mercredi 29 janvier 2020

Jean Royer
L’autre parole, L'arbre du veilleur IV, poèmes didactiques
Montréal, Noroît, coll. « Chemins de traverse », Montréal, 2019, 192 p., 30 $ (imprimé), 15,99 $ (numérique).

Le veilleur s’en est allé

Le 4 juillet dernier décédait l’écrivain Jean Royer, mon ami qui m’a appris que la poésie était d’abord un mode de vie. Ses livres me permettent de conserver sa présence au sein de celles et ceux que je nomme affectueusement mes amis littéraires. Un petit cercle, un tout petit cercle vieillissant.



Quelques mois avant son départ, Jean avait remis à Paul Bélanger, son ami éditeur, le tapuscrit du quatrième tome de « L’arbre du veilleur », L’autre parole : poèmes didactiques. Cette suite est son legs, sous forme d’un vaste panorama de la poésie francophone, un hommage à leurs autrices et auteurs dont il nous encourage à visiter les œuvres.
Je me souviens très bien du jour où Jean m’a tendu le plan de travail de ce qui allait devenir les trois essais de « L’arbre du veilleur » – le livre éponyme, puis La voix antérieure, paysages et poétiques, et La fêlure, la quête : notes sur la poésie. Le décès de Micheline La France, sa compagne de longue date, a ravivé son insatiable besoin d’écouter les voix féminines de la poésie. Cela donna lieu à la publication de Femmes et littérature: entretiens sur la création (Bq, 2017), des entretiens qui « veulent décrire l’évolution de l’approche des femmes dans leur acte de création littéraire. »
Cet élan s’est poursuivi et devenu L’autre parole. « Cet essai peut être lu comme une ode à la vie et à l’histoire littéraire, à "l’autre parole", celle de la poésie québécoise actuelle, particulièrement celle des femmes poètes et de leurs thématiques. Le poème didactique est ici une dilecture (dilection et lecture, hommage sensible aux voix poétiques qui ont compté), selon la définition du poète belge Guy Goffette : la mise en abyme d’une œuvre qu’on admire, par citations, descriptions, aspects particuliers ou essais de synthèse de l’œuvre. Jean Royer y aborde aussi le poétique en général et la mélancolie, thème fondateur des cultures, concluant avec "l’élan d’écrire" et un regard sur l’héritage de la modernité. Cet essai personnel, didactique et ludique à la fois, dédié à différents aspects et visages de la poésie, compose le 4e volume du cycle de "L’arbre du veilleur" ».
Cette synthèse de l’essai ne doit pas faire craindre d’y entrer, Jean Royer ayant toujours été un rassembleur. C’est d’ailleurs pourquoi il a choisi la forme du poème didactique qui « a pour mission d’éclairer notre regard vers les choses et de questionner notre destin. » Cela se traduit par un ouvrage dont les poèmes des cinq premiers segments, identifiés ou non comme étant tirés d’un recueil, relient entre eux des vers, parfois en prose, les voix d’écrivaines se faisant écho, devenant ainsi poème dans le poème comme l’histoire dans l’histoire d’une prose narrative, une mise en abyme.
Le lecteur s’adapte rapidement à cette poésie où les voix de femmes abordent des sujets ou des thèmes qui leur sont propres. Cela rappelle Anne Hébert qui, lors d’un entretien avec Jean Royer en 1982, annonçait comme un présage : « … je crois que l’on vit une époque où la femme certainement devient plus consciente de ce qu’elle veut ou désire, plus consciente même de sa forme dans l’univers. »
La première partie de l’essai emprunte le titre de l’ouvrage, « l’autre parole », et leur donne préséance sur tout autre discours. Il y a « le retour », « l’autre parole », « du poétique », « de la mélancolie » et « de l’élan d’écrire ». Si on a souvent écrit que la présence des femmes en littérature, en poésie particulièrement, a trop longtemps été soulignée par des hommes, l’essayiste est d’abord ici le veilleur et le passeur, expression très chère à Jean Royer, de leur parole « la plus haute flamme ». Dans cet écheveau de poésies au féminin, il y a tant et tant à retenir, mais, la voix de l’aimée en-allée se fait entendre, empruntant, entre autres, les images de Suzanne Biron : « Et mon amour, au plus fort de la mort, sera une présence douce, une amie, une aide pour la suite de ta vie. »
Avant de tourner la page de la première partie du livre, ce texte de Nicole Brossard retient toute mon attention : « Écrire c’est exister… c’est cette circulation entre soi et le monde, qui constitue la vie intérieure, elle-même source de création tel un streaming de la conscience la rapprochant d’un goût de la création. [qui] se situe exactement où le sens s’inquiète. »
La seconde partie du livre propose vingt tableaux d’écrivaines et d’écrivains, ainsi que trois poèmes originaux de Jean Royer, sous le thème « L’héritage ». En ouverture, « Prélude ou fugue » donne, en trois temps, la perspective de la visite à laquelle nous sommes conviés.
Ton poème un legs
de l’utopie du langage
dans un esprit de recherche
invente ses arcanes
– prélude ou fugue
le poème pour le poème –
Qui sont celles et ceux qui reçoivent une ultime salutation ou une nouvelle reconnaissance au ton aussi poétique que les invités de l’auteur? De vieux écrivains français incontournables pour celui qui, comme celles et ceux de sa génération, est entré en littérature, puis en poésie par la seule avenue, celle des Champs Élysées d’une autre époque : Rimbaud, Apollinaire, Christine de Pisan, Marceline Desbordes.
Puis, ces femmes et ces hommes de chez nous qui ont marqué leur époque et dont Jean Royer a partagé les œuvres à l’occasion d’entretiens ou dans son incontournable « Introduction à la poésie québécoise » : Anne Hébert, Michèle Lalonde, Josée Yvon, Marie Uguay, Louise Marois, Roxane Desjardins, France Théoret, Roland Giguère, Paul Beaulieu, Gaston Miron et Gilles Vigneault.
L’essayiste ouvre la porte grande à l’univers innu des poétesses Joséphine Bacon et Natascha Canapé Fontaine et du poète Pierrot Ross-Tremblay, innu lui aussi. Mains tendues, réconciliation attendue pour de bon par les mots et les images qu’elles érigent d’un recueil à l’autre comme pour baliser le temps qui leur a été volé et qu’elles, comme lui, mettent en perspective de la renaissance arrivée et reconnue.
Entre ces pages où Jean Royer fait l’ultime portrait des poétesses et poètes dont les œuvres l’habitent, surgit la Femme de « Silence et douleur » dont il rappelle le non-statut qui, même s’il existe maintenant, pose toujours le « Qui étiez-vous? » à laquelle il répond : « Vous étiez pourtant le rêve de toujours aux ciels de l’autre Histoire du monde ». Pour marquer d’une encre indélébile la place des poétesses qu’il affectionne, il rappelle chacune d’elles dans « L’exclusion et l’oubli », accolant à chacune le message que leurs vers évoquaient hier et évoqueront toujours.
Enfin, Jean remet son tablier de poète pour rendre un dernier hommage aux écrivaines chez qui il « découvre une autre humanité » et à sa mère, Alice Wright, dédicataire de l’essai :
– la voix de ma Mère dans ma voix
m’aura transmis le Chant de la terre
souffle de vie, la Poésie –
la terre dans la bouche des mères.
En refermant L’autre parole : poèmes didactiques, j’ai revu mon ami assis sous un arbre plus que centenaire du Square Saint-Louis qu’il aimait tant et d’où il veillait sur la Poésie, ses artisanes et artisans. À deux pas de Nelligan et de Miron, il plongeait dans un sommeil réparateur où les routes de l’éternité se dessinaient, voies ultimes vers les retrouvailles de celles et ceux qu’il a aimés, Micheline en tout premier lieu. Si vous passez par-là, recueillez-vous devant un arbre, n’importe lequel, car son esprit les habite tous.

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