mercredi 30 mars 2022

Dominique Fortier

Les ombres blanches

Québec, Alto, 2022, 248 p. 25,95 $ (papier), 12,99 $ (numérique).

« Combien de personnes pour faire un livre »

Le premier trimestre de 2022 aura apporté de nombreuses fictions de grandes qualités littéraires, dont celles de Marie Hélène Poitras, François Gravel et Sylvie Drapeau. S’ajoute à cette remarquable cohorte Les ombres blanches de Dominique Fortier.

Ce huitième ouvrage de l’écrivaine et traductrice fait écho à son précédent récit, Les villes de papier (2018), qui remporta le Prix Renaudot essai 2020. L’autrice y entrebâillait la porte de l’univers d’Emily Dickinson (1830-1886), poétesse états-unienne dont l’œuvre émergea de nulle part après le décès de cette solitaire iconoclaste, tout de blanc vêtu. Dans une note à la fin de l’opus, Dominique Fortier explique que le sujet de son nouveau livre lui est venu à la fin de l’été 2020, alors qu’elle portait en elle une fiction sans parvenir à en saisir l’essence; cette quête l’amena jusqu’à Amherst, ville du Massachusetts où habitait la famille Dickinson depuis 1813. Les personnages qu’elle avait dérangés en s’octroyant le droit d’écrire sur leur chère Emily sans leur consentement l’y interpelaient.

Ces gardiennes de mémoire, dont on en vient à comprendre la nature du privilège, ce sont Lavinia, sœur cadette d’Emily; Susan Gilbert, sa meilleure amie, épouse de son frère Austin et mère de Martha, Edward et Gilbert [décédé à l’âge de 8 ans]; Mabel Loumis, épouse de David Todd, maîtresse d’Austin Dickinson et mère Millicent, une enfant d’une dizaine d’années.

Tous habitent trois propriétés si près l’une de l’autre qu’on pourrait croire qu’un même toit les abrite. Cela fait image, comme si elles étaient réunies en une vaste demeure étagée dont la coupe longitudinale donne à voir, simultanément, l’intérieur de ces maisons et la vie quotidienne de leurs habitants. Le rez-de-chaussée, c’est Homestead, le manoir de la famille Dickinson où sont nés Austin, Emily et Lavinia. L’étage loge Austin, son épouse Susan et leurs enfants (The Evergreens). La demeure de l’astronome David Todd, son épouse Mabel et leur fille est dans les combles (The Dell). Cette vaste fresque permet en outre d’observer l’influence croisée entre les résidents, ce que nous en entendons ou comprenons.

Dominique Fortier a recours à la technique du plan séquence cinématographique pour articuler la trame narrative, faisant alterner les domaines et les actions de leurs habitants. Ceux-ci se croisent de façon furtive pour animer d’indispensables interactions, mais un personnage à la fois mène presque toujours la scène. Au cœur de la trame, la publication des nombreux poèmes écrits sur des bouts de papier recyclé qu’Emily Dickinson a laissé épars dans un tiroir. Cela sans oublier les quarante fascicules et l’abondante correspondance à laquelle on fait référence et qui illustre son talent d’écrivaine.

Lavinia est la seule de la fratrie à toujours habiter la maison patrimoniale des Dickinson. C’est elle qui a découvert les poèmes d’Emily, les a rangés dans une « valise en carton bouillie » (41) et qui désire les voir publiés. « Sans Lavinia, Emily serait morte comme tombe un arbre dans la forêt quand personne n’est là pour l’entendre, sans bruit et sans écho. » (37) Mais, la cadette Dickinson considère ne pas avoir la compétence ni les connaissances nécessaires pour entreprendre cette tâche. Quel talent a-t-elle, se demande-t-elle d’ailleurs, sinon de tenir vivante la grande maison où, dans son imaginaire, habitent toujours Père, Mère et Emily?

Lavinia exerce une influence tranquille sur les autres personnages, car elle trouve d’habitude une façon de modérer leurs ardeurs ou de les encourager à poser les gestes appropriés en de telles circonstances. La bonne Lavinia va ainsi assurer la pérennité des poèmes et de la mémoire de sa sœur Emily : « Cette femme toute seule dans une chambre était, à son insu, en train de prendre l’une des décisions les plus importantes de la littérature. » (37).

Malgré son apparent manque de confiance, Lavinia « voudrait dire que, pour ce qu’elle en comprend, la poésie de sa sœur est le contraire de la correction, qu’elle appartient au domaine de la faute, de ce qui ne figure ni dans les manuels ni dans les dictionnaires, qu’elle réside dans cette distance qui l’éloigne de ce qui est normal, attendu, que la poésie vit dans cette surprise, qu’elle se construit avec de l’étonnement comme la ruche se construit avec du miel. Les poèmes d’Emily sont le contraire d’une ligne droite – labyrinthe, vol d’abeille – en même temps qu’ils vont droit vers leur but, comme la flèche vers sa cible, qu’ils sont à la fois la flèche, la cible, la main qui tire et l’air fendu par la pointe d’acier. » (111)

C’est Lavinia qui réconforte sa belle-sœur Susan, la meilleure amie de la défunte poétesse, mais surtout la mère d’un enfant décédé en bas âge et l’épouse trompée sous les yeux de tous. Comment l’altruisme dont fait constamment preuve Lavinia peut-il perdurer? D’abord par une certaine naïveté du personnage, parfois par les plaisirs simples que la domesticité – jardinage, couture, tricot, etc. – lui apporte. Puis, par l’improbable explosion d’émotions grâce à la venue de Holden, un saisonnier dont elle a accepté l’aide pour entretenir le vaste terrain de Homestead et chez qui elle découvre une bonhommie narquoise qui la séduit.

Qu’en est-il de Susan? Sa vie est de plus en plus calamiteuse. La relation adultérine de son époux Austin avec Mabel Todd trouble sans arrêt son quotidien, car tout Amherst chuchote sur son passage et qu’elle aperçoit, à répétition, son mari et sa maîtresse sur la propriété des Todd jouxtant la leur. La mort prématurée de son fils cadet et le décès de son inséparable amie Emily furent des ouragans dévastateurs. La solitude de Susan est de plus en plus profonde, si bien que seul Lavinia mérite encore sa confiance. Il n’est pas surprenant que lorsque cette dernière projette publier les poèmes d’Emily, ce soit vers Susan qu’elle se tourne, celle à qui Emily a écrit 40 ans plus tôt : « We are the only poets, and everyone else is prose. »

Susan ne se sentant pas plus de talent et d’habileté que sa belle-sœur pour préparer l’œuvre posthume, Lavinia demande donc l’avis de son frère Austin qui n’ose lui dire sur le champ que ce travail conviendrait à Mabel. Lavinia se tourne enfin vers celui « qu’Emily, dans les dizaines de lettres qu’elle lui a écrites, appelait son maître. Thomas Higginson – écrivain, journaliste, critique littéraire, abolitionniste de la première heure – est un homme accompli, de belle apparence, et qui le sait. » (78-79) Ce dernier accepte de la guider dans le choix d’une personne pouvant mener à bien le gigantesque travail qu’exige l’édition des poèmes épars d’Emily, mais il refuse net de faire la première étape du travail.

Qu’en est-il de Mabel Loomis Todd? Personnage éthéré, elle n’a qu’un but dans la vie : être reconnue et admirée du plus grand nombre. Dans une certaine mesure, la personnalité de Mabel est l’opposé de celle de Lavinia, l’une flamboyante et égoïste, l’autre effacée et altruiste. Ce n’est pas tant l’amour d’Austin Dickinson qu’elle entretient, mais l’admiration qu’il lui voue que David, son mari, Millicent, sa fille, ne semblent pas entretenir par-devers elle. En acceptant de préparer les poèmes d’Emily pour l’édition, elle veut montrer à tous son talent et associer son nom à celui des Dickinson.

Comme l’écrit la romancière, « Mabel ne jette rien, jamais. Comme dans le but de documenter sa propre existence… Elle garde surtout les lettres de ses nombreux sou­pirants, qu’elle range dans une boîte en carton rose fermée par un ruban de soie. Elle les ressort tous les quelques mois pour en repasser le contenu en revue. Là reposent, en strates quasi géologiques, les témoignages de ceux qui au fil des ans ont prêté hommage à sa beauté, à son esprit, à son intelligence. En relisant ces témoignages, elle a enfin l’impression d’être un personnage de roman, c’est-à-dire d’exister pour vrai. » (48-49)

L’époux de Mabel, David Peck Todd, est astronome, professeur et conférencier réputé. Bien qu’au fait de la relation de son épouse et d’Austin Dickinson, il se préoccupe surtout de ses recherches et de sa fille. Millicent est telle une éponge prête à absorber toutes les connaissances que son père partage avec elle. D’ailleurs, il semble plus être son père que Mabel, sa mère.

Millicent est le personnage le plus attachant de la microsociété imaginée par la romancière. À dix ans, elle a une telle curiosité de tout que son père David alimente en lui faisant découvrir les astres, les étoiles et d’autres merveilles de la nature. La fillette est déjà capable de faire le lien entre imaginaire et réalité. Elle n’a d’ami que les livres, les atlas étant ses préférés, les plantes, les fourmis et, pour « que ses collections soient complètes, il ne lui resterait plus qu’à découvrir comment faire aussi un herbier de gouttes de pluie ou de flocons de neige. » (70).

Millicent est, dans une certaine mesure, la réincarnation d’Emily dont elle parvient à lire l’écriture qu’elle compare à des fourmis, au grand dam de sa mère. L’enfant parvient aussi à tisser des liens avec Lavinia et même avec Susan. Je note qu’elle a aussi des traits de caractère d’autres personnages de Dominique Fortier, sinon de l’autrice elle-même, entre autres, de faire des listes ou des collections sur presque tout. Ainsi ses « notations matinales ont permis à Millicent de découvrir une passion. Si sa mère tient son journal, écrit des articles et compose de la musique, si son père rédige des essais scientifiques et aligne des formules, elle dressera des listes, qui lui sont une façon d’organiser ce monde trop vaste dont elle ne connaît encore presque rien. Dans un deuxième cahier, acheté celui-là avec son argent de poche, elle consigne la liste de ses mois favoris (décembre, janvier, février, novembre); celle des légumes qu’elle abhorre (navet, salsifis, chou-fleur) ; ses étoiles favorites (Sirius, Bételgeuse, Stella Maris, Vénus qui n’est pas une étoile mais tant pis) et les pays qu’elle rêve de visiter (tous). Quelques pages plus loin, il y a la liste des oiseaux vus dans une journée, de ses fleurs préférées, des couleurs qu’on peut discerner dans la nacre d’une seule coquille d’huître, des variétés de pommes les plus juteuses, des plus grandes qualités des chiens, de ses adjectifs favoris, des bruits de la nuit, des écrivains qu’elle préfère à tous les autres. » (53)

Un dernier exemple de l’intelligence de Millicent : « Ce soir-là, en s’endormant, elle trouve une autre réponse à la question de son père : les poèmes de mademoiselle Emily non plus n’ont pas d’ombre. Ces poèmes sont des ombres blanches, des textes tissés à même les silences entre les mots, une maison faite en fenêtres. » (178)

J’aurais pu intituler cette recension Présence de l’absence (1956), empruntant le titre d’un recueil de Rina Lasnier, car la défunte Emily Dickinson est omniprésente tout au long du roman, que ce soit à travers le quotidien de Lavinia, la peine de Susan ou l’imaginaire de Millicent; d’ailleurs cette dernière peut être son double dans sa solitude d’enfant comme dans son amour de la nature (entre autres illustrer par son herbier et ses autres collections), des mots et des livres.

Contrairement à ses habitudes, Dominique Fortier intervient peu dans la trame de Les ombres blanches. Elle s’est plutôt réservé quelques « encarts » narratifs où elle s’exprime en réfléchissant des éléments spécifiques de son récit. Par exemple, le deuxième encart illustre sa relation avec ses personnages : « Depuis des mois maintenant, je suis Millicent, Mabel, Susan, Lavinia. Cela peut vouloir dire deux choses : que je marche dans leurs pas pour suivre leur trace, ou que j’existe, d’une certaine façon, chez toutes les quatre. Ces deux choses sont vraies en même temps. Chez chacune de ces femmes, j’ai versé un peu de ce que je sais, de ce que je crois, de ce que je crains et de ce que je fuis, puis je les ai placées comme les points cardinaux sur une rose des vents, en espérant que l’une ou l’autre finira par m’indiquer le chemin à suivre. Mais voilà, plutôt que de rester sagement là où je les avais mises, elles ont commencé à se déplacer d’abord imperceptiblement, puis d’un pas plus assuré, s’éloignant ou se rapprochant l’une de l’autre, une danse que je n’avais pas ordonnée et dont je ne connais pas encore la musique. Qu’elles l’entendent avant moi, cela me rassure : elles sont vivantes.

Le chemin à suivre – c’est une question que ne se serait jamais posée Emily, qui savait parfaitement où aller : nulle part. Elle était déjà arrivée. Elle n’était jamais partie. » (73)

Les ombres blanches va bien au-delà de l’emprunt référentiel à la vie d’Emily Dickinson comme Les villes de papier, car, même en s’inspirant des notes biographiques des proches de l’écrivaine, Dominique Fortier a donné à chacun d’eux toute la latitude que son imaginaire lui permettait, tout en préservant un réalisme idoine. Même ses propres interventions, je le répète, sont comme une voix hors champ qui commente son expérience de créatrice. Quant aux qualités littéraires intrinsèques, à la littérarité de l’œuvre, le roman met en perspective l’actuelle maîtrise de l’écrivaine qu’elle continuera sûrement à peaufiner pour le plus grand plaisir de son lectorat.

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