mercredi 20 septembre 2023

Elsa Pépin

Le fil du vivant

Québec, Alto, coll. « Coda », 2023, 148 p., 17,95 $ (papier), 10,99 $ (numérique).

Vraie fiction ou réalité fictive

M’éloigner des livres durant la pause estivale : une pratique salutaire que j’ai toujours peine à adopter, sinon en lisant autrement. J’y suis parvenu l’été dernier en une pure dilettante qui m’a fait choisir des récits plus près des inquiétudes climatiques envahissantes et des incertitudes belliqueuses couvant dans l’air de la planète.

Je me suis ainsi approprié Le fil du vivant, réédition en format de poche du remarquable roman d’Elsa Pépin qui raconte la vie d’Iona, d’une adolescence délinquante aux engagements d’une mère, en oubliant la femme qu’elle est devenue et qu’elle n’aura pas le choix de rattraper.

La trame du récit se déroule en deux temps deux mouvements : « Les meurt-de-soif » et « Les réincarnés ». Chacun compte de sept à neuf séquences, identifiées de telle façon qu’elles sont en lien direct avec la façon de mesurer le temps, différente pour chacune. Ainsi, « Les meurt-de-soif » marque le temps d’une insouciance assumée en suggérant des nuits folles et leurs lendemains, alors que le temps de « Les réincarnés » est une question de mois, à l’exception de la sixième séquence intitulée « Dernière dernière nuit » comme un rappel du temps passé.

D’entrée de jeu, on lit le point d’ancrage de ces deux fragments d’une même vie, celle d’Iona rappelons-le, alors qu’elle nourrit l’assoiffé bébé Arthur, un « meurt-de-soif » fort différent de son aînée Joséphine dont Nils, le père, mesurait le temps entre deux boires et la durée de chacun sur un tableau Excel. Iona assume désormais cette maternité et toutes les inquiétudes qui viennent avec, entre autres les reproches qu’on lui adresse d’enfanter alors que la planète se meurt. Heureusement, elle a les encouragements de Manu, son amie de toujours; toutes deux ont connu une enfance où on faisait apprendre le piano, le ballet ou les autres activités culturelles réservées aux filles de bonne famille. C’est aussi avec Manu qu’elle a découvert les plaisirs interdits et les abus de toutes sortes les libérant de la rigueur de la discipline familiale ou artistique.

C’est ce qu’on découvre au fil des pages de « les meurt-de-soif » alors qu’Iona prend tous les détours qui lui sont offerts pour se forger une personnalité qui lui soit propre et non celle qu’on a voulu lui greffer et que son corps refusait jour après jour. Quand Nils apparut, il était d’abord un partenaire de passage, ni meilleur ni pire que les autres, juste un peu plus modéré dans sa démesure. Comme elle, il avait laissé sa famille en rejetant son mode de vie aristocratique, sans pour autant s’en dissocier.

Le cliché « sex, drug and rock and roll » fait image de cette quête d’un inconnu fantasmé qu’Iona poursuit jusqu’à ce qu’un certain Benoît abuse : « C’est ici que je découvre notre méprise. Nous pensions élargir nos limites à coups de stupéfiants, mais le souffle artificiel de la dope contracte le cœur à mesure qu’il l’ouvre… Une frontière s’est tracée entre nos destructions fictives et la destruction réelle, entre nos absences momentanées et l’accident de ce gars qui ne doit pas avoir vingt ans, qui risque de perdre la vie, avalé par le bonheur artificiel. » (118-119)

Partager les us et coutumes des « meurt-de-soif » a quelque chose d’étourdissant tellement la romancière est parvenue à nous faire vivre leurs préoccupations et leurs abus. Jamais leurs choix sont-ils jugés, mais ils nous font entrer dans l’univers de personnages fort bien décrits. Tout est une question de perceptions, le récit étant d’abord une question d’impressions, celles d’Iona, qui est aussi la narratrice.

Il en va autrement du côté des « réincarnés ». Ils nous plongent dans un marasme environnemental qui fait fuir les citadins vers la montagne au fur et à mesure que l’eau envahit les terres sans s’arrêter. Iona, Nils et leurs enfants n’ont d’autre choix que d’aller du côté du domaine familial où habitent Sophia, la sœur de Nils, et John, son époux. Habitués à l’individualisme citadin, ils sont obligés de passer à un communautarisme exigu dont le leadership, indiscutable, est assumé par Sophia. Heureusement pour Iona, Manu et son fils Milan les rejoint; ce dernier est, dans une certaine façon, le miroir des abus de jeunesse de sa mère, à la différence qu’il est devenu accro aux drogues ce que la vie communale exacerbe.

« Un autre barrage a cédé, des pannes d’électricité s’étendent sur tout le territoire, des gens dévalisent les magasins, mais je ne vois que ça, je n’ai que ça en tête : ma maison inhabitable. Où vont grandir mes enfants? Comment se construit-on, chassé de chez soi? » (149) Même si Sophia a presque tout prévu – nourriture, générateur et essence, etc. – la personnalité de chacun, autant parents qu’enfants, joue de leurs instincts et de leur grégarisme. Nils semble celui qui s’en sort le moins bien comme l’explique Iona : « La peur redoutable de ce qu’il ne domine pas, projetée sur cette tache dérobée aux mathématiques, cette part cachée du savoir que je chéris comme un fragment de mystère, ce qui me permet de croire que tout n’est pas encore fixé. » (153)

Plus le temps passe, plus les difficultés s’accroissent, plus l’individualisme prend le dessus, plus la cellule artificielle de leur vie tribale s’effrite. « Nos chicanes s’enfonçaient dans la glaise de purs duels rhétoriques. » (153) Tant et si bien qu’en fin de compte il ne reste qu’Iona, ses enfants et Manu, les autres ayant fui, chacun de façon différente. Jusqu’à quand vont-ils survivre et dans quel état? Si Iona et Manu n’ont pas de réponse quant à la durée et à la manière de résister, elles s’épaulent l’une l’autre tout en protégeant Arthur et Joséphine, les enfants.

Aurais-je lu Le fil du vivant en un autre temps, le récit n’aurait pas eu la même fulgurance qu’en cet été 2023, alors que feux de forêt et canicules extrêmes sévissent un peu partout. Surtout que la plume d’Elsa Pépin décompose l’état d’esprit et la réaction de ses personnages qui animent la trame qui, elle, les repousse dans leurs derniers retranchements et leurs instincts primitifs.

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