mercredi 14 mai 2025

De Petit-Goâve à Cavaillon

Pour saluer Dany Laferrière et Rodney Saint-Éloi 

Je salue Dany Laferrière et Rodney Saint-Éloi en ce printemps 2025. Tous deux sont entrés dans mon panthéon littéraire grâce à leurs ouvrages et leur humanisme, mais aussi par des rencontres fortuites. Je vous raconte.

Juin 1998, dans les allées d’un disquaire montréalais, je croise Dany et Maggie Berrouet, son épouse. Ils discutent autour de Montand chante Prévert. Je vaincs ma timidité et me permets de leur dire tout le bien que je pense de l’interprétation de Montand des vers du poète.

En mai 2004, quittant le Marché de la poésie de Montréal, Patricia Lamy, une amie attachée de presse, me présente Rodney, écrivain et éditeur chez Mémoire d’encrier. La bonté qui se dégage du visage de ce dernier, entouré de dreadlocks grisonnantes, m’émeut.

L’œuvre de Dany Laferrière est aussi diverse que considérable. Cela peut sembler paradoxal pour celui qui a écrit : « Un matin de février 1984, il y a quarante ans de cela, je me suis réveillé dans le grand froid montréalais, avec cette idée étrange qu’on ne devrait pas écrire plus d’un livre. »

J’ai sous les yeux Autobiographie américaine (Bouquins, "la collection", 2024) qui, avec ses 1 300 pages, illustre le paradoxe du livre unique. Ces dix fictions nous font entrer dans un seul et même univers par des avenues différentes, selon les époques et la trame que l’écrivain a tissée pour chacune avec de semblables fibres. Une place de l’Étoile imaginaire dont le Carré Saint-Louis serait le centre.

Pourquoi qualifier d’Américaine ses histoires réunies? « Venant d’un pays qui a connu l’esclavage et la dictature, et ayant longuement vécu dans des villes comme Montréal, Miami ou New York, avant de parcourir São Paulo, Mexico, San Juan ou Buenos Aires, je me sentais comme un arbre qui marche dans sa forêt. J’ai fouillé dans l’histoire pour découvrir que cette Amérique continentale était le rêve de Bolívar dont la devise se résumait à "Un continent, un pays". Tant de cultures diverses que les écrivains de ce continent ou de ce pays allaient m’apprendre. J’ai donc décidé d’entreprendre une longue balade littéraire, en commençant par cette Caraïbe où j’ai pris naissance, et où je suis tombé, un jour de pluie, sur le recueil du poète haïtien René Philoctète "Ces îles qui marchent". Je note dans mon calepin noir ce vers rimbaldien : "Je suis venu vers toi, nu, et sans bagages". C’est donc les mains libres et la tête légère que j’ai entrepris cet interminable voyage dans cette Amérique bigarrée et survoltée. »

Qu’attendait-il de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (VLB, 1985), son premier roman? « D’abord qu’il me sorte de l’usine, ensuite qu’il me rende célèbre. » Quant à l’emploi du mot « nègre » discuté par plusieurs, l’écrivain y revient dans Petit traité sur le racisme (Boréal, 2021) : « Toussaint Louverture et Jean-Jacques Dessalines [parmi les fondateurs d’Haïti] ont fait entrer le mot Nègre dans la conscience de l’humanité en en faisant un synonyme du mot homme. Un nègre est un homme, ou, mieux, tout homme est un nègre. »

Rodney Saint-Éloi a réfléchi plus largement au racisme suggéré par l’emploi inapproprié des mots nègre ou arabe dans Les racistes n’ont jamais vu la mer (Mémoire d’encrier, 2021), un essai-correspondances avec l’anthropologue et écrivaine palestino-canadienne Yara El-Ghadban.

N’oublions pas que Saint-Éloi est d’abord poète et romancier. Je pense ici à Nous ne trahirons pas le poème et autres recueils (Points, 2021), une anthologie réunissant Nous ne trahirons pas le poème (2019), J’ai un arbre dans ma pirogue (2006), Je suis la fille du baobab brûlé (2015) et J’avais une ville d’eau de terre et d’arcs-en-ciel heureux et autres poèmes (1999).

Le recueil éponyme relate sa démarche en la marquant de signes indélébiles, huit vers mettant en perspective les univers où il nous entraîne « pour me défendre / je dirai que je suis poète / les mots m’ont précédé / je n’ai pas tété ma mère / je n’ai pas connu mon père / j’habite loin de mon île / mon ventre n’est pas mon ventre / je n’étais pas convié à ma naissance ».

Tout comme Da, la grand-mère de Dany chez qui il passa sa petite-enfance à Petit-Goâve racontée dans L’odeur du café, Rodney est très attaché à Tida son arrière-grand-mère, à Contita sa grand-mère et à Bertha sa mère qu’il raconte dans Quand il fait triste Bertha chante. Ce sont là deux romans inoubliables par-dessus tout.

Je vous salue mes amis et vous remercie de la richesse des univers que vous partagez avec le lectorat de la Francophonie. Que vos œuvres demeurent un lien inaliénable entre les humains de toutes couleurs, toutes races et toutes cultures!


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