mercredi 9 octobre 2024

Lise Gauvin

Créer. Écouter. Portraits d’artistes et d’écrivain.es

Montréal, Mémoire d’encrier, coll. « Essai », 2024, 160 p., 29,95 $.

L’univers littéraire de Lise Gauvin

Cela peut sembler prétentieux de parler de l’univers d’une écrivaine à l’œuvre multiple, telle Lise Gauvin. Pourtant, ce n’est là que rendre compte de sa réalité, considérant tout ce que son travail embrasse. Ne pensons qu’à Des littératures de l’intranquillité (Karthala. 2023) où l’ensemble des littératures francophones, de ses artisanes et artisans, sont représentées.

Mme Gauvin nous revient avec Créer. Écouter. Portraits d’artistes et d’écrivain.es (Mémoire d’encrier, 2024). L’essayiste a organisé sa riche matière en deux sections : elle fait d’abord un survol de l’œuvre de la plupart des artistes et des écrivains étudiés ayant marqué leur époque; puis, elle donne à lire une part du verbatim des rencontres qu’elle a eu avec la majorité d’entre eux, tout en mettant en contexte le moment, le lieu ou le climat socioculturel de ces conversations.

À sa façon, « Lise Gauvin rend hommage aux artistes et écrivains exceptionnels qu'elle a côtoyés et qui l'ont marquée au cours de son parcours. Ses invités sont : Édouard Glissant, Jean-Paul Riopelle, Gaston Miron, Marie-Claire Blais, Assia Djebar, Anne Magnan, Anne Hébert, Joséphine Bacon. »

D’ailleurs, elle souligne qu’il « y a dans toute rencontre quelque chose d’imprévisible et de suspendu. Celles qui sont présentées dans cet ouvrage ont eu pour effet de me rendre sensible à cette pensée du tremblement que Glissant décrit comme étant l’emblème de notre modernité. Puisse cet archipel d’artistes et d’écrivains inspirer également les générations à venir. »

Situons brièvement ces gens? J.-P. Riopelle est le peintre plus grand que nature que l’on sait à qui Gauvin a consacré Chez Riopelle : visite d’atelier (l’Hexagone, 2002) dont la transcription est reprise ici. De plus, le tableau 29 de L’hommage à Rosa Luxembourg illustre la quatrième de couverture du présent livre.

La présentation de l’œuvre de Marie-Claire Blais, intitulée « L’amie prodigieuse », fait écho à Les lieux de Marie-Claire Blais (Nota bene, 2020), un ouvrage où sont réunis les diverses conversations que mesdames Blais et Gauvin ont eues à Montréal, Paris ou à Key West. La synthèse de l’ensemble de l’œuvre de la regrettée M.-C. Blais est remarquable du point de vue du chroniqueur que je suis, car ma première relation littéraire avec l’écrivaine ne fut pas un succès. Devoir enseigner Une saison dans la vie d’Emmanuel – pour des raisons administratives de l’école – n’était vraiment pas au niveau de la littéracie des élèves de 16 ou 17 ans, pas plus qu’au jeune prof de littérature que j’étais. La conséquence fut que je n’ai plus lu que quelques pages de Blais comme ce fut le cas de Réjean Ducharme pour d’autres raisons. Donc, l’analyse sommaire de l’œuvre et l’échange que propose ici Lise Gauvin m’ont « réconcilié » avec les livres de son « amie prodigieuse », au point où je me suis procuré Parcours d’un écrivain : notes américaines (Boréal compact, 2024) et entrepris sa lecture.

Édouard Glissant, « le visionnaire errant », est aussi un collègue et un ami de l’essayiste. Elle semble connaître l’ensemble des théories littéraires – concept concepts d’« antillanité », de « Tout-monde » et de « Relation » – que l’écrivain martiniquais a développées, mises en valeur et défendues tout au long de sa vie. Il est aussi le créateur du prix Carbet de la Caraïbe et du Tout-Monde, en 1989 et les rédacteurs de la revue Carbet, prix qui récompense annuellement une œuvre témoin des imaginaires et des identités en résonance. Lise Gauvin a été « recrutée en 1991 par des membres du comité de rédaction de la revue Carbet ».

Assia Djebar est une femme de lettres algérienne d’expression française dont le parcours et la carrière sont remarquables à tous points de vue, d’autant qu’ils ont été reconnus par l’Académie française dont elle fut sociétaire de juin 2005 à février 2015, au moment de son décès. « L’oralité des femmes est une oralité cahotée, comme suspendue dans un souffle entre eux silences immémoriaux. Assia Djebar a toujours été l’écouteuse, celle qui entend les voix jusque-là inaudibles pour les faire advenir au statut de parole écrite, et par là même transmise aux générations avenir… Dans la vie comme dans ses romans, Djebar était cette écouteuse toujours disponible pour participer à une rencontre afin des= discuter d’écriture et de littérature. » C’est dans le cadre de certains de ces forums que Mme Gauvin a rencontré l’Académicienne avec laquelle elle s’est ensuite entretenue. Un de leurs échanges, paru en 1996 sous le titre « Territoires des langues », est ici repris in extenso avec une intéressante mise en contexte.

Revenons au Québec, sans trop nous éloigner de la France, car parler de Gaston Miron c’est aussi parler de la mission que « l’homme rapaillé », « Miron le magnifique » s’est donné de promouvoir la littérature québécoise, devenue littérature nationale dans son discours. Le peu que je connaisse de Gauvin et de Miron me permet d’imaginer le conflit organisationnel qui pouvait parfois surgir, l’une étant hyper structuré, l’autre, un peu brouillon. J’entends leur voix discutant des choix d’écrivaines et d’écrivains devant se retrouver dans les pages d’Écrivains contemporains du Québec. Anthologie dont l’édition revue et mise à jour parut à l’Hexagone / Typo peu après le décès de Miron. Mme Gauvin n’a rien changé de leur révision, sinon d’ajouter le nom et quelques poèmes de son regretté collègue. On retrouve dans Créer. Écouter. Portraits d’artistes et d’écrivain.es l’admiration réciproque des deux littéraires et un exemple des joutes verbales qu’on peut imaginer lors de leurs discussions, la différence des personnalités et l’intelligence de chacun sont en soi des pages de littérature raisonnée.

« Joséphine Bacon est la poète autochtone la plus populaire et la plus connue au Québec aujourd’hui. Innu de Pessamit, elle est cinéaste, traductrice, interprète et parolière. Depuis son premier recueil, Bâton rouge / Tshissinuatshitakana (2009), publié en français et en innu-aimun, elle a ouvert la voie à ce type d’édition bilingue de plus en plus répandu. Par ses nombreux prix littéraires, elle a contribué à la valorisation des figures d’écrivain.e et de poète à l’intérieur des communautés autochtones. » (Maurizio Gatti, Littératures autochtones francophones du Québec, Montréal, Bq, 2024, p. 157)

Lise Gauvin intitule, avec justesse, son bref tour d’horizon de l’œuvre de Joséphine Bacon « La rapailleuse » et l’entretien, la « survivante d’un récit qu’on ne raconte pas ». L’essayiste raconte : « Je n’ai rencontré Joséphine Bacon qu'à quelques reprises mais chaque fois j’ai été éblouie par la justesse de ses propos, la qualité de sa présence et ce calme philosophe qui la distingue et qui émane d’elle malgré une démarche cahotante. Ne nous trompons pas, la tranquillité n’est qu’apparence. Joséphine Bacon a reçu un des héritages les plus lourds à porter, celui de la culture amérindienne, qu’elle préfère nommer "indienne", une culture dont on commence à peine à soupçonner l’ampleur. C’est à cet héritage qu’elle a consacré sa vie et qu’elle s’évertue à transmettre. »

Deux femmes complètent cette généalogie littéraire, l’écrivaine Anne Hébert et la mystérieuse Anne Magnan.

Est-il encore nécessaire de faire le bilan de l’œuvre pluriforme de la grande Anne Hébert? C’est possible, je vous suggère alors de lire l’article que lui consacre le dictionnaire collaboratif Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_Hébert), cela devrait vous inciter à lire l’un ou l’autre de ses livres, poèmes ou romans. Mieux, l’intégrale de son œuvre, parue aux Presses de l’Université de Montréal, sous la direction de Nathalie Watteyne, fondatrice du Centre Anne Hébert de l’Université de Sherbrooke.

La rencontre de l’essayiste et de l’écrivaine est chaleureuse; leur conversation reflète à mon avis l’image douce et mystérieuse que Mme Hébert a entretenue, tout en donnant au lecteur une occasion de plus d’apprécier aussi bien l’œuvre que l’autrice.

Je termine ce tour d’horizon avec ce curieux personnage que Mme Gauvin a choisi de présenter : Anne Magnan. « J’ai rencontré Anne par hasard, un jour qu’on m’avait invitée à participer à une émission de radio à propos de la francophonie d’Amérique. On m’avait alors offert en prime le nom d’une aïeule, Anne Magnan. Elle m’a tout de suite émue. Ses quinze ans. Son origine parisienne. Sa traversée. Son destin. Tout cela si lointain et si proche à la fois. Je désirai la connaître. Mettre mes pas dans les siens. D’elle je savais peu de choses. Tout au plus son nom, son âge, son arrivée en 1165 et son statut de "Fille du roi". Ce qu’on a dit et médit à propos de ces femmes m’intriguait. »

Les onze pages que l’essayiste consacre à la jeune femme sont à la fois historiquement factuelles et le fruit de son talent d’écrivaine. Ces pages sont parmi celles que j’ai préférées, car elles sont l’occasion de rappeler l’importance historique des "Fille du roi" dont a trop longtemps terni la réputation, ce que des historiens contemporains ont rétablie dont Yves Landry, Johannais d’origine, entre autres dans son livre Les Filles du roi au XVIIe siècle (Bibliothèque québécoise, 2013).

Retenons ceci : « Comme les Filles du roi étaient majoritairement "francisantes", leur présence contribua à l’unification de la langue qui se produisait en Nouvelle-France beaucoup plus tôt que dans la métropole où les patois étaient toujours prédominants… Il est en effet attesté que l’unification du français s’est opérée en Nouvelle-France bien avant son institution comme langue commune en France, ainsi que le démontre l’enquête effectuée par l’abbé Grégoire au XVIIIe siècle qui conclut dans son rapport, en 1794, que sur vingt-huit millions d’habitants, douze millions ne connaissent pas le français et trois millions seulement le parlent correctement. »

En conclusion, je suis d’avis que l’essayiste Gauvin fait, avec ce nième livre, une œuvre pédagogique tant par l’intelligence de ses analyses des créations artistiques de ces remarquables écrivains.es, que par les échanges qu’elle a eus avec eux, dont le verbatim nous fait entrer dans leur intimité littéraire. « Qu’y a-t-il de commun entre ces êtres qui ont ainsi suscité mon admiration? Précisément cela, leur capacité d’admirer, leur qualité d’écoute, leur façon de favoriser autour d’eux une atmosphère propice à la création et la générosité de leur accueil. »

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