mercredi 2 mars 2022

Sylvie Drapeau

Le jeu de l’oiseau

Montréal, Leméac, 2022, 120 p., 17,95 $.

Théâtre de survivances

Grâce à la tétralogie intitulée Le fleuve, la comédienne Sylvie Drapeau a fait une entrée remarquée dans le cercle des écrivaines, car, en quatre livres, elle est parvenue à établir son style, cette signature littéraire si difficile à atteindre. Non seulement a-t-elle su partager des faits puisés dans l’histoire de sa famille, mais elle a réussi à transmettre des émotions universelles reconnues par un vaste lectorat.


Début 2022, elle nous proposait un nouveau roman, Le jeu de l’oiseau. Elle y ouvre la porte d’une autre cellule familiale, celle-là totalement dysfonctionnelle. En effet, il règne sur la vie de la mère et de ses enfants une telle frayeur qu’ils sont comme des pantins sur la scène d’un théâtre de survie installée entre les murs d’une maison en débriscaille, tel un radeau dans une tempête dont les vents ramènent sans cesse des vagues déferlantes toujours plus hautes.

Fabienne, c’est la mère; Raymond et Claire sont des jumeaux âgés d’une dizaine d’années; le père, c’est la bête dont la fureur règne en maître absolu sur la maisonnée, même sur le pauvre chien Ricky. Le climat est à ce point pourri que la mère a inventé le jeu de l’oiseau qui permet, à elle et ses enfants, de survivre en tout temps. Ainsi, pour désamorcer la violence, ils se réfugient dans un univers onirique donnant l’illusion d’un brouillard, tantôt épais tantôt diffus, contre lequel on ne peut rien, sinon jouer. Pour marquer ce rêve éveillé d’une empreinte littéraire forte, l’autrice a confié à Claire la narration, permettant de suivre les péripéties du côté des victimes.

J’ai remarqué que la romancière utilise l’imparfait de l’indicatif, ce temps qui exprime une action toujours en voie de se réaliser comme si elle était sans fin. J’ai compris que ce choix était obligé afin de soutenir l’interaction entre les personnages, laquelle se répète comme un maelström incessant, sinon dans de brefs instants où une lueur d’espoir laisse entrevoir une sortie de la gangue dans laquelle le père les a emprisonnés.

La famille habite au rez-de-chaussée d’une maison appartenant à monsieur Maloney, qu’ils appellent Baloney. La description des lieux, à l’intérieur comme à l’extérieur, donne l’image d’un endroit où il est impossible de vivre décemment, ce qui ajoute à la misère des occupants. À l’arrière, au fond de la cour, il y a une décharge, qu’ils appellent le trou, où coulent les eaux usées de l’aluminerie dont les lumières brillent au loin; pour les jumeaux, ce bout de leur monde est aussi pourri que leur propre existence. C’est d’ailleurs dans ces eaux boueuses qu’ils abandonneront les vestiges de leur impossible vie.

La romancière, sans identifier la région où se déroule le récit, fournit quand même quelques indications. Il y a l’aluminerie, la description de fragments d’une modeste municipalité et même le fleuve qui suggèrent qu’il s’agit de la Côte-Nord. Elle a donc planté à nouveau le décor de son récit sur les terres de son enfance.

Revenons à Claire et Raymond. Ils sont inséparables, non seulement parce qu’ils sont jumeaux, mais aussi parce que c’est ainsi qu’ils affrontent la risée des autres enfants. Leurs camarades répètent que leur mère Fabienne est une femme battue et que ses enfants sont infréquentables. La violence familiale se répand ainsi de façon insidieuse dans tous les pores de leur existence et les jumeaux n’ont d’autre choix que de se protéger l’un l’autre.

Sylvie Drapeau a créé un père de la démesure. Camionneur au volant de poids lourds, il se déplace dans un vieux pick-up qu’on entend venir à la fin de l’après-midi, signale que la mère et les enfants doivent cesser de jouer leur existence, de se faire transparents pour ne pas soulever l’ire de la bête. Ce rituel est réglé comme du papier à musique : une bière, nourrir le chien, d’autres bières, le repas, d’autres bières encore, les enfants au lit, les cris de la mère. Parfois, Maloney frappe dans le plancher pour faire taire le bruit. Quand la fin de semaine arrive, tout le monde respire puisque le père ne rentre que le dimanche soir, totalement ivre.

Le jeu de l’oiseau auquel s’adonnent la mère et les jumeaux n’est autre qu’une fuite sensorielle et émotive de l’enfer dans lequel ils vivent. Les enfants se sont créé un univers qu’ils ne partagent pas. « Pour Raymond et moi [de dire Claire], ce jeu avait été le point de départ de toutes nos inventions, de toutes nos envolées au-dessus du trou ou de la cour d’école. »

La mère joue son rôle de mère en tentant de les protéger des colères de son époux. Écrire est le seul refuge qu’elle s’accorde; elle a ainsi noirci plusieurs cahiers Canada qu’elle cache sous le matelas du lit conjugal. Un jour, elle a échappé de l’un d’eux la photo d’un beau jeune homme, les enfants l’ont ramassé et scruté avant de la lui rendre.

Fabienne s’habitue-t-elle à une telle violence? Pourquoi ne pas avoir quitté son mari? Jusqu’où les enfants sont-ils conscients des conséquences physiques et psychologiques des coups que leur père lui porte quotidiennement? Un soir d’hiver, le violent met sa femme à la porte alors qu’elle est nue; en allant la recueillir, Claire et Raymond constatent pour la première fois son véritable état. Cela réveille leur instinct de survie qui les oblige à tout faire pour les sortir de cet enfer.

Claire cherche à savoir ce que fait leur père durant les fins de semaine pour que, du haut de leurs douze ans, ils posent les gestes qui leur permettent de comprendre la situation au-delà des jeux. Les événements vont faciliter leur action : le père n’entre pas un soir, puis deux, suscitant malgré tout l’inquiétude des siens. C’est alors qu’en « ouvrant la porte [ils voient] un homme, mais dans une variante nouvelle, inédite. » Jimmy, nouveau venu, est un Amérindien dont ils reconnaissent les traits, ceux du jeune homme sur la photo que cache leur mère.

Nous découvrons en même temps que les jumeaux qui est Jimmy, les liens étroits que leur mère et lui entretiennent depuis qu’on les a éloignés l’un de l’autre, un Amérindien ne pouvant fréquenter une blanche à cette époque. Jimmy raconte comment leur père l’a souvent pourchassé sur les routes et, qu’il y a quelques jours, il a manqué une courbe et s’est retrouvé au fond d’un ravin, le coup brisé.

Fabienne, les jumeaux et Jimmy prennent la route à destination d’un nouveau départ. Les kilomètres parcourus font voir aux enfants un monde libre et paisible dont le fleuve devient le symbole.

Le jeu de l’oiseau développe un thème d’une telle misère humaine que le « le jeu de l’oiseau », que la mère et ses enfants ont adopté pour s’élever au-dessus de la violence paternelle, créée une véritable distance, comme un rêve qui les protège tel un instinct de survie plus fort que tout.

Sylvie Drapeau

Fleuve (Le fleuve, La terre, L’enfer et La terre)

Montréal, Leméac, coll. « Nomades », 2022, 344 p., 16,95 $.

Naissance d’une écrivaine

C’est sous ce titre qu’est réunie la tétralogie autobiographique de l’autrice. Nous sommes d’abord sur la Côte-Nord, une enfant raconte la vie sans histoire de sa famille, parents et fratrie. Nous la suivons au fil des âges et de leurs aléas. « Le fleuve, c’est ce qui traverse, comme une veine primordiale, ces récits à la fois intimes et universels. C’est cette force, cette puissance qui caractérise aussi "la meute", cette famille que ni les drames, ni la maladie, ni la mort prématurée n’arrivent à détruire. Tour à tour enfant, puis jeune fille, puis mère, puis femme mûre, la narratrice se transforme et se dévoile à travers ses liens avec ses frères, ses sœurs et ses parents, chacun contribuant à façonner celle qu’elle est devenue. En faisant d’eux les personnages d’une histoire éternelle et lumineuse, elle leur rend le plus magnifique des hommages. »

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