mercredi 2 septembre 2020

Dany Laferrière

L’exil vaut le voyage

Montréal, Boréal, 2020, 408 p., 42,95 $.

Le tour du jardin des merveilles

Tour du chapeau littéraire : voilà la proposition de l’écrivain académicien Dany Laferrière avec L’exil vaut le voyage, troisième opus fait de textes et de dessins. J’y observe une maîtrise assumée du médium mixte, entre autres certaines illustrations qui vont au-delà de l’idée du passage et de son contexte. Par exemple, il peut s’intéresser à Borges ou Baldwin en les mettant dans des situations (lieu, individus, etc.) où ils évoluent ou qu’ils évoquent.


L’exil du titre suggère une contrainte, une expulsion, une déportation sous peine de condamnation à mort. Or, D.L. l’écrit : « Le dictateur pensait me punir. Ce fut une récréation. Pas chaque jour, sinon ce ne serait pas un voyage. Si j’ai fait ce livre (dans faire il y a écrire et dessiner) c’est parce que j’en avais marre qu’on associe uniquement l’exil à une douleur. » (p. 403)

On explore le livre grand format à la recherche de balises d’une matière aussi riche qu’imprévue. Les pages blanches avec intitulé et cercle rouge en sont une. La seconde est faite de mots en majuscules. Puis, il y a une table des matières un peu bancale, car certains intitulés ne correspondent pas à celui figurant dans le corps du livre.

Lisons les propos et les illustrations, en commençant par les Caraïbes. Mais non, il y a déjà une digression. D.L. vient d’apprendre le décès de son ami Jean-Claude Charles et lui adresse "Blues pour mister Charles" en illustrant abondamment leur compagnonnage. D’autres digressions suivront comme des chemins de traverse au thème de la section ou l’inspiration du moment.

Arrive une page marquante de la petite enfance. L’écrivain se souvient de son grand-père assis, immobile, dont seuls les yeux bougent : il lit, assouvissant « la plus intime des passions » (p. 19). Ce geste simple le marque à jamais, fixant dans son esprit le pouvoir des livres. Comme si cela allait de soi, il parle de ses premiers écrivains : Robert Bruce, la comtesse de Ségur, Kipling, Dumas, Stevenson, Zweig, D.H. Lawrence, etc.

"Un chasseur solitaire" relate ses habitudes d’écrire des douze dernières années et raconte qui furent les maîtres de sa pensée littéraire. Dix pages sont ensuite consacrées à Magloire Saint-Aude (1912-1971) avant de scruter les années 1950-1960 lesquelles mènent au "pivot fatal sur lequel le destin fin tourner ses gonds de ténèbres et de lumières". Je m’arrête devant Graham Greene à Port-au-Prince et son dandysme raffiné. (p. 61)

Les années 1970-1980 suivent dont le récit de la dernière nuit à Port-au-Prince et du matin de son départ de la terre natale. Cela se résume par la mort de son ami Gasser Raymond; l’attitude de Marie Nelson, sa mère; la route vers l’aéroport; etc. Dès lors, « Le confort, selon moi, c’est toute ville où ma vie n’est pas menacée à chaque coin de rue. » (p. 93)

Le voilà à Montréal PQ et ses premières découvertes. Un « soir de cafard, je suis entré dans ce club de jazz. Nina Simone remplaçait Big Mama Thornton sur la minuscule [et mythique] scène du Rising Sun. Doudou Boicel m’a tout de suite pris sous son aile. » Doudou lui apprend qu’ici l’été, c’est le temps de trouver une compagne pour les froides nuits de l’hiver, car, pour ceux venus du Sud, le choc thermique est brutal. Boicel lui conseille d’écrire et lui prête la Remington 22, cette machine à écrire sur laquelle le jeune exilé tapera comme un dératé son premier roman. Prenez le temps de scruter les dessins qui accompagnent ce passage. (p. 105-109)

Une phrase inoubliable retient mon attention : « Ma mémoire est en Haïti et mon corps est ici dans cette pièce où je joue ma tête en tentant de devenir un romancier. » (p. 124) Il suggère que « L’époque est ainsi nous rêvons tous de gloire avant même de terminer un premier roman… Le goût de la célébrité a toujours existé… Au fait je crois fermement que je n’aurais jamais entrepris cette aventure si je n’avais pu m’établir ici. La différence avec ces jeunes gens, c’est que j’ai écrit pour me sortir de ce trou minable et tenter de me rendre jusqu’à ces bungalows qu’ils venaient de quitter.» (p. 137)

Dany Laferrière a-t-il toujours la même opinion sur le joual, c’est-à-dire une forme de créolisation de la langue de Molière? « La guerre linguistique fait rage [écrit en vert] sur la planète », particulièrement au Québec où le français est menacé par l’omniprésence de l’anglais. Pour le narrateur, le français c’est la langue du colonisateur d’Haïti et l’anglais, celui de son pays d’adoption. « Je choisis l’Américain. Je décidai d’écrire mon premier livre suivant la leçon d’Hemingway. Dans un style direct, sans fioritures où l’émotion est à peine perceptible à l’œil nu. Et de placer l’histoire dans un contexte nord-américain : une guerre raciale dont le nerf est le sexe. Ici le sexe se fait sans sentiment. » (p. 219)

New York est un passage obligé. Le père de D.L., ancien maire de Port-au-Prince, s’y est exilé, laissant une plaie béante au sein de la vie familiale. Après ce bref séjour, voici trois de ses auteurs préférés : Baldwin, Bukowski et surtout Borges dont il dit que : « Sa patrie, c’est la bibliothèque, cette capitale des mondes imaginaires. » (p. 233) Plus loin, il ajoute : « Pourtant, je crois fermement qu’aucun esprit dans ce siècle, même Valéry, ne lui arrive à la cheville. Je dis bien "esprit" car je ne pense pas que Borges soit un trait bon poète ni même un pur créateur. C’est un recycleur de génie. Un peu comme Malraux avec moins de fougue et plus de grâce. » (p. 237)

Est-il un écrivain antillais? Il écrit être « vraiment fatigué de tous ces concepts (métissage, antillanité, créolité, francophonie) qui ne font qu’éloigner l’écrivain de sa fonction première : faire surgir au bout de ses doigts par la magie de l’écriture la fleur de l’émotion. » Reliant les eaux des Antilles à celles du golfe du Mexique, il considère venir du continent américain – rappelant que l’Amérique n’est pas le seul apanage des États-Unis – et ainsi être un homme du Nouveau-Monde. (p. 258)

On croise ensuite quatre écrivains états-uniens l’ayant marqué – Salinger, Leibovitz, Mailer et Capote. Ici encore, j’insiste sur l’équilibre entre les mots, les dessins et les couleurs qui, en une soixantaine de pages, nous font littéralement entrer dans leur univers de chacun. Il s’agit là d’une séquence remarquable dans son entièreté.

Qui ne connaît pas l’œuvre picturale d’Edward Hopper et l’American Art? Pour D.L., Hopper est dans l’ombre de son œuvre, alors qu’Hemingway est un personnage digne de la plume de James Joyce. D’un art à l’autre, il relève treize mythes de la "mythologie urbaine dans le cinéma américain" dont : temps, genre, voiture, restaurant, argent, star, livre, sauce de spaghetti, bar chapeau, station-service, verre de whisky et Oscar.

Le passage intitulé "Guyane" s’ouvre sur une forêt verte et luxuriante. On y rencontre les écrivains Guy Debord, Félix Éboué, Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire et Léopold Senghor. Passant par "Mexico", D.L. présente Diego Rivera et sa compagne Frida Kahlo. Puis, direction "Vers le Sud", cette Amérique incertaine où le romancier dessinateur s’intéresse aux sensations de voir et d’entendre. Je retiens que «Les tableaux les plus connus sont les plus mal vus » (p. 347), une remarque tirée d’On y voit rien – Description un essai de Daniel Arasse qui m’a rappelé ces visiteurs de musée qui mitraillent les œuvres avec leur téléphone oubliant qu’ils ne le reverront peut-être jamais.

Direction Brésil. À São Paulo, il rencontre Diva Damato qui s’efforce depuis 50 ans de faire des produits culturels autrement oubliés, sinon « la planète serait un immense McDonald’s de la culture où l’on mangerait toujours le même hamburger. » (p. 363) À "Buenos Aires avec ou sans Borges", l’écrivain Laferrière est l’invité d’Alberto Manguel, un ami Borges.

Je ne suis pas étonné que, parmi les dernières pages du livre, on trouve "L’exil de ma mère". Elles sont faites d’une dizaine de cases, chacune illustrant un aspect de la vie de cette femme qui semble traverser son existence sur un fil de fer, attentive aux secousses de l’air du temps. L’époux et le fils partis, « celui qui reste vit l’exil plus durement que celui qui part ». Souvenirs des oranges qu’elle lui apportait; des appels de son père en exil; des photos de son enfance où règnent celles de son père; d’une lettre à sa sœur, vivant toujours à Port-au-Prince, qui a prénommé son fils « Dany afin de retrouver notre enfance »; de la grande armoire dans laquelle se trouve toute la vie de sa mère; du départ vers l’exil et cette attitude où « Je ne m’intéresse qu’aux détails et les plus minimes sont les plus précieux »; des livres de sa bibliothèque haïtienne, ceux d’une autre époque que sa mère lui acheminent un à la fois comme une résurgence du passé du temps et de l’espace; et enfin l’absence plurielle pour sa mère : « J’imagine ma mère tourner dos à la réalité pour s’enfoncer dans le rêve. »

Dany Laferrière a souvent écrit qu’il aimait lire dans son bain. Je vous déconseille de lire L’exil vaut le voyage de cette façon, car, à cause de son format, le livre se laisse plus facilement manipuler sur un plan fixe. Il y a aussi la lecture au lit si j’en crois une photo promotionnelle où on voit Dany Laferrière en train de dessiner dans cette position. Peu importe la position adoptée, une chose est certaine : vous passerez des heures à voyager dans les univers de l’Académicien, un exil volontaire, mais provisoire. 

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