les quatre saisons se manifestant en un même jour, il y a des certitudes dans le paysage littéraire, dont la nature d’un nouvel ouvrage de Gilles Archambault.
Alors que paraît Combien de temps encore?, son 34e livre, je me souviens être entré dans son univers en 1980, lors de la réédition de Parlons de moi, un roman dans lequel un homme dans la quarantaine fait un bilan du pathétique de son existence. C’est, me semble-t-il, ce même monologuiste qui nous convie aujourd’hui à l’exposition de petits récits qui, tels des motifs de céramiques, tracent la fresque d’une mort lente, appréhendée par des événements sans véritable conséquence, sinon de donner l’espoir d’en finir.


On retrouve avec plaisir le style Archambault dans chacune des 24 histoires brèves qui composent le livre, constituant, dans son ensemble, le tableau morcelé de faits divers qui occupent le quotidien d’une personne âgée. À 83 ans, comment un écrivain comme lui peut-il renouveler son fonds de commerce thématique, tout littéraire est-il, ou rafraîchir le travail artistique qui l’amène sous les yeux des lecteurs? Gilles Archambault parvient encore à surprendre tantôt par un détail sur l’état d’esprit d’un personnage ou par le qualificatif choisi pour faire remarquer un objet banal, mais qui, néanmoins, guide l’action dans une direction qui surprend ou étonne.
La nouvelle initiale du recueil donne le ton. Les « Deux petits lacs » dont il est question font référence aux yeux d’une certaine Vanessa et ils m’ont rappelé Anouk, personnage au cœur de Doux dément, son précédent roman paru en 2015. Puis, il suffit d’une anecdote futile — le passage quotidien des enfants d’une garderie devant son logement —, pour que le héros veuille se soustraire de ce tableau urbain, car « le petit blondinet en queue de peloton me fait penser chaque fois à l’enfant que j’ai été. Je préférerais l’oublier, celui-là. »
Je l’ai dit plus d’une fois : si l’écrivain trempe rarement sa plume dans l’encre couleur d’optimisme, elle en trace quand même les signes d’une ironie qui se moque d’abord de lui-même. Les signes de la mélancolie douce des narrateurs de chacune des nouvelles — aucun n’étant pas jamais bien loin de l’auteur — sont également faciles à identifier : « Des livres, j’en ai écrit. Qu’ils me survivent me paraît improbable… Ma femme a-t-elle connu un peu de bonheur avec moi? Je ne peux que le souhaiter. »
Si je devais choisir un seul de ces récits qui résumerait bien l’ambiance du recueil, je retiendrais, sans hésiter, « Comme neuf ». Ici, le propos peut sembler de prime abord banal, mais il est tout autre. Jugez-en par vous-même : le héros refuse de se défaire d’un vieux fauteuil dont le grincement des ressors fatigués est une musique lui rappelant une époque passée et il préfère le confier à un rembourreur pour ne pas faire entrer un intrus dans son appartement devenu l’oasis de tous les silences qu’imposent irrémédiablement les souvenirs et la nostalgie.

Combien de temps encore?, le récit éponyme qui clôt l’ouvrage en deux pages, pose directement la question lancinante qui jette un brouillard sur l’ensemble de l’œuvre : « Depuis peu, je préfère m’installer dans l’idée de ma mort. Combien de temps encore? Mais, est-ce si important, dites? » Ce à quoi on peut répondre que l’espoir d’écrire un autre livre peut prolonger une existence, comme un petit miracle, autrement la vie serait comme celle d’un moribond pressé d’en finir.

mercredi 1 mars 2017

Michèle Plomer
Étincelle
Montréal, Marchand de feuilles, 2016, 312 p., 24,95 $.

Quand Michèo raconte Shen Song

On dit d’une écrivaine qu’elle a du style quand elle empreint sa prose ou ses vers de sa personnalité littéraire, affirmant ainsi son appropriation des outils d’écriture. Michèle Plomer a ainsi développé sa facture romanesque à travers ses cinq premiers romans, surtout dans la suite Dragonville où elle a fait voyager le lecteur de l’Estrie à la Chine, d’une époque à l’autre. Elle nous propose aujourd’hui Étincelle, une autofiction dont seul les élans de fiction modèrent la fulgurance autrement troublante.
Nous voilà à Shenzhen, ville de Chine non loin de Hong Kong devenue un pôle économique dans les années 1980. Michèo, comme la nomment ses amis chinois, enseigne l’anglais, à l’université locale, à des professeurs souhaitant améliorer leurs connaissances et leurs habiletés de la langue de Shakespeare. Elle s’est liée d’amitié avec Shen Song, une étudiante avec qui elle découvre le quotidien des Chinois, dont les règles austères imposées par le régime s’étendent jusque dans l’intimité des individus.

Un jour, Song invite Michèo pour son anniversaire, ce qui lui permettra de visiter le logement que l’Université lui a accordé. À la dernière minute, la Magogoise annule le rendez-vous. Song prépare quand même les plats qu’elle voulait servir à son amie et, au moment où elle allume la gazinière, tout saute.
Le tragique événement nous est raconté avec sobriété, créant ainsi l’atmosphère lourde dans lequel baigne la trame du roman. Les spectateurs impuissants de la tragédie ignorent si l’appartement était occupé et ils craignent le pire, surtout que le gardien des lieux refuse l’entrée des secours tant qu’on ne l’y a pas autorisé. Soudainement surgit de l’espace enfumé un corps qui n’est que plaies. On l’amène enfin dans un hôpital éloigné, là où personne ne songera à enquêter sur l’incident.
La romancière traduit avec justesse un événement dont les conséquences sont indicibles, cela sans tomber dans le pathos. Faire de telles circonstances une histoire où seules les relations entre un nombre limité de personnages, dans des conditions abjectes, est le défi qu’elle a bien relevé. Ainsi, la tension des premières heures après que Song soit devenue une grande brûlée est palpable; la jeune femme est entre la vie et la mort, une fin que souhaitent les autorités pour couper court aux accusations. L’atmosphère s’alourdit quand les parents de Shan Song arrivent de leur lointaine campagne et que le père exige des explications et des soins appropriés pour sa fille. N’oublions pas ici que c’est l’époque où l’État limite le nombre d’enfants par famille, et que les filles ne sont pas bienvenues.
Pendant des mois, l’espace réservé à la famille Shan devient un camp de résistance. Il faut du temps avant qu’on puisse communiquer avec Song, puis qu’on la voit. Cette incommunicabilité pèse lourd et génère les plus improbables scénarios. Seule, l’infirmière Wang sert de messagère ou d’interprète entre Song et les siens. Il faudra l’arrivée d’un médecin japonais pour assainir le climat de tension, parfois extrême, le spécialiste prenant en charge la malade en faisant fi des dictats de l’État. Plus tard, ce sera la venue de « Lemon », stagiaire en médecine traditionnelle chinoise, dont les soins et l’affection qu’il voue à la patiente accompagneront sa guérison, toute relative fut-elle.
Ce qui touche jusqu’à l’émoi de cette aventure, c’est que Michèle Plomer réussit à créer de la beauté d’une tragédie qui engendre des drames personnels pour toutes ces gens en relation avec Shen Song. Leur empathie et leur dévouement extrême soutiennent le pari de vivre que la jeune femme a pris et remporté. Cet humanisme en vient même à avoir raison du Pouvoir qui ne peut rien contre la bonté fraternelle dont fait preuve l’entourage de la grande brûlée.

Oui, Étincelle est un grand roman en cette ère d’individualisme dans lequel baigne la planète.