mercredi 17 juin 2020

Marie-Ève Lacasse
Autobiographie de l’étranger
Montréal, Flammarion Québec, 2020, 184 p., 26,95 $ (papier), 19,99 $.

Quête d’identité ou image de soi

Marie-Ève Lacasse fait paraître son quatrième roman dont le titre souligne, à l’encre rouge, son projet d’écriture : Autobiographie de l’étranger. Était-ce simplement l’intitulé d’un livre ou l’autrice propose-t-elle un album d’images choisies de son existence? Et ce mot « étranger », fait-il référence à un pays lointain ou à la difficulté à se reconnaître soi-même?



Relisant mes notes sur Ainsi font-elles toutes, premier roman paru en 2005 sous le pseudonyme de Clara Ness, une phrase semble annonciatrice du nouvel opus : « Au fur et à mesure que se déroule l’histoire, le caractère de chacun des personnages se nourrit de sa propre existence et de leurs rapports intellectuels et physiques. Ou comme le résume la narratrice : " Peut-être que je ne suis jamais sortie de mon adolescence. J’ai une connaissance instinctive de l’amour, mais elle se limite à une spéculation intellectuelle, plus ou moins issue de la littérature et d’expériences extérieures aux miennes que d’une réelle expérience du corps. "»
Puis, il y a eu Genèse de l’oubli l’année suivante. À propos du deuxième roman, j’écrivis : « Si on a parlé de la « manière Philippe Sollers », soulignant l’allure générale de son premier récit, le nouveau roman de Clara Ness me semble plus personnel dans l’écriture et plus intime dans ce qu’il raconte. »
Tous ces éléments narratifs se retrouvent dans l’autobiographie parfois polis, parfois brouillons ou encore démultipliés en se jouant du temps dont l’arrivée à Paris de la narratrice, qu’on présume être l’autrice puisqu’elle raconte sa vie réelle ou imaginée, est l’année zéro. Elle joue aussi des lieux, l’Atlantique étant le marqueur de distance entre ses deux cultures, celle de son enfance et celle de ses expériences en Hexagone.
Ce livre me fait penser à une gerbe de fleurs, un bouquet dont la composition a autant de couleurs que d’odeurs dont on ne perçoit pas toujours distinctement les parfums. Il y a bien sûr les teintes de la vie de la narratrice, comme celles qui représentent sa fillette ou Olivia sa compagne. La coloration de la morosité est appliquée à petites touches sur la vie banlieusarde de sa propre enfance et la grisaille qui lui semble couler sur la vie de couple de ses propres parents.
Ce qui noue ce bouquet, c’est l’écriture d’un roman, La Fête, qui, je crois, peut très bien être celui qu’on lit, le titre n’étant pas nécessairement en lien direct avec le propos. C’est l’autrice elle-même qui m’amène à cette conclusion : « Est-ce que les révélations de cette autobiographie ne sont pas indécentes, est-ce qu’autour des instruments de l’"aveu" il n’y a pas, comme l’écrit Foucault, l’origine du pouvoir? En me dévoilant je rends vulnérable, et maintenant que je me révèle on pourrait me détruire autant que je détruis. »
Cette mise en abyme devient en quelque sorte la ligne du temps, un temps brisé par un va-et-vient entre le présent et le passé, même antérieur. La division de la trame en 94 segments de longueur variable, certains marqués par une brisure, parfois nette parfois indistincte, du propos du discours narratif. Je me suis ainsi demandé si, parfois, l’autobiographe s’adresse à nous ou à elle-même. Tout cela est pourtant conséquent et cette coupure du fil est rattrapée plus loin dans le récit.
Lorsqu’il est question de sa fille, la narratrice semble devoir justifier sa relation hétérosexuelle alors que son éducation familiale, puis dans un collège de filles l’ont amené à faire un choix plus éclairé que spontané. Ceci interpelant cela, ses relations humaines ont tendance à être soupesées à l’aune des personnes qu’elle rencontre. Le modèle parental est bien sûr évoqué et même analysé (ou psychanalysé), car il est en lien avec la fuite du Canada de la biographe après un bref séjour en France à l’âge de 14 ans suite à un premier prix littéraire remporté. Comme d’autres l’ont écrit : tout est dans tout chez Marie-Ève Lacasse.
Cette Autobiographie de l’étranger semble marquer un virage déterminant dans la vie de l’écrivaine, un bilan de sa vie à l’aube de la quarantaine. Sévère à l’égard d’elle-même, elle n’épargne personne de son entourage sentimental. Ses parents d’abord avec qui, une maturité nouvellement acquise, elle se permet une harmonie jusque-là inconnue. Il y a aussi Olivia, sa compagne, rappelant les points d’ancrage de leur vie de couple comme leurs différences, aussi tranchés les uns que les autres.
On peut comprendre l’étranger du titre, je l’ai suggéré plus haut, comme le point d’observation d’un continent à l’autre. La narratrice est une étrangère pour ses relations françaises, mais aussi pour celles qu’elles croisent lorsqu’elle est de passage au Canada. Cela est manifeste dans la question de la langue : elle a voulu gommer à jamais le discours du français québécois pour s’affranchir d’un autre au diapason d’un temps nouveau, comme si sa langue maternelle était la tare d’une génétique post colonialiste. Si bien que lorsqu’elle est au Québec, on l’entend aussi comme une étrangère. Même sa fillette se rit d’elle quand elle ne comprend pas un mot du lexique de chez nous
C’est ce même phénomène colonialiste, inversé cette fois, lorsqu’elle s’intéresse à la politique canadienne, au génocide des Amérindiens et de la pensée américaine de Justin Trudeau; son jugement est altéré par la perception hexagonale du Canada presque inchangée depuis le mythe du bon sauvage imaginé par Jean-Jacques Rousseau au dix-huitième siècle.
Autobiographie de l’étranger n’a pas la même rigueur formelle de Peggy dans les phares (2017), une biographie inventée de la compagne discrète de Françoise Sagan. Cela se comprend, car l’autobiographie, même sous forme de roman, n’est toujours qu’une suite d’images choisies parmi les albums d’une vie, ici d’environ 40 ans. Il est ainsi rare qu’un tel livre insiste ou simplement mentionne des aspects de son existence dont l’auteur est peu ou pas fier, c’est pourtant ce que fait M.-È. Lacasse avec un certain plaisir masochiste, comme le récit de jeux qu’enfant elle a pratiqués avec des amies jusqu’à leur nubilité.
La narratrice, ou l’autrice, est un être complexe pour qui, croit-elle, seuls la littérature et l’acte d’écrire comptent. Elle s’en est fait une telle histoire qu’elle y croit toujours et ne cesse de rappeler tout au long du roman comme s’il s’agissait d’un mantra qui évoque une religion de soi, ici un doute existentiel. Cela l’empêche, en quelque sorte, de jouir de l’existence, de la relation avec sa fille (prétextant que sa mère ne fut pas un modèle), avec son amoureuse qui la quitte et ses parents qu’elle a laissés derrière et qu’elle retrouve un peu justement grâce à son enfant.
La liberté des uns cesse lorsqu’elle entrave la liberté des autres, dit-on. Il en va de même entre la réalité intrinsèque et la fiction narrative. C’est pourquoi je crois nécessaire de mettre en perspective tous les éléments retenus par l’auteur, l’autrice d’une autobiographie. Où se trouve la frontière entre Marie-Ève Lacasse et la narratrice d’Autobiographie de l’étranger? Je l’ignore et cela n’a aucune importance dans la mesure où la narration participe aux plaisirs de lire l’ouvrage. Si cet opus est moins linéaire, plus touffu que les précédentes narrations, c’est justement parce que son corpus est plus riche en rebondissements imprévisibles parce qu’appartenant à l’intime.

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