mercredi 16 septembre 2020

 Jérôme Élie

Le coup du héron

Montréal, Pleine lune, 2020, 128 p., 20,95 $.

 

Kaléidoscope hallucinant

 

Monsieur Belmont et sa fille Lédia font leur marche dominicale avenue Émile-Zola, en direction du pont Mirabeau, celui immortalisé par Guillaume Apollinaire, et de là jusqu’au square Théophile-Gauthier, une place en forme de T. Lui lira un journal pendant que la gamine s’esbaudira dans les allées. Ce jour-là, après s’être amusée, elle veut rejoindre son papa, mais il ne semble ne plus être là où elle l’a laissé. Panique en la demeure! L’inquiétude passée, elle le retrouve, mais lui ne comprend pas cette agitation et la rassure.

Cette scène ouvre la porte de l’univers de Lédia, personnage au cœur du septième roman de Jérôme Élie, Le coup du héron. Le décor, vous aurez compris, est planté dans un quartier de la Ville lumière qu’on peut imaginer comme les quatre ou cinq personnages de cette histoire aux allures de récit surréaliste. Chose certaine, la rigueur de la structure de Jérôme Élie a donné à son œuvre – trois parties, la première en deux sections, la deuxième en six, et la dernière en une seule – évite que l’on s’égare.


Le père des premières pages meurt, le temps que « vienne le pire, sonne l’heure. » Lédia, encore très jeune, est ainsi confronté au deuil, mais aussi au désarroi de sa mère lequel se manifeste par de curieuses réactions. Ainsi, un jour où la fillette rentre de l’école et, ayant oublié ses clés, sonne à la porte; sa mère lui ouvre, mais ne la reconnaît absolument pas. L’enfant court chez sa tante, lui raconte l’incompréhensible réaction de sa mère, qui la ramène sans que Mme Belmont reconnaisse sa fille. Il faut quelques mois de soins pour qu’elle se rétablisse du « délire d’identification » et d’une dépression faisant suite au décès trop rapide de son époux.

Premier saut dans le temps. Nous retrouvons Lédia en fac de Lettres, amoureuse d’Albert qui prépare médecine et partage ses confidences avec Alejandra, « poétesse argentine émigrée en France, jouissant déjà d’un vrai renom dans son pays » Un jour, le jeune homme traduit un poème de cette amie; celle-ci apprécie son travail, ce qui sème un peu de jalousie dans l’esprit de son Lédia. De fil en aiguille, ce sentiment empiète sur son amour et l’amène à faire mille reproches à Albert. Tant et si bien, qu’un jour, Lédia est surprise de trouver un appartement très bien rangé, mais les tiroirs et le placard où se trouvent normalement les vêtements de son compagnon sont vides.

Elle téléphone Alejandra et lui raconte son désespoir. Son amie écrivaine est étonnée, car elle ne connaît aucun Albert dans la vie de Lédia. « Ce qui se trame n’a rien à voir avec la maladie mentale, ce n’est pas sa vision distordue de la réalité qui est en cause, mais la réalité elle-même qui lui joue un sale tour. » La situation va de mal en pie au point où Alejandra en informe la mère et la tante de son amie. Cette dernière voit là une certaine analogie entre les symptômes de sa nièce et ceux de sa sœur, la maman de la jeune femme qui fut traitée pour un ictus. Les trois femmes finissent par convaincre Lédia de consulter, mais elle « ne dévoilait que ce qui l’accommodait. »

Se la jouant avec conviction, elle en vient à ne plus mentionner le nom d’Albert et de leur relation, sans l’oublier pour autant même vingt ans plus tard. Un jour pourtant, elle croit l’apercevoir sur la rue et se met à le filer jusqu’à ce qu’elle découvre où il habite et, surtout, son nom, « car c’était bien lui ».

La deuxième partie du roman se résume en un chassé-croisé entre rêves et réalités, entre souvenirs et oublis, entre passé et présent. Au cœur de ce ballet de moments cocasses et d’instants graves, il y a Lédia, évidemment, et surtout l’Albert qu’elle croit avoir retrouvé. Il est médecin, comme l’autre qu’il se défend d’être malgré l’insistance de Lédia. Cela devient pour elle et lui une quête à laquelle ils refusent de mettre fin tant et aussi longtemps qu’ils ne l’ont pas menée à bien.

Jérôme Élie jongle habilement avec la mémoire et les souvenirs de ses personnages, l’une étant ici vive et là trompeuse, les souvenirs, telle une photo de classe, parfois mensongers. Lédia et Albert retrouvent un ancien confrère de classe, Séguret, et ils réalisent alors qu’ils ont fréquenté la même école, mais que, même si leurs noms figurent derrière la photo de groupe, ils ont été gommés de l’image. Quant « au coup du héron », il ressemble à un coup du destin qu’on ne puisse jamais affirmer ou nier avec certitude. Ainsi, on n’est pas surpris que la disparition de Lédia elle-même, car tout « ainsi va s’effaçant ».

Terminant Le coup du héron, c’est La persistance de la mémoire, une toile de Salvatore Dali qui m’est revenue en mémoire. Aussi appelée Les montres molles, j’y vois la représentation picturale de l’univers imaginé par Jérôme Élie. Cela conforte la réalité voulant que chaque année, surtout dans le contexte de grands bouleversements, des gens disparaissent sans qu’on ne puisse les retrouver ni conclure à leur décès. Quant au héron du titre, il joue souvent à la cachette avec les ornithologues, professionnels ou amateurs.

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