mercredi 24 août 2022

Aki Shimazaki,

No-no-yuri

Arles, 2022, 176 p., 28,95 $.

Le monde selon Kyôko Niré

Observez l’univers narratif d’Aki Shimazaki et vous y trouverez des personnages et des décors tout en nuance comme des aquarelles dont l’artiste a volontairement laissé les couleurs se répandre l’une dans l’autre, se fusionnant ainsi en une harmonie totalisante. Cette façon de faire se répète d’une pentalogie à l’autre – « Le poids des secrets », « Au cœur du Yamato » et « L’ombre du chardon » – soit quinze romans parus entre 1999 à 2019.

L’autrice a entrepris une quatrième suite avec Suzuran (2020) et Sémi (2021). Le premier récit gravite autour de Anzu, une trentenaire qui semble imperméable à la cruauté du monde; mère célibataire, elle, son fils et ses vieux parents animent de la trame. Ces derniers, Tetsuo Niré et Fujiko Kajiyama, sont au cœur de la seconde histoire alors que la maladie d’Alzheimer dégrade la santé de Fujiko, au point où ils ont dû vendre la maison familiale et s’installer dans une RPA.

La trame de No-no-yuri, ou lys des champs, se concentre autour de Kyôko Niré, l’aînée de la famille. À 35 ans, Kyôko occupe, depuis sa sortie de l’université, un diplôme de littérature en poche, le poste de secrétaire administrative de M. Smith, PDG états-unien de la succursale nippone de la Anderson, une société fabricant des maquillages et développant des produits originaux. La jeune femme a quitté la ville qui l’a vu grandir pour s’installer à Tokyo et il n’est pas question qu’elle retourne auprès de ses parents, même si ces derniers ne cessent de le lui demander, invoquant que la qualité de vie en région est meilleure pour la santé, surtout depuis l’accident nucléaire de Fukushima. Ils invoquent aussi le fait qu’elle soit toujours célibataire et lui proposent régulièrement un « miaï », une rencontre arrangée en vue d’un mariage. Kyôko reste impassible devant leurs demandes insistantes, au point où elle communique de moins en moins souvent avec eux.

Plus on découvre la personnalité de Kyôko, plus son narcissisme devient manifeste, malgré une ombre à la cage dorée qu’elle s’est fabriquée. Plusieurs des éléments qui composent le portrait de la jeune femme illustre cette espèce de vanité : son goût du grand luxe, notamment au niveau de son apparence qu’elle soigne au plus haut point en choisissant des vêtements de couturiers, un maquillage qui met en valeur sa très grande beauté naturelle, laquelle attire sur elle le regard des hommes aussi bien dans ses rencontres professionnelles que sur la rue. Bref, les « miroirs » ne sont jamais loin d’elle.

Son travail l’amène à voyager dans les capitales du monde où elle aménage toujours un moment de magasinage dans les boutiques huppées dont elle connaît toutes les adresses. Les voyages, professionnels ou personnels, font partie de son mode de vie et elle ne saurait s’en passer même au détriment de sa famille. Il en va de même pour sa vie sentimentale, car le mariage n’a jamais été un projet pour elle. Elle préfère avoir un amant, préférablement marié, qu’elle n’invite jamais chez elle, les « love-hôtels » lui convenant parfaitement. Elle supporte un partenaire pour un laps de temps, mais finit toujours par couper les ponts, surtout s’il devient insistant.

À la Anderson, tout le personnel la respecte tant pour sa personnalité qu’en raison de son poste de secrétaire administrative. Elle a l’entière confiance de M. Smith, son patron avec qui elle travaille depuis 13 ans; il ne saurait se passer d’elle aussi bien au bureau de Tokyo que dans ses voyages à l’étranger. Il y a un très grand respect entre Kyôko et lui. Elle entretient aussi une relation de confiance avec Mme K., la directrice du service du personnel.

Un jour, L., un collègue, lui apprend que M. Smith, en voyage aux États-Unis, ne reviendra pas au Japon et que son adjoint, M. Glenn – que tout le monde appelle M. Green, car il est toujours vêtu de vert –, prendra vraisemblablement la relève. Kyôko ne comprend pas de ne pas avoir été avisé, pas plus que ce soit Glenn qui prenne une responsabilité pour laquelle il n’a aucune disposition.

Mme K. la convoque pour lui confirmer cette nouvelle, ajoutant que la santé de Helen Smith, l’épouse du PDG, est en cause et que, oui, Glenn prendra le poste vacant. Du même souffle, elle lui propose de devenir son adjointe au service du personnel, car elle prévoit prendre prochainement sa retraite.

Kyôko ne sait trop quoi penser de la situation. Un jour où elle rentre après avoir visité ses parents, elle est surprise d’être interpelée à l’aéroport par M. Glenn. Ils conviennent de discuter dès l’arrivée dans la capitale nippone. Cette rencontre permet à l’une et à l’autre d’établir une relation de travail qui s’annonce harmonieuse. Lors de cette conversation, Kyôko apprend que son nouveau patron parle couramment le japonais, qu’il visite régulièrement son fils, lui qui est séparé de sa mère japonaise.

La secrétaire de direction respire mieux en espérant que les choses se tassent pour le mieux. Or, chassez le naturel et il revient au galop : Glenn, alias Green, devient de plus en plus entreprenant avec sa secrétaire. Le « shanaï-ren’aï » – l’amour entre employés d’une même entreprise – n’étant pas interdit chez Anderson, cette relation ne doit jamais interférer dans le travail, Kyôko condescend à être la maîtresse de son patron. Dès ce moment, les choses vont de mal en pis tant pour elle que pour la compagnie Anderson. Aki Shimazaki démontre à nouveau son talent de décrire des situations humaines complexes et de trouver des solutions inventives.

Je ne serai pas un divulgâcheur et je tairai comment l’autrice résout les divers nœuds gordiens qui se sont attachés au fur et à mesure du récit que nous fait Kyôko Niré. Je me permets d’évoquer un dénouement heureux pour le personnage central, car, suite à une conversation avec sa sœur Anzu dont le très grand sérieux l’étonnera, elle comprendra pourquoi elle tient tant à son autonomie dont le célibat en le point d’ancrage.

Aki Shimazaki n’a pas fini de nous ravir grâce à ses miniatures qui nous donnent à observer la vie d’une autre culture en mettant en scène des personnages aux valeurs basiques essentiellement humanistes. Ici, Kyôko Niré donne l’impression d’un narcissisme démesuré jusqu’à ce que l’on en comprenne l’origine et que son fonds culturel naturel émerge.

Une remarque en terminant. Celles et ceux qui ont lu les deux premiers romans de cette suite seront peut-être surpris que Tetsuo Niré et Fujiko Kajiyama, les parents de la narratrice, habitent toujours la maison familiale alors qu’ils ont déjà gagné un RPA dans Sémi, la santé de Fujiko s’étant détériorée.

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